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Albania, Albania ! (IV. de Mostar à Paris) 

À Aslı Erdoğan, encore enfermée entre les frontières de Turquie

jeudi 24 août 2017, par Tieri Briet

Ne pleure pas sur la Grèce, — quand on croit qu’elle va fléchir,
le couteau contre l’os et la corde au cou,

La voici de nouveau qui s’élance, impétueuse et sauvage,
pour harponner la bête avec le trident du soleil.

Yannis Ritsos, Symphonie du printemps [1]


Albania, Albania ! I. d’Arles à Bari
Albania, Albania ! II. de Durrës à Tirana
Albania, Albania ! III. de Dubrovnik à Sarajevo
Albania, Albania ! V. Épilogue


IV.


Mostar, le « dimanche » 13 août 2017


La première fois que j’ai pu lire un livre de Velibor Čolić, c’était un court récit qui racontait la vie de peintre d’Amedeo Modigliani. Un cadeau de ma mère, qui savait à quel point j’aimais la peinture de ce pauvre Amedeo. En lisant La Vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amedeo Modigliani, j’avais appris que ce héros de la vie de bohème récitait les vers de Dante à voix haute, dans les cafés de Montparnasse ou de Montmartre. J’aimais l’idée qu’un peintre avait besoin de poésie pour avancer dans son travail. Le manque de la langue maternelle lui rappelait trop violemment sa condition d’exilé à Paris. Et l’écrivain qui me racontait cette histoire venait lui-même de fuir l’ancienne Yougoslavie, il apprenait à parler et à écrire dans ma langue, comme Tzara ou Gerashim Luca avant lui. Je trouvais ça héroïque. Je veux dire que toute ma vie, les écrivains transfuges m’ont fasciné. Que ce soit Nabokov, Kundera ou Tabucchi, à mes yeux ils furent avant tout d’étranges miraculés, des monstruosités linguistiques qui avaient commencé leur œuvre dans une langue pour la continuer dans une autre, transformant leur exil en victoire absolue. Le carcan des frontières que sont aussi les langues était défait une fois pour toutes. Leurs romans étaient la preuve littéraire que les langues ne sont plus l’inépuisable trésor des nationalistes, mais qu’elles peuvent accueillir l’étranger en lui faisant une petite place. Pour qu’il écrive des livres à sa manière, avec son vieil accent d’exilé et sa nostalgie de l’enfance. « J’écris dans les deux langues, explique Čolić, le français et le serbo-croate. Mais il me semble que maintenant j’ai un accent, même en écrivant. C’est ainsi. Ma frontière, c’est la langue ; mon exil, c’est mon accent. J’habite mon accent en France depuis vingt-cinq ans. Toute une vie, en fait. Et je me sens bien, tellement bien qu’il m’arrive souvent de penser : tiens, je suis français. »

Cet hiver, dans un café-librairie de Douarnenez, j’ai rencontré la compagne de Velibor Čolić, la belle Bilor Bilor. Elle était venue lire des textes d’Aslı Erdoğan, à la fin d’une soirée chaleureuse où nous avions pu établir une liaison vidéo avec Zehra Doğan, jeune journaliste kurde qui venait de sortir de prison, et qui vient d’y retourner, puisqu’elle est Kurde, journaliste et féministe en Turquie carcérale. Bilor Bilor est un nom de scène, pour chanter les poèmes de Césaire et Glissant. Je m’étais dit, je m’en souviens, qu’entre Bilor et Velibor la poésie avait sûrement servi de trait d’union, et qu’ils avaient aussi beaucoup de chance de s’être trouvés tous les deux à travers tant de frontières, avec leurs deux prénoms en forme de rimes. Le même hiver, dans la libraire de Laurent Baudry à Morlaix, j’avais trouvé le premier livre de Velibor Čolić. Il rassemblait ses textes de guerre, les récits du grand malheur que Mireille Robin avait traduits en français.

Dans un texte que Le Monde a publié cette semaine [2], Čolić raconte ce passage d’une langue à l’autre. Et comme il sait raconter une histoire, son apprentissage nous enseigne quelque chose d’important : « Il faut aussi bien doser et bien décortiquer la différence entre les mots « pays » et « patrie ». Entre la langue de l’enfance et celle de l’exil. Bien comprendre aussi, et gérer au mieux, nos émotions clandestines.

