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Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins - ou les transgresserons-nous tout de suite ? En général, les hommes, sous un gouvernement comme le nôtre, croient de leur devoir d’attendre que la majorité se soit rendue à leurs raisons. Ils croient que s’ils résistaient, le remède serait pire que le mal ; mais si le remède se révèle pire que le mal, c’est bien la faute du gouvernement. C’est lui le responsable. Pourquoi n’est-il pas plus disposé à prévoir et à accomplir des réformes ? Pourquoi n’a-t-il pas d’égards pour sa minorité éclairée ? Pourquoi pousse-t-il les hauts cris et se défend-il avant qu’on le touche ? Pourquoi n’encourage-t-il pas les citoyens à rester en alerte pour lui signaler ses erreurs et améliorer ses propres décisions ? Pourquoi crucifie-t-il toujours le Christ - pourquoi excommunie-t-il COPERNIC et LUTHER et dénonce-t-il WASHINGTON et FRANKLIN comme rebelles ?
On dirait que le refus délibéré et effectif de son autorité est le seul crime que le gouvernement n’ait jamais envisagé, sinon pourquoi n’a-t-il pas mis au point de châtiment défini, convenable et approprié ? Si un homme qui ne possède rien refuse, ne serait-ce qu’une fois, de gagner un dollar au profit de l’État, on le jette en prison pour une durée qu’aucune loi, à ma connaissance, ne définit et qui est laissée à la discrétion de ceux qui l’y ont envoyé ; mais vole-t-il mille fois un dollar à l’État qu’on le relâche aussitôt.
Si l’injustice est indissociable du frottement nécessaire à la machine gouvernementale, l’affaire est entendue. Il s’atténuera bien à l’usage - la machine finira par s’user, n’en doutons pas. Si l’injustice a un ressort, une poulie, une corde ou une manivelle qui lui est spécialement dévolue, il est peut-être grand temps de se demander si le remède n’est pas pire que le mal ; mais si, de par sa nature, cette machine veut faire de nous l’instrument de l’injustice envers notre prochain, alors je vous le dis, enfreignez la loi. Que votre vie soit un contre-frottement pour stopper la machine. Il faut que je veille, en tout cas, à ne pas me prêter au mal que je condamne.
Quant à recourir aux moyens que l’État a prévus pour remédier au mal, ces moyens-là, je n’en veux rien savoir. Ils prennent trop de temps et la vie d’un homme n’y suffirait pas. J’ai autre chose à faire. Si je suis venu au monde, ce n’est pour le transformer en un lieu où il fasse bon vivre, mais pour y vivre, qu’il soit bon ou mauvais. Un homme n’a pas tout à faire mais quelque chose, et qu’il n’ait pas la possibilité de tout faire ne signifie pas qu’il doive faire quelque chose de mal. Ce n’est pas mon affaire de présenter des pétitions au gouverneur ou au Corps Législatif ; ça n’est pas la leur de m’en présenter non plus, car s’ils ne tiennent pas compte de ma pétition, que devrais-je faire ? Dans ce seul cas, l’État n’a prévu aucun recours : le mal réside dans la Constitution elle-même. Cela peut sembler dur, borné et intransigeant, mais c’est traiter avec la plus extrême bonté et considération le seul esprit qui soit à même de l’apprécier et de la mériter. Il en est ainsi de tous changements en bien, comme la mort et la vie, qui s’opèrent dans les convulsions.
Je n’hésite pas à le dire : ceux qui se disent abolitionnistes devraient, sur-le-champ, retirer tout de bon leur appui, tant dans leur personne que dans leurs biens, au gouvernement du Massachusetts, et cela sans attendre de constituer la majorité d’une voix, pour permettre à la justice de triompher grâce à eux. S’ils écoutent la voix de Dieu ils n’ont nul besoin, me semble-t-il, de compter sur une autre voix. En outre, tout homme qui a raison contre les autres, constitue déjà une majorité d’une voix.
Le gouvernement américain ou son représentant, le gouvernement du Massachusetts, je le rencontre directement, et face à face, une fois l’an - pas plus - en la personne de son percepteur ; c’est la seule forme sous laquelle un homme dans ma condition rencontre forcément l’État qui me dit alors clairement : "Reconnais-moi." Alors, dans ce cas, la manière la plus simple, la plus efficace et, dans la conjoncture actuelle, la manière la plus urgente de traiter avec lui de la question, et d’exprimer la maigre satisfaction et tendresse qu’il nous inspire, c’est de le désavouer sur l’heure.
