Schéma : signe graphique, représentatif, approximatif,
d’une dimension relativement obscure du rock’n’roll.
Obscure
mais en aucun cas
mystérieuse ou cachée.
L’ouverture, l’espacement, qui demeure intérieur à chacune des musiques
Dimension beaucoup plus large que la seule mise en scène,
rassemblant les espaces que le rock investit,
les lieux qui lui sont ouverts −
bien qu’ils ne lui appartiennent pas plus que le temps d’une soirée.
[/Pear Concert Theatre, Ak-Chin Pavillion, Odyssey Arena, SSE Hydro, Staples Center, König-Pilsener Arena, Palais Omni-sports, Messehalle, Halle Tony Garnier, Palacio de Deportes, Palau Sant Jordi, Ziggo Dome, Zénith, Sportpaleis, Olympijskiy Stadium, Mediolanum Forum/]
Le rock s’est-il approprié ces arènes, centres, pavillons, théâtres, salles, palais, dômes, cieux, stades et forums ?
Est-il même parvenu à s’y faire entendre ?
Étrange question. Stupide même.
Le rock est la première musique à prétendre donner dans les stades de véritables concerts.
U2 et Depeche Mode ont excellé dans cet art durant les années 80.
Pas seulement pour quelques dates mais au cours de tournées régulières.
Humour et franchise des Mode au sommet de leur art : Music for the Masses. Nom d’un album. Nom d’une scène.
[/Bien tous les mêmes les férus de musique.
Toujours à faire de leur façon de sentir une loi pour les autres.
À décréter une écoute seule authentique.
Qu’importe que t’entendes cette musique du fond même de tes tripes !
Qu’importe que tu veuilles que chaque date soit une expérience totale du corps, une danse du désir !
On se fout que t’attendes d’un spectacle qu’il te donne largement plus qu’un disque.
Tu ne peux pas quand même dire que le rock reste inaudible à ceux qui ne l’entendent pas de cette façon ?!
— Le rock ne s’entend pleinement qu’au moment où il s’empare du corps, le déchaîne, l’électrise, l’hystérise, et vient l’ouvrir alors aux autres corps qui s’ignorent.
La musique rock est une danse qu’elle ne rejoint et n’invente qu’en concert.
/]
Interview
Alan Wilder, musicien, arrangeur, compositeur :
— Qu’est-ce qui fait que notre musique est contemporaine ?! Difficile de répondre à ce genre de questions. Je dirais simplement que, avec la musique moderne, c’est toute la façon de composer qui a été remise à plat : mélodie, harmonie, rythme, timbres : tout ce qui se trouvait plus ou moins écrit sur une partition devait être en grande partie réécrit. Point. Alors que la musique contemporaine, elle, allait investir tout ce qui se trouvait encore renvoyé au-delà de la partition : instruments, lieux, bruits, occasions, ambiances, personnes. Tout ce qui était jusque-là l’inessentiel : l’improbable, l’imprévisible, le secondaire de la musique allait devenir le lieu le plus prolifique de l’invention musicale. Tous les sons errants, adverses, que la musique avait laissés au bord de sa course, ou qu’elle n’imitait, ne moquait, n’accueillait que de brefs mouvements, nous est revenu brutalement aux oreilles. Une cacophonie inimaginable. Après ça, on s’est mis directement à composer dans la masse sonore. Le cerveau dans le bain magnétique. Le musicien n’avait plus de toit, plus de ciel. Que l’espace et la terre, l’atome et le cerveau, pour se faire entendre. Jouer sous climat était devenu en peu de temps le lot de chacun.
C’est pour ça que le groupe, dès qu’il a eu la possibilité de sampler, pour le troisième album je crois, s’est mis à capter des sons autant qu’il pouvait : sous les ponts, dans les friches, au fond des carcasses de voitures, dans le studio même ; partout où on vivait, où on allait, on captait le son qui fusait. La localisation du studio était devenu cruciale tout d’un coup. Londres et Berlin ont été magnifiques pour faire ça. Pas de campagne, pas de retraite ou de mise au vert. Pas question non plus de regarder en arrière et de prendre sa part dans l’histoire du rock. Pas de samples de disques célèbres. On était à l’opposé, sans le savoir, de ce que faisait le Hip Hop au même moment. On était pas dans l’idée de pillage, de récupération de ce qui avait été volé à la musique noire, on ne voulait pas aller au charbon, au défi, on prenait ce qui se trouvait autour de nous et on composait notre musique avec ça.