Sans surprise, mon premier changement a concerné la langue. Parce qu’un réfugié ne parle pas, il vit une langue. La joie de sauver sa propre vie a vite été remplacée par la peur. Où suis-je ? Illettré et « sans voix », pauvre et sans papiers, je commençais ma quête de verticalité d’un homme debout par la langue. Pas à pas. Piège après piège. Une anecdote après l’autre. Au départ, j’avais probablement un petit avantage. Je suis un étranger « européen », invisible. Je suis étranger juste de par mon incapacité de parler la belle langue française. Réduit, anéanti, retourné dans l’illettrisme. Et c’était effroyable. Un homme qui ne dit jamais rien, qui ne sait rien, et qui est pauvre de surcroît, passe forcément pour un idiot. Un homme ombre : je prenais de la place, je me sentais insulté, inutile… 
 »

Les mots de Velibor Čolić m’avaient frappé. En traversant son pays disloqué, j’étais dans la position de l’idiot qu’il décrit, incapable de faire une phrase en bosniaque, puisque l’ancienne langue de la Yougoslavie s’était fractionnée en trois langues et en deux alphabets. Je me disais qu’en fuyant encore une fois mon pays détesté, en décidant de venir vivre et écrire à Sarajevo, je risquais bien de me perdre à l’intérieur de ce grand bordel des langues qui explosent et divorcent. Serai-je capable, un jour, de lire un poème serbo-croate si j’apprends le bosniaque d’aujourd’hui ?

« L’exil est une balance aussi », dit Velibor Čolić. « Mesurer le poids métaphysique de nos gains et de nos pertes. Comparer sans cesse. Inventer en même temps son passé et son avenir. » Et forcément, il a raison. « D’abord apprendre, puis oublier. Séparément. L’exil est bipolaire. »

Je cite ce texte du Monde parce qu’il est une aubaine. On peut y lire des phrases qui expliquent de l’intérieur ce que vivent des milliers de sans-papiers, qu’on les appelle migrants ou réfugiés. Ces phrases pourraient servir de clé pour qu’un jour, un ministre de l’Intérieur comprenne enfin de quoi il s’agit : « Accepter la géopolitique comme destin. Les gens ne vous demandent pas qui vous êtes ou comment vous allez. Mais tout simplement d’où vous venez. Je répondais parfois : « Je ne viens pas, je suis resté ici ». »

« Accepter la géopolitique comme destin. » Cette phrase a quelque chose de profondément européen. Elle est belle d’être simple et puissante. Élémentaire comme un message d’avenir. Peut-être qu’un jour, un ministre de l’Intérieur moins catastrophique que ceux qu’on voit défiler en France aura le courage de penser à cette phrase. Et d’en déduire une politique de l’immigration qui redevienne lucide, en prise avec l’histoire humaine des continents.

Je viens d’arriver à Mostar. Sur l’ancienne ligne de front, je longe des bâtiments détruits par les obus qui sont restés des ruines. Des arbres s’y déploient, enracinés dans les gravats où viennent dormir les réfugiés qui ont fui d’autres guerres plus récentes. On partage un repas puis un café qu’on fait chauffer sur les braises. J’ouvre mon ordinateur pour lire le texte de Velibor Čolić à Ali et Abû Muhammad, qui veulent passer en Croatie tous les deux, construire une vie dans la nouvelle Europe à une trentaine de kilomètres, moins d’une journée de marche : « Dire, finalement, et non sans amertume, à Paris ou à Strasbourg, à Berlin ou à Amsterdam, mais aussi à Sarajevo et à Mostar : « Non, je ne suis pas d’ici ». Parce que l’exil, c’est rarement une question de présence. C’est, presque toujours, une addition d’ombres, une histoire d’absence. » Leurs yeux brillent et sourient. Ils comprennent ce qu’a voulu dire l’écrivain. Arrivés du Mali et du Yémen, ils ont reconnu la parole et la réalité de l’exilé. Ce dont tous nos ministres de l’Intérieur n’ont pas encore été capables.





Au bord de la rivière, au nord de Mostar, le lundi 14 août 2017


Je crois que j’ai trouvé le paradis des écrivains sur la terre de Bosnie. Un lieu pour écrire au bord de la rivière, la Neretva, avec une table et un tronc d’arbre mort pour s’y asseoir, l’ombre d’un autre arbre encore en vie pour prendre le temps que les mots s’apprivoisent, vêtus d’émeraude sauvage et d’un vent qui caresse.

