Je reviens tout juste d’une galerie où étaient exposés des objets qu’il est presque impossible de classer. Il serait faux de les qualifier de « sculptures » ou de « meubles ». Alors que les œuvres d’art d’hier avaient rompu avec la représentation, celles d’ aujourd’hui se passent de signification. Les objets exposés sont des « odradeks ».
Et pourtant pas tout à fait. Car tandis que ce qui définissait l’ « odradek » de Kafka était justement son caractère indéfinissable, un point commun minimal réunit tous les objets de l’exposition : le fait que leur fabricant les a qualifiés de machines et que nous devons les considérer comme tel.
Certes, ces machines sont opaques et doivent être opaques. Car on ne peut - et on ne doit pouvoir - distinguer la signification d’aucune d’entre elles, ni la fonction qu’on doit en attendre.
Ce sont des « cultures mortes » - cette expression formée à partir de « natures mortes » s’impose aujourd’hui. Ceci étant vrai non seulement pour les plus complexes d’entre elles, mais aussi pour les plus simples et les plus facilement conçues ; et non seulement pour celles qui sont sans vie, tels les objets en plastique, mais aussi pour celles qui, branchées sur le courant, ronronnent consciencieusement et sans se plaindre .
Et cette dimension négative ne suffit cependant pas à les caractériser. Car ces machines ont tout de même une signification : celle en effet qui consiste à montrer, et même de manière ostentatoire, qu’elles ne dévoilent pas leur fonction ou bien qu’elles n’en ont pas. Et cette démonstration n’a pas un sens purement négatif, mais constitue un énoncé positif sur notre monde contemporain. Ce que ces machines souhaitent nous dire, c’est 1. que les appareils réels, « sérieux » dont est composé notre monde demeurent presque tous non-physionomiques, c’est-à-dire qu’ils ne montrent pas à quoi ils servent et qu’on ne peut le savoir en les regardant. Et 2. (et ceci ne concerne pas que leur apparence, mais leur être) que des millions de nos machines et de nos appareils sont réellement vides de sens, puisqu’ils fabriquent des produits pour lesquels il n’existe en vérité aucun besoin : par exemple des « stylos bille sous-marins » (j’utilise en ce moment un stylo de ce type).
Les objets de l’exposition sont donc, parce qu’ils constituent la réalité de notre monde contemporain, et aussi étrange que cela puisse paraître, des objets réalistes et ainsi de vraies représentations. Lorsque la réalité à représenter est aveugle et vide de sens, alors sa représentation réaliste doit être aveugle et vide de sens. Il y a cinquante cinq ans, alors qu’étudiants en histoire de l’art Courbet était pour nous le sommet du réalisme, nous n’aurions pu imaginer à quoi ressemblerait le réalisme dans le dernier quart du vingtième siècle. Je ne sais pas si les artistes qui ont réalisé ces simulacres de machine sont encore des artistes dans un sens traditionnel, cela dépend de la manière dont on veut définir l’art. Mais dans la mesure où, avec leurs œuvres vides de sens - ou plutôt : leurs œuvres dont le sens consiste à être vide de sens -, ils ont démasqué l’absence de sens de nos machines contemporaines, ils sont bel et bien des critiques de la technique. L’art bien souvent ne représente pas, mais met à nu. Comme par exemple les œuvres de Hogart, Goya ou Grosz. Ces derniers ont caricaturé des hommes, tandis que nos artistes, pour la première fois dans l’histoire de l’art, caricaturent des choses. Mais ils font partie de l’histoire de la caricature.
Traduction : Laurent Margantin