Mais dès les débuts, même à l’époque de Vince Clarke (avant que je sois recruté donc), on accusait le groupe de faire seulement tourner des machines sur scène. C’était toute la différence entre composition et exécution qui en était pourtant bouleversée − même si c’était par pure naïveté, par pur attachement, et même pour de simples questions de fric, qu’on utilisait uniquement des machines. Seulement, on les faisait sonner pour elles-mêmes sans essayer de les faire ressembler à ce qu’elles n’étaient pas : des guitares, des instruments, des êtres vivants. Tous ces intermédiaires que les musiciens, une fois retirés en studio, utilisaient pour fabriquer et manipuler leurs séquences de sons, voilà qu’on les plantait sur la scène et qu’on les montrait à tout le monde. Je ne sais plus quel journaliste a dit que toute la force de Depeche Mode était dans ce geste que l’on faisait en début de concert. On déclenchait le Revox qui était derrière nous, qui diffusait les séquences mémorisées en studio, et toute la magie du studio, tout le mystère qui entourait notre présence sur scène, était percée d’un seul coup. Le fossé entre nous et le public était réduit à néant. Pas de dieu de la six cordes entre nous. On marchait encore au Punk, à cette époque, monter sur scène ne devait à aucun prix vous séparer de la foule.
Sounds : « vous êtes arrivés en 1982 pour épauler le groupe sur scène. Mais c’est surtout en studio que vous avez œuvré pour Depeche Mode, pendant treize ans, avant de le quitter définitivement. Que s’est-il passé au juste ?
— Oh, rien de très spécial, quelque chose qui dépasse de loin Depeche Mode et même les histoires d’égo et de personnes. Il existe une certaine connivence entre l’industrie du disque et la vision généralement admise de ce que c’est que la musique. Martin, qui a toujours été le principal compositeur du groupe, n’aime pas beaucoup travailler en studio. D’ailleurs, généralement, durant les sessions d’enregistrement, il fuit les consoles ; il sort, fait la fête, écrit les chansons qui restent pour finir l’album. Mais les démos de Martin, mélodies et paroles couchées sur des beats ou des nappes de synthé, sont tout au plus des chansons, quelque chose d’encore loin des morceaux qui feront le son Depeche Mode. Et c’est tout ce travail, que beaucoup disent d’habillage, que j’accomplissais avec le producteur choisi par le groupe, des semaines et des semaines d’expérimentation. Or, pour une maison de disques et pour pas mal de musiciens, l’essentiel de la musique tient dans cette mélodie, dans cet air minimal qui tourne autour du chant et de la voix. C’est ça que l’on considère comme étant La composition, c’est ça qu’on appelle écrire et qu’on considère comme achevé. Donne-moi un air et je te dirais si c’est prêt. Tout le travail sur le son, les textures, l’organisation de l’espace sonore, devient tout à fait secondaire. Et c’est pourtant une dimension cruciale dans le rock. Elvis a percé parce qu’il avait un son noir pour un blanc. C’est comme si l’industrie du disque, avec ses contrats, ses droits et ses royalties, continuait à vivre dans un système obsolète dans lequel la musique ne serait que mélodie et chanson. C’est pour ça que je ne fais plus de différence entre musique commerciale et non commerciale. Depeche Mode vend des disques : que ses titres soient pop ou plus expérimentaux, c’est toujours une question de fric à la fin : c’est quoi, c’est qui, au fond, qui compte dans la musique ? »
Légende
Je vends mes cadeaux de noël aux parents pauvres de l’école,
Je vide les poches des manteaux laissés par les camarades dans le couloir,
J’invente des vacances sur la côte pour ceux qui n’ont jamais quitté le village,
Parce que j’irai à Berlin,
Parce que j’irai tôt ou tard.
Je revends aux toilettes ce qui n’est pas à jeter dans les sacs que je fouille,
Je signe au matin des mots de sortie qui ne me ramèneront qu’au départ,
Je n’écoute que ceux qui ont le cran de me casser le nez ou la gueule.
Parce que j’ira à Berlin
Parce que j’irai tôt ou tard.