Dans la sacralité des rivières et le refus des grandes villes, où s’entassent les habitants et les touristes autour des magasins, dans le boucan de leurs voitures, machines, écrans des smartphones où les regards se sont rivés, dans l’hébétude de ces musiques qui leur servent de rengaines. Il suffisait de marcher vers le nord, de traverser les zones d’usines abandonnés, les cités criblées d’impacts de balles jusqu’à ce pont de béton écroulé sous les obus, dont la rivière a enseveli les gravats dans le vacarme de ses cascades.

C’est là qu’un archange a installé un jour une table de bistrot, sur les rochers qui surplombent la Neretva. C’est là que j’ai pu écrire ces deux-cent mots, en bénissant Jim Harrisson, pour avoir recueilli avant sa mort la parole d’un vieux peau rouge Ojibway : « Quand tu te balades dans l ‘arrière-pays, va où tu dois aller, et marche comme un héron ou une grue des sables. Il ne leur manque rien. »

« Pense à ton esprit comme à un lac. Renonce à la moitié de l’argent que tu gagnes si tu ne veux pas devenir une mauvaise personne. Les nuits de pleine lune, tâche de marcher aussi lentement qu’une mouette. »





Dans le train de 6h27 pour Konjic, le mardi 15 août 2017


Tu vas te réveiller tout à l’heure et en ouvrant les yeux, trouver les mots que j’avais pu t’écrire avant l’aube. Quelques bribes à l’intérieur du cahier rouge, recopiées sur l’écran en buvant des expressos face à la gare de Mostar. Le train de 6h27 pour Konjic partira du quai 2, d’où je photographie les montagnes illuminées par le soleil levant avec, au premier plan, un trou d’obus dans le ciment du grand auvent qui fait de l’ombre aux voyageurs déjà si nombreux. Les Bosniaques aiment se lever tôt, on dirait, et je sais que ton sommeil à toi est profond. Il m’évoque la vie d’une femme épuisée mais heureuse, qui a dîné la veille en écoutant un opéra de Bach, lisant les lettres que Kafka a écrites à Milena, en regardant la nuit tomber sur les toits d’une ville qu’elle n’a jamais quittée.

Je suis parti sans réveiller Dada, la vieille dame qui m’a hébergé pour la nuit. J’ai laissé un mot sur la table de sa cuisine, avec un peu d’argent et mon adresse en France, pour ses petits enfants qui voudraient tant venir voir le musée Picasso. Avec Dada, j’ai passé une soirée un peu triste, où elle m’a dit vingt fois que Trump était crazy en regardant les infos, puis raconté la mort de son fils pendant la guerre. En 1993, Ante avait pris les armes et rejoint ces milices croates qui se battaient pour la défense de Mostar. Son portrait est partout dans la maison, en treillis militaire sur les murs peints en blanc. Mort à 28 ans, les armes à la main. Vingt fois, je pense à ce roman de Velibor Čolić, Archanges, où il a raconté la violence des combats en Bosnie. Quinze ans après, c’était son premier roman écrit directement en français. Une grande claque, comme savent en donner les transfuges de la littérature quand ils passent d’une langue à une autre.

Et puis les copines de Dada ont sonné à la porte. Elles ont posé leurs chaises sur le trottoir, devant l’immeuble jamais repeint depuis la fin des années communistes. Des femmes de tous les âges avec l’envie de rire et d’oublier la canicule. Toutes ont perdu au moins un homme dans la bataille de Mostar. Un frère ou un mari, un père ou un fils. Elles me montrent les photos, éclatent de rire quand je leur raconte que Mostar m’a toujours fait un peu peur, trop violente et beaucoup trop compliquée. Elles veulent savoir de quoi parlent les histoires dans mes livres. À mon tour, je leur montre une photo que je garde entre les pages de mon cahier. Le visage de Musine Kokalari le jour de son procès à Tirana, devant les militaires venus huer l’ennemie du peuple. Je leur raconte les années de prison, la relégation jusqu’à la mort où elle a balayé la poussière dans les rues d’un village de montagne. Elles ne rient plus, insultent les communistes albanais, pire que les communistes yougoslaves.