Mon voisin fort civil, le percepteur, est bien l’homme à qui j’ai affaire - car c’est à tout prendre avec des hommes et non avec des parchemins que j’ai querelle - et il a délibérément choisi d’être fonctionnaire. Comment saura-t-il vraiment ce qu’il est et ce qu’il fait en sa qualité de fonctionnaire et en sa qualité d’homme ? Jamais tant qu’il ne sera pas mis en demeure de considérer s’il doit me traiter, moi son voisin respecté, en voisin et en homme bien intentionné, ou bien en fou furieux et en perturbateur de l’ordre public ; tant qu’il ne sera pas forcé de trouver le moyen de surmonter l’obstacle à nos relations amicales sans céder aux pensées et aux paroles discourtoises et violentes qui vont de pair avec ses actes. Je suis convaincu que si un millier, si une centaine, si une dizaine d’hommes que je pourrais nommer - si seulement dix honnêtes gens - que dis-je ? Si un seul HONNÊTE homme cessait, dans notre État du Massachusetts de garder des esclaves, venait vraiment à se retirer de cette confrérie, quitte à se faire jeter dans la prison du Comté, cela signifierait l’abolition de l’esclavage en Amérique. Car peu importe qu’un début soit modeste : ce qui est bien fait au départ est fait pour toujours. Mais nous aimons mieux en discuter - c’est cela que nous appelons notre mission. La réforme entretient à son service des quantités de journaux, mais pas un seul homme. Si mon digne voisin, l’Ambassadeur d’État qui consacre son existence au règlement du problème des droits de l’homme à la Chambre du Conseil, au lieu de se laisser menacer des prisons de la Caroline, devait se présenter en prisonnier du Massachusetts, cet État qui est si anxieux de rejeter sur sa soeur le crime de l’esclavage, encore qu’il ne puisse à ce jour découvrir d’autre grief à l’encontre de celle-ci qu’un acte d’inhospitalité - le corps législatif n’écarterait pas tout à fait le sujet l’hiver prochain.
Sous un gouvernement qui emprisonne quiconque injustement, la véritable place d’un homme juste est aussi en prison. La place qui convient aujourd’hui, la seule place que le Massachusetts ait prévue pour ses esprits les plus libres et les moins abattus, c’est la prison d’État. Ce dernier les met dehors et leur ferme la porte au nez. Ne se sont-ils pas mis dehors eux-mêmes, de par leurs principes ? C’est là que l’esclave fugitif et le prisonnier mexicain en liberté surveillée, et l’Indien venu pour invoquer les torts causés à sa race, les trouveront sur ce terrain isolé, mais libre et honorable où l’État relègue ceux qui ne sont pas avec lui, mais contre lui : c’est, au sein d’un État esclavagiste, le seul domicile où un homme libre puisse trouver un gîte honorable. S’il y en a pour penser que leur influence y perdrait et que leur voix ne blesserait plus l’oreille de l’État, qu’ils n’apparaîtraient plus comme l’ennemi menaçant ses murailles, ceux-là ignorent de combien la vérité est plus forte que l’erreur, de combien plus d’éloquence et d’efficacité est doué dans sa lutte contre l’injustice l’homme qui l’a éprouvée un peu dans sa personne même. Donnez tout votre vote, pas seulement un bout de papier, mais toute votre influence. Une minorité ne peut rien tant qu’elle se conforme à la majorité ; ce n’est même pas alors une minorité. Mais elle est irrésistible lorsqu’elle fait obstruction de tout son poids. S’il n’est d’autre alternative que celle-ci : garder tous les justes en prison ou bien abandonner la guerre et l’esclavage, l’État n’hésitera pas à choisir. Si un millier d’hommes devaient s’abstenir de payer leurs impôts cette année, ce ne serait pas une initiative aussi brutale et sanglante que celle qui consisterait à les régler, et à permettre ainsi à l’État de commettre des violences et de verser le sang innocent. Cela définit, en fait, une révolution pacifique, dans la mesure où pareille chose est possible.