Je prends dix clopes pour acheter un paquet de 25 à ceux qui n’osent pas,
Je passe une main sous chaque soutif’ qui cherche une place de concert pour ce soir,
Je soulève des caisses, aussi, les jours creux pour deux, trois, billets flambés aussi sec.
Parce que j’irai à Berlin
Parce qu’irai pour savoir
J’emprunte des bagnoles pour m’évanouir au volant dans la forêt des étoiles,
Je sors la langue de Shakespeare pour celles qui payent pour jouir et pour voir,
Je pille les fripiers et les couturiers pour être connu dans la rue comme un lord.
Parce que j’irai à Berlin
Parce que j’irai pour le voir
Je veux bien le micro si c’est pour balancer des conneries sur l’amour,
J’ouvrirais ma chemise et je la balancerais, pleine de sueur, dans le noir,
J’ai sorti mon alliance pour convaincre les filles timides d’entrer dans ma loge.
Pour aller à Berlin
Car vous pouvez y croire
Je coupe mes ailes en sautant dans la foule comme un ange
J’vends des billets VIP contre un peu de plus de dope tous les soirs,
J’dis Ok pour la légende s’il faut payer à la vie, à la mort.
Parce que je suis à Berlin
Qu’il n’y a plus de mur nulle part.
Interview. Suite
Sounds : « Au début de votre carrière, vous êtes passés de chansons assez légères, platement romantiques, à des thèmes politiques plus politiques, plus sexuels, voire même franchement pervers ? On a beaucoup dit que vous souhaitiez changer votre image de petit minet superficiel. Alors est-ce un changement d’image ou un effet de l’âge ?
Martin Gore (compositeur, parolier, musicien et chanteur) :
— Je crois qu’il faut absolument dissocier l’amour du désir et distinguer l’un de l’autre en jetant justement le second du côté de la perversion, c’est-à-dire dans une forme sulfureuse, moralement douteuse, réprouvable, d’expression. Le désir est fondamentalement pervers, vous n’y couperez pas, et ça veut dire une chose très simple : cela veut dire que chacun est traversé par une myriade de désirs, tous extrêmement singuliers ou affreusement banals, comme de se ronger les doigts, sucer son sang quand on se coupe ou exciter la colère de son partenaire au moment de faire l’amour, bref autant de lubies et de manies, même et surtout non sexuelles, que vous pouvez imaginer. Et dans tous ces désirs, dont certains sont parfois inavouables car complètement absurdes et pas forcément parce qu’ils sont dégoûtants, eh bien, dans ces désirs-là, il se trouve que certains sont légalement ou moralement réprouvés et d’autres non, sont même au contraire excités, aiguisés, allumés. La perversion, au sens habituel, au sens moral, commence là : il faut dissimuler, ruser, prendre des détours pour goûter les menus plaisirs où vous mène ce genre de désir.
Sounds : quand vous chantez, quand vous composez, quand vous arrivez avec deux ailes dans le dos sur la scène, vous essayez donc d’exprimer, de libérer ces désirs qui sont en vous ?
— En vérité, c’est encore plus compliqué que ça. Car ces désirs qui vous emportent sans cesse ne vont pas forcément dans le même sens, ils ont même des rythmes et des intensités largement différentes. Si bien qu’entre eux, ils ne se laissent pas du tout forcément la liberté de croître, de se développer et de s’affermir. C’est pour cela que, même en ôtant le voile que la morale porte sur ces désirs, même en jouant avec elle et en se dissimulant derrière un costume de scène, on découvre une perversion plus profonde encore, une perversion induite par la pluralité même de nos désirs, par leur anarchie fondamentale qui les voit se rabaisser, s’exténuer, se combattre entre eux. L’histoire d’un groupe de rock est l’expression ramassée de ce genre de drame souterrain. Un concert est la tentative de faire s’entendre ce quasi chaos de pulsions. C’est pour ça que des chansons comme j’en écris pour Depeche Mode, même si c’est encore et toujours du rock’n’roll, ne dévoilent jamais une sorte d’innocence première du désir. Elles n’expriment rien d’une pulsion qui soudain existerait à l’état libre, sans la contrainte d’une loi et sa conséquence fatale qu’est la perversion. La scène rock ne donne pas l’image d’un désir libéré, que ce soit chez les musiciens ou dans le public, c’est tout autre chose, et je dis cela même des coulisses où on se lâche et on s’est lâché bien souvent avec le groupe. Pour Dave jusqu’à en mourir et, heureusement, en revenir. »