Le muezzin vient d’appeler à la prière et j’ai encore un peu de temps pour t’écrire. J’aime les trains quand ils s’en vont avec l’aube, à l’heure où les ombres s’étendent encore le long des voies, un voile à travers la fenêtre. Hier, sur un rocher qui dominait la rivière où j’étais venu pour nager, une jeune femme avait posé son tapis. Agenouillée à l’ombre d’un grand figuier, le front posé au sol, elle priait en silence, voilée comme le sont les femmes turques. J’arriverai à Kondjic à 7h27, et j’irai marcher dans les forêts qui cernent la petite ville. Je sais qu’elles se sont repeuplées, ours et loups sont revenus, et après tant de villes j’ai besoin de forêts animales, de traces mammifères le long de la Neretva.

Hier, Nadia Roman m’a écrit pour me dire que la famille albanaise qui campait dans une rue de Nice avait obtenu une chambre d’hôtel pour la nuit, grâce au 115 que les associations avaient assailli. C’est une solution provisoire, qui permet de reprendre des forces. La veille, la mère et les deux filles étaient venues se laver chez Nadia. Je pense beaucoup à eux, dont j’ai vu les visages sur une photographie de Nice-Matin. À leur enfant autiste qui n’était pas suivie en Albanie, réfugiée médicale. À toi qui ne cesse pas d’héberger des mineurs venus des quatre coins de l’Afrique, en leur laissant les clés quand tu prends un avion ou un train, pour me retrouver à Marseille ou bien à Tirana.

Rendors-toi si tu veux mais n’oublie pas, toi aussi tu as un livre à écrire.




Au bord de la Neretva, entre Konjic et Kostajnica, le mercredi 16 août 2017


J’ai dormi près de la rivière en pensant au vieux Jim, pour essayer de chasser l’angoisse d’une solitude qui commençait à peser lourd. J’avais marché des heures en remontant le cours de la Neretva, en la traversant d’abord à gué puis sur un pont de planches, jusqu’à ces lacs d’un bleu profond où j’avais compris que je venais tout juste de débouler sur le seuil d’un second paradis. Je n’avais pas emporté le recueil des poèmes de Harrison, Théorie et pratique des rivières, pas assez de place dans mon sac mais j’en avais encore quelques bribes en mémoire, pour l’avoir appris par cœur il y a presque trois ans, en marchant au milieu des hérons et des flamants roses en Camargue.

J’avais recopié plusieurs poèmes sur du papier épais, ceux de Harrison et un poème de Bukowski, « Le Cœur riant » avec d’autres, d’Akhmatova et Mandelstam. Je me disais que ma marche serait différente, si dans ma tête j’avais leurs mots plutôt que les miens. En trois années, je n’avais pas retenu beaucoup de vers, mais au moins quelques-uns dont ceux-là, qui m’aidaient à me concentrer sur l’étendue d’étoiles au-dessus de ma tête.

J’ai décidé de ne plus rien décider,

d’assumer le masque de l’eau,

de finir ma vie déguisé en rivière,

en tourbillon, de rejoindre à la nuit

le flot ample et doux, d’absorber le ciel,

d’avaler la chaleur et le froid, la lune

et les étoiles, de m’avaler moi-même

en un flot incessant.

Et dans Le Cœur riant de Hank, ces vers qui m’avaient servi plus d’une fois de boussole, 

Ta vie c’est ta vie

Ne la laisse pas prendre des coups dans une soumission moite

Reste aux aguets
Il y a des issues
Il y a une lumière quelque part.

J’avais rendu le Balkans-Transit de Maspero et les poèmes de Sarajlič à l’Institut français, j’avais laissé le gros roman de Jean Genet chez mes amis de Sarajevo pour ne pas alourdir trop mon sac et ce soir, c’était la voix de Jim Harrison qui me tenait compagnie dans le noir. Mon feu pouvait s’éteindre, je pensais à ce que ma fille m’avait raconté de son dernier livre, qu’elle avait lu dans sa version originale. Elle avait fait un stage chez Flammarion et travaillé sur la traduction du Vieux Saltimbanque, son dernier livre, paru juste après la mort du Grizzly l’an dernier, si je me souviens bien.

Jim Harrison a toujours eu des chiens pour lui tenir compagnie et ma chance, en préparant mon festin solitaire sur un rocher au bord de l’eau, c’est d’avoir vu apparaître un jeune chien qui allait partager mes tranches de visočka pečenica, un jambon fumé que je vous recommande. Le chiot était sorti des fourrés d’un seul coup, avec son regard d’affamé et sa queue qui remuait. J’avais pris son apparition pour une aubaine et je l’avais laissé me lécher le bout des doigts, goûter à l’ajvar et s’allonger contre mes jambes en m’offrant son ventre blanc, comme si j’étais un vieil ami de la famille des chiens perdus sans colliers.