Si le percepteur ou quelque autre fonctionnaire me demande, comme ce fut le cas : "Mais que dois-je faire ?", je lui réponds : "Si vous voulez vraiment faire quelque chose, démissionnez !" Quand le sujet a refusé obéissance et que le fonctionnaire démissionne, alors la révolution est accomplie. Même à supposer que le sang coule. N’y a-t-il pas effusion de sang quand la conscience est blessée ? Par une telle blessure s’écoulent la dignité et l’immortalité véritable de la personne humaine qui meurt, vidée de son sang pour l’éternité. je vois ce sang-là couler aujourd’hui.
J’ai envisagé l’emprisonnement de l’offenseur plutôt que la saisie de ses biens - encore que tous deux servent la même fin - parce que ceux qui affirment le droit le plus imprescriptible, et qui par là apparaissent comme les plus dangereux adversaires d’un État corrompu, n’ont pas, d’habitude, passé beaucoup de temps à accumuler des richesses. A ces sortes de gens, l’État rend relativement peu de services et une légère imposition leur apparaît naturellement exorbitante, surtout s’ils sont obligés d’en couvrir les frais par un travail de leurs mains. Si quelqu’un vivait en se passant totalement d’argent, l’État lui-même hésiterait à lui en réclamer. Mais le riche - sans que l’envie me dicte aucune comparaison - est toujours vendu à l’institution qui l’enrichit. En poussant à fond, "plus on a d’argent, moins on a de vertu", car l’argent s’interpose entre un homme et ses objectifs pour les réaliser et il n’a sûrement pas fallu une grande vertu pour s’enrichir ainsi. L’argent met sous le boisseau nombre de questions auxquelles on serait autrement forcé de répondre, alors que la seule question neuve qu’il soulève, abrupte et superflue, c’est "comment le dépenser". Ainsi le point d’appui moral s’effondre à la base. Les occasions de vivre diminuent en raison de l’augmentation de ce que l’on appelle les "moyens". La meilleure chose qu’un homme puisse faire pour sa culture, lorsqu’il est devenu riche, c’est d’essayer de réaliser les idéaux qu’il entretenait lorsqu’il était pauvre. Le Christ répondait aux Hérodiens selon leur condition : "Montrez-moi l’argent du tribut", leur dit-il. Et comme l’un d’eux tirait un denier de sa poche : si vous vous servez d’une monnaie qui porte l’effigie de César et auquel César a donné cours et valeur, c’est-à-dire si vous êtes Gens de l’État et bien aises de jouir des avantages du gouvernement de César, alors payez-le dans sa monnaie quand il le réclame : "Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu", les laissant ainsi guère plus éclairés qu’avant pour saisir la différence, car ils ne désiraient pas la connaître .
En m’entretenant avec les plus affranchis de mes concitoyens, je m’aperçois qu’en dépit de tous leurs propos concernant l’importance et la gravité de la question, et leur souci de la tranquillité publique, le fort et le fin de l’affaire c’est qu’ils ne peuvent se passer de la protection du gouvernement en place et qu’ils redoutent les effets de leur désobéissance sur leurs biens ou leur famille. Pour mon compte personnel, il ne me plairait pas de penser que je doive m’en remettre à la protection de l’État ; mais si je refuse l’autorité de l’État lorsqu’il me présente ma feuille d’impôts, il prendra et dilapidera tout mon avoir, me harcelant moi ainsi que mes enfants, à n’en plus finir. Cela est dur, cela enlève à un homme toute possibilité de vivre normalement et à l’aise - j’entends, sur le plan matériel. A quoi bon accumuler des biens quand on est sûr de les voir filer ? Il faut louer quelques arpents, bien s’y installer et ne produire qu’une petite récolte pour la consommation immédiate. On doit vivre en soi, ne dépendre que de soi, et, toujours à pied d’œuvre et prêt à repartir, ne pas s’encombrer de multiples affaires. Un homme peut s’enrichir même en Turquie s’il se montre, à tous égards, le docile sujet du gouvernement turc. CONFUCIUS a dit : "Si un État est gouverné par les principes de la raison, pauvreté et misère sont des sujets de honte ; si un État n’est pas gouverné par les principes de la raison, richesses et honneurs sont des sujets de honte." Non, avant que j’accepte de laisser la protection du Massachusetts s’étendre à ma personne en quelque lointain port du Sud où ma liberté est menacée, avant que je consacre tous mes efforts à édifier une fortune dans le pays par une initiative pacifique, je puis me permettre de refuser au Massachusetts obéissance et droit de regard sur ma propriété et mon existence. Il m’en coûte moins, à tous les sens du mot, d’encourir la sanction de désobéissance à l’État, qu’il ne m’en coûterait de lui obéir. J’aurais l’impression, dans ce dernier cas, de m’être dévalué.
