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Sons palliatifs 

mardi 7 mai 2024, par Yann Leblanc

Il s’éloignait de l’hôpital avec sa démarche lourde et lente, son instrument sur le dos. Il faisait déjà nuit, le vent soufflait, charriant indifféremment feuilles mortes, détritus et poussière. Derrière lui le bâtiment n’était plus qu’une grande masse sombre, éclairée çà et là de l’intérieur. Devant, avec les décorations de noël déjà installées, le boulevard n’était que scintillement, enchevêtrement de lumières.

Il avait beaucoup appris aujourd’hui. Ressenti sa musique comme rarement auparavant, comme jamais en fait. Il l’avait vue s’élever entre lui et les patients. Dans plusieurs chambres, alors que l’archet se déplaçait sur les cordes, il avait VU la musique s’élever comme une brume, imprégner les choses et les êtres, leur conférer le parfum de ses notes jusqu’à… jusqu’à quoi au juste ?

Il marchait plus lentement encore que d’habitude, les mains dans les poches, le manteau boutonné par-dessus son écharpe. Il marchait et parfois un souffle de musique, un air joué dans l’après-midi s’échappait de ses lèvres pour se mêler au vent. Au début il s’était senti comme un intrus, un peu gêné de se retrouver là : service d’oncologie et soins palliatifs, en train de traverser ce long couloir où l’on devinait, à travers les portes entrouvertes, des corps diminués, peut-être bientôt réduits au silence. La hantise de tout musicien : un silence de mort. Mais les gens l’avaient accueilli simplement, avec bienveillance, comme s’ils l’avaient reçu chez eux et non dans une chambre d’hôpital exiguë. Cette hospitalité l’avait surpris : une dame lui avait proposé une part de gâteau, une jeune femme lui avait demandé : « je vous sers un café ou quelque chose ? ». Il s’était attendu à trouver la mort tapie dans chaque recoin, mais c’était la vie qu’il avait vue partout, là, au chevet de ces personnes souffrantes, jouant comme jamais. Quelques personnes qui, sans nécessairement connaître les pièces, les compositeurs, l’époque, avaient perçu la musique plus intensément que dans bien des salles où il s’était produit. Chaque frottement de l’archet sur les cordes, chaque vibration émise dans l’intimité de ces chambres, comme une respiration de plus volée à la mort, un surcroît de souffle avant l’expiration. Et à la fin des morceaux, après s’être figé un moment pour laisser les sons en suspens résonner quelques instants encore, en relevant la tête il avait vu les personnes applaudir doucement dans leur lit de malades. Lumière au fond des regards.

Il sortit les mains de ses poches, les regarda quelques instants. Des mains un peu potelées, de gros doigts qui pouvaient paraître malhabiles mais se déplaçaient avec virtuosité sur les cordes du violoncelle. Il sourit, souffla dessus pour les réchauffer. Se demanda comment il allait décrire tout cela aux autres membres de l’orchestre. Quels mots employer pour évoquer, par exemple, cet empressement avec lequel une jeune femme lui avait demandé de jouer tel ou tel compositeur ?

— Vous connaissez euh... Paganini ?
— Ah oui, oui je connais, mais il a composé pour des violons plutôt.
— et... Chopin ? Vous savez jouer Chopin ?
— Eh bien… c’est-à-dire que vous voyez, Chopin a plutôt écrit pour le piano alors...
— Pardon oui… et… et… vous connaissez des mélodies traditionnelles arméniennes, pour noël par exemple ?

Comme alternative, il lui avait joué le prélude de la suite N°1 de Bach. Elle avait écouté les yeux fermés, assise au bord du lit, se tenant bien droite pour laisser circuler en elle ces sonorités profondes et graves, ces envolées douces-amères. Une course éperdue après l’insaisissable.

Il marchait maintenant de son pas lourd sur le boulevard orné de traîneaux, de guirlandes et d’étoiles. Fatigué, vidé, mais certain d’une chose : il était musicien.

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