La voûte pouvait tournoyer au dessus de nous deux, j’avais reçu la chaleur d’un jeune chien pour m’endormir en paix dans le doux bruit de la rivière, et ces bribes de poèmes qui tournaient maintenant dans ma tête. Exactement dans le sens des étoiles.




Banja Luka, dans la maison de Lorena, le jeudi 17 août 2017


Je pense à la famille de Florin. Ces trois enfants arrivés d’Albanie avec père et mère, échoués plusieurs semaines sur un trottoir de Nice. Je n’ai plus de nouvelles. Nadia m’avait écrit il y a trois jours que le 115 avait fini par leur trouver une chambre dans un hôtel éloigné. Enfin deux chambres. Une pour la mère et les deux filles. Et à un autre étage, une pour le père et le fils. Au matin, toute la famille dormait dans une seule chambre. C’était leur première demande. Qu’ils ne soient pas séparés. Le lendemain, Nadia avait obtenu des infos plus précises. La mise à l’abri du 115 n’était venue qu’après une expulsion manu militari par la police. Toutes les affaires de la famille avaient été jetées à la benne. Je recopie les mots du message : « Une drôle de coïncidence cette expulsion de leur campement en face du 28, tout jeté à la poubelle par les flics, affaires perso couvertures etc. et la réponse enfin positive pour les 5 du 115 même pas 1/4 d’heure après l’intervention des flics... » Le mercredi, c’était l’anniversaire des six ans d’Élisa, l’enfant autiste pour laquelle ses parents avaient décidé de s’exiler en France, espérant qu’elle y serait soignée.

Je viens tout juste d’arriver à Banja Luka, la capitale de la République Serbe de Bosnie — Republika Srpska en langue serbe, — là où la purification ethnique a dessiné une nouvelle démographie pour l’Europe du sud, sans musulmans dont on a détruit les mosquées à coups d’obus. J’ai relu le récit de l’âge sombre, pour retrouver au moins les dates. Le 12 mai 1992, quand l’Assemblée des Serbes de Bosnie décidait de créer sa propre armée et d’étendre ses frontières jusqu’aux rivières Una et Neretva. Dans les Balkans, la sacralité des rivières n’est pas seulement une mythologie ressuscitée des temps préhistoriques, elle est devenue également un objectif militaire. La conquête des rives de la Drina était aussi au programme, bien sûr. Quoi de plus sacré que la Drina dans l’ancienne Yougoslavie d’Ivo Andrić ? L’Assemblée des Serbes de Bosnie a confié le haut commandement de sa nouvelle armée au général Mladić. 789 mosquées ont été détruites par ses troupes et aujourd’hui, il n’y a plus un seul Rom en Republika Srpska.

J’arrive dans un pays qui me fait peur. L’ombre de Hitler, dont parle Rajko Đurić dans Je suis tsigane, le texte que je viens de recopier dans Un cahier rouge [3], semble encore bien présente dans la petite république épurée. « Des 300 000 Roms qui vivaient en Bosnie, il n’en reste que 15 000 et leur nombre est au Kosovo passé de 264 000 à 8 600 ! » Ces chiffres, je les ai découverts hier et je crois qu’ils ont changé mon regard. En vain, j’ai cherché les campements roms dans Sarajevo. J’ai parlé avec les mendiantes et les hommes qui faisaient les poubelles. Ils ne sont plus que quelques familles, revenues peu à peu pour rendre visite à leurs morts.

