Les premières pages du livre
Lorsque Rose Duret essaya d’ouvrir la porte du cabinet Atletica Management, elle s’étonna de la trouver fermée à clé. Cela signifiait qu’elle était la première, ce qui était à proprement parler exceptionnel. Elle devait chaque matin conduire son fils à l’école ; il était entré en cinquième cette année. D’habitude Marc arrivait toujours le premier. Cette réalité était devenue une vérité depuis que sa femme et lui s’étaient séparés. Peut-être s’ennuyait-il plus fort depuis, si bien qu’il avait décidé de s’investir davantage dans son travail. Il s’agissait simplement d’une hypothèse, d’une hypothèse plausible mais non vérifiée. Car après tout Rose ne connaissait pas les détails de la vie privée de son collègue, au point de pouvoir en déduire des certitudes. Marc était quelqu’un d’assez mystérieux, se disait-elle souvent, il y avait quelque chose chez lui qui semblait échapper à tout. Il possédait comme une distance interne, une sorte de détachement lucide, ironique parfois, qui faisait de lui un profil très atypique, comme on disait dans les ressources humaines (la spécialité de Rose, diplômée de L’Institut d’Administration des Entreprises de Grenoble).
La plupart du temps, les spécialistes du curriculum vitae formaté suspectaient ces individus d’être des fauteurs de troubles plus ou moins avérés. Ou des fantaisistes. Voire des aventuriers, avec la part d’imprévu qu’ils contiennent. Marc avait réussi à faire de cet aspect de sa personnalité un avantage, allié à un pouvoir de séduction non négligeable. Mais il savait cet atout fragile dans les milieux qu’il fréquentait professionnellement. Il avait repéré l’écart entre les discours et la réalité. Les tenants de l’esprit d’entreprise préféraient souvent les collaborateurs dociles aux incarnations de l’audace et de l’originalité. Rose et lui étaient en désaccord sur ce point, elle trouvait qu’il pensait comme un gauchiste. Mais en réalité elle ne parvenait pas à le ranger dans une catégorie bien précise, ce qui la désarçonnait. Elle avait appris à fonctionner en établissant des typologies, et Marc de ce point de vue lui échappait. Elle l’avait donc rangé provisoirement dans le tiroir des anarchistes qui s’ignorent. Elle considérait toutefois cet aspect de sa personne comme un enfantillage qu’elle ne prenait pas véritablement au sérieux. Marc était un rêveur par certains côtés. Cette divergence n’engendrait pas entre eux d’hostilité particulière car ils éprouvaient l’un pour l’autre un profond respect. Professionnel évidemment, avec toute la distance que la correction suppose.
L’auteur
Né à Chambéry en 1970, il grandit au pied des montagnes de Chartreuse et c’est dans les Alpes qu’il vit ses premières évasions. En découvrant la sociologie et l’anthropologie, il prend goût aux activités de recherche et d’écriture. Il obtient un doctorat de sociologie en 1999, pratique ensuite diverses activités de tête et de mains, tour à tour accompagnateur de tourisme d’aventure, ouvrier agricole et sociologue-consultant. Il revient de quelques voyages — aventures et mésaventures — avec une poignée de réflexions dans ses bagages, qui ont inspiré quelques essais, dont un Manuel de l’antitourisme (Éditions Yago, 2008). Il collabore régulièrement à la Revue des Ressources.
Le manifeste du saumon sauvage, Rodolphe Christin, Editions de la revue des ressources.
Paru le 17 janvier 2011
Prix : 8 euros En vente sur ce site.
ISBN : 978-2-919128-04-4