Dave Gahan, chanteur, parolier et compositeur :
« — Depuis Elvis, depuis Little Richard, avec Dylan et Brian Wilson aussi, le rock a bousculé la religion établie. Et pas seulement pour s’en écarter, pour en profaner les fondements, mais pour sanctifier certaines choses, les innocenter, les rendre plus pures. En cinquante ans, combien de fois on a assisté à ces revirements d’artistes rock ou rhythm’n’blues qui se mettent à devenir évangélistes, végétariens, sobres ou pasteurs ! Et je sais de quoi je parle, j’vous assure ! C’est pour ça que je crois que si le rock est si fortement lié à la religion chrétienne, ce n’est pas seulement parce qu’il bouscule sa morale, obscénité contre pudeur, mais surtout parce qu’il représente une nouvelle forme de culte. Le rock dérange parce qu’il divinise autre chose que Dieu : l’amour, le sexe, les machines, et quoi d’autre encore. C’est exactement ce qu’on ressent, ce qu’on reçoit, ce qu’on renvoie, l’amour, pendant les concerts. Tout cet amour qui était chanté pendant les messes vers un dieu invisible est envoyé tout droit, maintenant, vers ceux qui se trouvent devant vous. Les fans, bien sûr, nous adorent comme si on était des dieux et, soi-même, un beau jour, on finit par se sentir indestructible aussi, mais, en même temps, toujours profondément injustifié d’être élu, coupable de recevoir cet amour. On se transforme en idole mais vide à force d’adoration absurde et démesurée. Vous savez, c’est le moment qui est divin, c’est la communion sans dieu qui est divine. Voilà ce qu’on avait essayé de rendre avec le live de Songs of Faith et Devotion qui, aujourd’hui pourtant, avec le recul, fait beaucoup moins sentir cette sensation que 101.
Il me semble, en tout cas, que si nos chansons sont si troublantes, c’est qu’elles essaient de faire tenir ensemble, justement, amour et désir. Soit en montrant que l’amour n’est pas ce désir pur et spirituel dont le désir charnel ne serait que la forme dégradée et souillée ; soit en montrant l’amour, au sens le plus haut, le plus romantique, comme une forme de perversion parmi d’autres, une forme d’ascétisme extrêmement sophistiquée. Depeche Mode met en scène, incarne, tente cette réconciliation tous les soirs : dans le groupe et avec le public. »
Phonographie
Mur d’images, positionnement précis des musiciens, tête de pont avancée dans le public, plateau à hauteur d’homme, étroit corridor de sécurité au pied de la scène, ce schéma figure pour un seul groupe et une seule tournée ce que j’aimerais représenter pour la scène rock dans son ensemble. Étaler dans un ordre lisible la plupart des signes et des lignes que cette musique a tracés dans les lieux où on a pu la voir et l’entendre. Moins l’analyse, donc, de l’esthétique supposée de la scène rock que le désir de rendre apparent − de décrire − la phonographie particulière que constitue cette scène. Comment le rock’n’roll s’empare-t-il des lieux qui lui sont ouverts et y marque en chacun son emprise ? Quels signes, quelles « notes », écrites loin des pages des albums et des magazines, la musique rock dépose-t-elle à chacun de ses passages, et qui traceront, même pour quelques heures, l’espace dans lequel elle pourra se faire entendre ?
Interview. Suite et Fin
Andrew Fletcher (figurant, clé du groupe, homme d’affaire) :
« Martin a raison, prenez n’importe quel désir, même le plus anodin. J’aime les pommes bien croquantes, par exemple, eh bien ce désir est une perversion : un premier dévoiement vis-à-vis de la stricte fonction alimentaire, un premier contournement de la stricte valeur nutritive de la pomme. Alors, quand vous vivez avec quelqu’un qui a ce genre d’envies, que vous entendez tous les jours ce croquant qui résonne dans une pièce, vous êtes aux prises avec la petite musique que la personne répand autour d’elle. Vous avez une première boucle de fréquence marquée par le signal de la pomme qui craque sous les dents de plaisir. C’est cette musique souterraine que l’on s’est mis à extraire, la musique du désir. Et le rock n’est qu’une des façons de l’extraire. »