Souvent j’ai peur que mes histoires finissent par ennuyer. Pas assez de poésie, pas d’imprécations comme on aime en lancer quand on vit en territoire balisé. Ici je suis perdu. J’essaie d’abord de m’approcher d’une réalité aussi élémentaire que possible. Comment les gens se nourrissent, de quoi ils peuvent se parler dans le tram, au café, à quoi ressemble le recoin qui leur sert au sommeil, et ce qui pousse à l’intérieur du potager. Si je ne sais pas comment raconter la guerre a détruit, est-ce que je sais au moins raconter l’après-guerre ? Je continue là où je vais. Arrivé de nuit à Banja Luka, dans une gare cernée d’avenues pavillonnaires mal éclairées. Je demande mon chemin à deux hommes assis près d’une guérite, qui gardent l’entrée d’un parking en fumant. Le plus âgé me parle de sa fille, Lorena, qui comprend l’anglais et peut me louer une chambre inoccupée. Dans la voiture qui roule vers les collines, il veut savoir si je suis musulman ou chrétien. Si nous avons le même dieu lui et moi. Pas envie de lui répondre que je suis orthodoxe quand il me montre la petite croix en or pendue à son rétroviseur. Je répète le mot « Européen », « Je suis un Européen et toi aussi : Europa. You and me, the same, Europeans no ? » Comme si ça répondait à sa question, à sa peur. Nous n’avons pas de langue commune et j’ai de plus en plus sommeil, je sens la sueur et je rêve de dormir dans un lit.






Prijedor, République serbe de Bosnie, le vendredi 18 août 2017



Željko est colleur d’affiches et dans ce café de Banja Luka, en me voyant écrire dans mon cahier, il me pose une question à laquelle je ne comprends pas un seul mot. Je connais seulement trois phrases de serbo-croate, la première pour expliquer que je ne suis pas d’ici, que je ne parle pas un mot de bosniaque. C’est ma réponse à Željko, laborieuse vu mon talent pour les langues. Un buveur de bière propose à Željko de traduire sa question en anglais. Ce qu’il voulait savoir, c’est si j’étais journaliste oui ou non. À cause du stylo-plume et du cahier. Je lui réponds que non, que j’essaie d’écrire des histoires, mais qu’en France aucun vrai journal de papier n’a jamais voulu de mes histoires. Željko et son interprète ont l’air déçus. Ils veulent savoir quel genre d’histoires je peux écrire à l’intérieur d’un vieux cahier rouge à moitié déchiré, qui ressemble davantage à une serpillère qu’à un cahier d’écrivain en vadrouille. C’est le moment de partager trois autres bières et de trinquer. Ils me montrent une photo sur l’écran du portable de Željko. Deux visages d’un autre temps, un tirage noir et blanc à l’intérieur d’un cadre en bois, comme ceux qu’on pose au-dessus d’une télé.

Dans l’écriture de Genet se trouve un secret difficile à avouer, que Sartre lui-même n’avait pas su déceler dans son Saint-Genet, comédien et martyr. En écrivant ses souvenirs des deux années qu’il a passées dans les camps de Palestiniens en exil, Genet finit par révéler ce qu’aucun écrivain avant lui n’avait osé poser sur la table, ses entrailles étalées sous nos yeux, dans la lumière du mois d’août à midi : « Et ce livre que j’écris, remontée dans mon souvenir d’instants délicieux est, mais le dirais-je ? L’accumulation de ces instants afin de dissimuler ce grand prodige : « il n’y avait rien à voir ni à entendre  ». Est-il alors une sorte de barricade dressée afin de cacher ce vide, accumulation de quelques détails vrais qui par contagion donnent vraisemblance aux autres ?  »

La photo, à l’écran du téléphone de Željko, est un de ces détails vrais que je n’aurais pas pu inventer. L’apparition d’une image, au comptoir d’un café sans musique, sans autres femmes que les deux serveuses, brunes aux épaules décorées de tatouages en cyrillique, j’en ai pris la photo comme d’une preuve. Parce qu’à elle seule elle enclenche une histoire, celle que Željko voudrait confier à un journaliste, pour qu’elle se retrouve imprimée à l’intérieur d’un journal. Dans sa paume, les deux visages d’un autre temps sont ceux du père et d’un oncle de Željko. Tous deux sont morts, enterrés dans l’un des cimetières orthodoxes de Banja Luka. Il y a deux ou trois nuits, la croix de leur tombeau a été arrachée. C’était une croix de pierre grise, une croix orthodoxe, taillée il y a plus de deux siècles pour la tombe familiale. Je lui pose la question qu’il semblait attendre de moi, même si je n’étais pas journaliste. Qui a pu voler la vieille croix de la tombe de son père ? Sa réponse, j’aurais pu la deviner à l’avance si j’avais été plus malin. Muslims ! Les voleurs de croix chrétiennes ne pouvaient être que des musulmans. « Vandali ! » Le mot bosniaque pour dire « Vandales », je n’ai pas besoin de la traduction. « Muslimani vandali ! ». Je crois que je commence à comprendre dans quelle ville je viens de débarquer. La capitale de la Republika Srpska est bien le cœur de la purification ethnique achevée, où les coupables des pires crimes demeurent ceux qu’on a enfermés dans des camps avant de les chasser.

