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"Voyelles" d’Arthur Rimbaud, virgules et points-virgules 

mercredi 30 septembre 2009, par André Guyaux

Nous connaissons deux versions manuscrites du sonnet des Voyelles, un autographe conservé depuis 1982 à la Bibliothèque de Charleville et une copie par Verlaine qui figure parmi d’autres transcriptions de la même main, dans ce que l’on appelle parfois le dossier Verlaine, conservé à la Bibliothèque nationale. Le titre, d’une version à l’autre, n’est pas le même : Voyelles, sans article, sous la plume de Rimbaud, qui marque l’arrêt du titre par un point ; Les Voyelles, avec l’article, dans la copie de Verlaine, où le titre est souligné d’un trait court. De la correction du vers 5, au début du second quatrain, où le mot frissons est biffé et remplacé par candeurs, sur le manuscrit autographe, alors que le manuscrit de Verlaine donne encore le mot frissons (correction inspirée par le souci d’éviter la répétition du mot frissons, qui revient au vers 6 : « frissons d’ombelles »), on peut déduire que le texte de la version autographe est postérieur au texte dont Verlaine s’est servi, ou dont il s’est souvenu. La probable antériorité du texte selon la transcription de Verlaine est une raison supplémentaire de préférer le manuscrit autographe, qui fait donc doublement autorité : il est de la main de l’auteur et fournit la version connue la plus récente du sonnet.
En regardant de plus près, d’autres différences significatives apparaissent entre les deux versions. La copie de Verlaine n’est pas ponctuée de la même manière : le second vers s’achève sur un point, et non sur deux points ; l’avant-dernier sur des points de suspension, et non sur deux points. Rimbaud a préféré le signe didactique, qui présente l’énumération avant qu’elle se déroule (au vers 2) ou qui annonce la définition du O telle que l’exprime, en une formule invocative, le dernier vers. Le point d’exclamation final est en fait, pratiquement la seule ponctuation conforme d’une version à l’autre, avec les deux points qui, au premier vers, précèdent le mot voyelles, et quelques virgules de fin de vers. La ponctuation autographe est à la fois plus subtile et plus rigoureuse : chaque énoncé illustrant la couleur de chaque lettre est séparé par un point-virgule : après le A du début, toute apparition d’une autre lettre dans le développement du poème : E, I, U, O, est précédée du même point-virgule. Aux moments correspondants, la copie de Verlaine met soit la virgule, avant le I, avant le U, soit le point, avant le E et avant le O, pour des raisons, dans le cas du point, qui se conforment plus à la logique du vers qu’à celle de l’énumération : le point avant le O correspond à la fermeture d’une strophe ; le point avant le E, qui, dans ce seul cas, ne coïncide pas avec l’arrêt de fin de vers, substitue en quelque sorte, une fin à une autre — fin de vers, fin de phrase.

Verlaine, lorsqu’il publie le sonnet des Voyelles, dans le numéro du 5-12 octobre 1883 de Lutèce, et lorsqu’il le réédite dans le fascicule sur Rimbaud des Hommes d’aujourd’hui, en 1888, dans l’édition Vanier des Poésies complètes en 1895, et dans son article d’octobre 1895 de la revue anglaise The Sonate, se réfère à une probable troisième version, qui se distingue des deux autres par la ponctuation du premier vers : une virgule, avant le mot « voyelles », au lieu des deux points des deux versions manuscrites.
Le premier vers offre trois ponctuations distinctes selon les versions. Celle du manuscrit autographe :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

Celle de la copie de Verlaine :

A, noir ; E, blanc ; I, rouge, U vert ; O bleu : voyelles,

où la virgule qui manque entre « U » et « vert » paraît avoir été omise par inadvertance. Et la version imprimée par Verlaine, à quatre reprises :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,

Cette version est plus proche du manuscrit autographe : candeur, au vers 5 , un point-virgule devant le E, au vers, majuscule à « Ses Yeux ». L’énumération du premier vers offre une ponctuation analogue à celle de l’autographe, alors que la copie de Verlaine place une virgule entre la lettre et la couleur : « A, noir », et sépare chaque module lettre-couleur du suivant par un point-virgule : « A, noir ; E, blanc […] »,
La copie manuscrite de Verlaine, comparée l’autographe, engage une autre interprétation du sonnet. Les Voyelles, ce n’est pas la même chose que Voyelles, et la majuscule des deux derniers mots dans la version autographe : « de Ses Yeux » suggère une amplitude du regard que la transcription de Verlaine semble réduire ou ramener à une banale attribution : « ses yeux », ce sont les yeux de quelqu’un ; « Ses Yeux », c’est le regard de l’infini, celui qu’habitent les « Silences », les « Mondes » et les « Anges » et que symbolise « l’Oméga ». Si Verlaine, chaque fois qu’il recourt à la formule invocatrice O, n’omettait le circonflexe, on penserait qu’il fait figurer la lettre O, synonyme d’Oméga, en tête du dernier vers, là où Rimbaud, plus soucieux de ce type de précision graphique, n’oublie pas d’accentuer le Ô de l’invocation pour le distinguer de la lettre O, la dernière de son alphabet :

O, suprême clairon […]
[…]
— Ô l’Oméga […]

Que penser du premier vers, tel que la transcrit et l’interprète Verlaine ? Chaque lettre, séparée par une virgule de la couleur qui lui est attribuée, forme avec elle une petite proposition nominale. La virgule n’implique pas seulement un arrêt, elle sépare syntaxiquement la lettre de la couleur, alors que la version autographe plus fluide, plus simple, plus conforme à un principe énumératif, présente chaque couple voyelle-couleur comme s’il était donné d’avance. Les voyelles selon la version autographe semblent livrées au poète avec leur couleur ; les voyelles selon la copie de Verlaine surgissent de la mémoire scolaire pour que le poète leur attribue une couleur.
Sans doute faut-il se garder de la surinterprétation d’un détail, mais la cohérence est là, dans chacune des deux versions, pour donner un sens qui n’est pas exactement le même au même vers selon qu’il adopte l’une ou l’autre ponctuation. Dans l’autographe, la couleur est si bien soudée à la lettre que l’espace se réduit et que dans le cas du « I rouge » en particulier, le couple lettre-couleur semble former un seul mot en deux syllabes : « Irouge ». L’idée, celle de joindre au plus près la lettre et la couleur, apparaît à l’œil. Au contraire, la ponctuation qu’adopte Verlaine sépare la lettre et la couleur. Il s’agit certes dans les deux cas d’une forme d’apposition, mais qui se rapproche de l’attribut avec omission du verbe dans la transcription de Verlaine, du mot-valise ou de la métaphore elliptique dans la version de Rimbaud.

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