C’est en lisant Genet que j’ai compris ce que je n’avais jamais formulé. En vivant avec une famille rom qui est devenue ma famille, en retournant chaque fois me perdre dans le dédale des peuples et des villes des Balkans au Caucase, je revivais précisément ce que Genet avait éprouvé avant moi, auprès des feddayin de l’OLP d’Arafat ou des Panthères Noires en guerre contre le Pentagone : « Je réalisais là probablement un très vieux rêve enfantin, où des étrangers — mais au fond plus semblables à moi que mes compatriotes — m’ouvriraient à une vie nouvelle. »

À Željko, je montrai quatre noms écrits en capitales, en travers d’une page blanche de mon cahier.

OMARSKA
MANJAČA
KERATEM
TRNOPOLJE

Les quatre noms des camps de concentration, dans les environs de Banja Luka. Je voulais savoir s’il connaissait ces endroits, s’il voulait bien m’y conduire. Je savais que Keratem se trouvait près de Prijedor, la ville où se trouvait le tombeau sans croix de sa famille. Il ne connaissait pas cet endroit et il devait trouver de vrais journalistes, leur expliquer ce que les musulmans avaient fait à la tombe de son père. En prononçant deux fois le nom de Keratem, j’étais devenu son ennemi, l’allié des profanateurs de tombes.

En route pour Prijedor, j’avais demandé à Mladen de garer la voiture. C’était la grande avenue de Banja Luka, juste après la cathédrale orthodoxe où j’avais aperçu cet homme qui marchait seul par un jour de soleil, à l’abri d’un grand parapluie bleu. Sa présence ici et sa démarche un peu fragile, son équilibre qui n’était pas encore rétabli après une longue convalescence, peut-être une grève de la faim, comment savoir, sa simple existence dans une ville qui m’inquiétait depuis la veille, son obstination à marcher vers le sud sans me voir, passager qui le photographiait par la vitre baissée d’une vieille Ford. Je n’apprendrai rien de son histoire, pas même son prénom ou son âge, mais son passage sous mes yeux avait été un présage, bruissement d’annonciation et la certitude, maintenant, que j’allais trouver un peu d’humanité à l’intérieur de la journée qu’il venait d’inaugurer, de la tendresse et pas seulement la violence de l’Histoire. Écrites à la fin de la nuit, treize lignes en souvenir de l’archange solitaire, crâne rasé des prisonniers dans l’avenue Kralija Petra i Karadordevica, au cœur de Banja Luka.



Paris, le dimanche 20 août 2017


Gare routière de Banja Luka, j’ai trouvé un bus qui remontait vers Paris. Un long trajet de vingt-deux heures, en passant par l’Autriche et Baden-Baden. Je n’ai pas résisté. Et à peine arrivé dans la maison de Jeanne, on a regardé Notre musique, le film que Godard avait tourné à Sarajevo à l’automne 2002. Les comédiens s’appellaient Juan Goytisolo, Pierre Bergougnioux, Mahmoud Darwich, entre autres.

Je voulais voir les lieux qui avaient servis de décors, Sarajevo quinze ans avant : l’aéroport, les jardins remplis de tombes, la place du marché, le chantier de l’ancienne bibliothèque, le tramway de l’avenue Tito. « Une place sur la terre » pour filmer les voix et les visages, le désespoir et l’effarement qui continuent quand la paix est signée, longtemps encore après.

La beauté des plans qui montrent Sarajevo jour et nuit, c’est elle que je cherchais dans le film de Godard. Sarajevo me manque et j’ai déjà besoin de ses images. Et puis dans le film apparaît un visage, celui de Jean-Paul Curnier qui vient de disparaître. Un visage dont j’aimais lire la pensée, Philosopher à l’arc, et que j’aimais croiser dans les rues d’Arles, ou au théâtre quand il venait y faire une conférence. Ce sont sa voix et son visage qui apparaissent dans Notre musique. La chaleur et la simplicité de la voix de Curnier, la beauté et la jeunesse de son visage. J’ai noté ce qu’il est venu dire dans le film de Godard, dans la ville de Sarajevo que je viens de quitter.

La scène se passe la nuit, dans un café. Avant de voir son visage, c’est la voix de Jean-Paul Curnier (dans son propre rôle), qu’on entend, off, pendant qu’à l’image C. Maillard (joué par le comédien Jean-Christophe Bouvet) écrit dans un carnet. C’est un dialogue, avec la voix de Godard (dans son propre rôle) en premier.

JL Godard : Oui. Oui je vous disais... Nous sommes incapables de nous libérer, et nous appelons ça Démocratie.

C. Maillard : Pour Claude Lefort, les démocraties modernes, parce qu’elles ont institué le politique en activité et domaine de pensée séparés, les démocraties modernes prédisposent au totalitarisme.

JL Godard : Oui, oui je dirai comme vous. Moi je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger.

JP Curnier : Victime ou criminel, il n’y a pas d’autre choix. Il est toujours possible, pour éviter d’être jugé comme criminel, de dénoncer plus criminel que soi. Un monstre, dont on ne serait en réalité que la victime.

C. Maillard : La vie d’un homme n’est qu’une lutte. [ Une autre phrase inaudible ]

JP Curnier : Sans s’accorder intimement à tant de cynisme, il n’est guère supportable d’entendre des victimes sans colère et sans dégoût d’en être arrivées là. Avec ou malgré soi. Et c’est pour ça qu’on ne donne à entendre que des victimes, que tous sont invités à s’exprimer en victimes.

Attablé devant trois coupes de champagne, C.Maillard continue d’écrire à l’intérieur d’un carnet.

JP Curnier : Le monde est à présent clivé entre ceux qui se bousculent pour faire entendre leur malheur, et ceux à qui ce défilé public apporte chaque jour sa dose de réconfort moral, à leur domination.

C. Maillard : On parle toujours de la clé du problème, on ne parle jamais de la serrure.

JP Curnier : Ce qui s’ouvre devant nous ressemble à une histoire sans pensée, comme héritée d’une impossible volonté. Plus que jamais sans doute, nous voilà confrontés au rien.

Fin du dialogue. Jean-Paul Curnier et Sarajevo sont liés maintenant, par l’image et la voix.




Jean-Luc Godard, Notre musique (2004) — extrait
« Où Jean-Paul Curnier joue son propre rôle »
Source http://jeanpaulcurnier.com




Albania, Albania ! (IV. de Mostar à Paris)

- Mostar, le « dimanche » 13 août 2017
- Au bord de la rivière, au nord de Mostar, le lundi 13 août 2017
- Dans le train de 6h27 pour Konjic, le mardi 15 août 2017
- Au bord de la Neretva, entre Konjic et Kostajnica, le mercredi 16 août 2017
- Banja Luka, dans la maison de Lorena, le jeudi 17 août 2017
- Prijedor, République serbe de Bosnie, le vendredi 18 août 2017
- Paris, le dimanche 20 août 2017


Albania, Albania ! V. Épilogue
Albania, Albania ! III. de Dubrovnik à Sarajevo
Albania, Albania ! II. de Durrës à Tirana
Albania, Albania ! I. d’Arles à Bari

P.-S.


Source Facebook Tieri Briet (texte et iconographie avec l’accord de l’auteur sous son copyright).

★ Des citations de Jean Genet, sauf autre indication donnée par l’auteur, il s’agit du livre Un captif amoureux, la première édition parue en 1986 dans la collection blanche de Gallimard, viatique cité et photographiquement informé par Tieri Briet dans la première série de son carnet de route Albania, Albania !, à l’étape : « Au port de Bari, le lundi 24 juillet 2017 ».

Notes

[1Yannis Ritsos, Symphonie du printemps, éd. Bruno Doucey, 2012, coll. En résistance.

[2Velibor Colic, « L’exil exige de bien doser sa visibilité », Le Monde festival, 10 août 2017.

[3« En tant que Tsigane, je vous le dis : vous aurez beau être un grand écrivain, un brillant journaliste ou un bon politicien, si vous faites taire votre conscience, si vous ne dites pas non à l’injustice et au mal qui pèsent plus particulièrement sur ce peuple de douze millions d’habitants, vous n’aurez pas contribué suffisamment à rendre l’Europe et le monde plus humains. » ; Rajko Đurić, « Je suis Tzigane », traduit du serbo-croate par Mireille Robin, in Un cahier rouge (17 août 2017).

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