Voici quelques années, l’État vint me requérir au nom de l’Église de payer une certaine somme pour l’entretien d’un pasteur dont, au contraire de mon père, je ne suivais jamais les sermons. "Payez, disait-il, ou vous êtes sous les verrous." Je refusai de payer. Malheureusement, quelqu’un d’autre crut bon de le faire pour moi. Je ne voyais pas pourquoi on devait imposer au maître d’école l’entretien du prêtre et pas au prêtre, celui du maître d’école, car je n’étais pas payé par l’État. Je gagnais ma vie par cotisations volontaires. Je ne voyais pas pourquoi mon établissement ne présenterait pas aussi sa feuille d’impôts en faisant appuyer ses exigences par l’État à l’imitation de l’Église. Toutefois, à la prière du Conseil Municipal, je voulus bien condescendre à coucher par écrit la déclaration suivante : "Par le présent acte, je, soussigné Henry Thoreau, déclare ne pas vouloir être tenu pour membre d’une société constituée à laquelle je n’ai pas adhéré." Je confiai cette lettre au greffier qui l’a toujours ; l’État ainsi informé que je ne souhaitais pas être tenu pour membre de cette Église, n’a jamais depuis lors réitéré semblables exigences, tout en insistant quand même sur la validité de sa présomption initiale. Si j’avais pu nommer toutes les Sociétés, j’aurais signé mon retrait de chacune d’elles, là où je n’avais jamais signé mon adhésion, mais je ne savais où me procurer une liste complète
Je n’ai payé aucune capitation depuis six ans ; cela me valut de passer une nuit en prison ; tandis que j’étais là à considérer les murs de grosses pierres de deux à trois pieds d’épaisseur, la porte de bois et de fer d’une épaisseur d’un pied et le grillage en fer qui filtrait la lumière, je ne pus m’empêcher d’être saisi devant la bêtise d’une institution qui me traitait comme un paquet de chair, de sang et d’os, bon à être mis sous clef. Je restais étonné de la conclusion à laquelle cette institution avait finalement abouti, à savoir que c’était là le meilleur parti qu’elle pût tirer de moi ; il ne lui était jamais venu à l’idée de bénéficier de mes services d’une autre manière. Je compris que, si un rempart de pierre s’élevait entre moi et mes concitoyens, il s’en élevait un autre, bien plus difficile à escalader ou à percer, entre eux et la liberté dont moi, je jouissais. Pas un instant, je n’eus le sentiment d’être enfermé et les murs me semblaient un vaste gâchis de pierre et de mortier. J’avais l’impression d’être le seul de mes concitoyens à avoir payé l’impôt. De toute évidence, ils ne savaient pas comment me traiter et se comportaient en grossiers personnages. Chaque menace, chaque compliment cachait une bévue ; car ils croyaient que mon plus cher désir était de me trouver de l’autre côté de ce mur de pierre. Je ne pouvais que sourire de leur empressement à pousser le verrou sur mes méditations qui les suivaient dehors en toute liberté, et c’était d’elles, assurément, que venait le danger. Ne pouvant m’atteindre, ils avaient résolu de punir mon corps, tout comme. des garnements qui, faute de pouvoir approcher une personne à qui ils en veulent, s’en prennent à son chien. Je vis que l’État était un nigaud, aussi apeuré qu’une femme seule avec ses couverts d’argent, qu’il ne distinguait pas ses amis d’avec ses ennemis, et perdant tout le respect qu’il m’inspirait encore, j’eus pitié de lui.
Ainsi l’État n’affronte jamais délibérément le sens intellectuel et moral d’un homme, mais uniquement son être physique, ses sens. Il ne dispose contre nous ni d’un esprit ni d’une dignité supérieurs, mais de la seule supériorité physique. Je ne suis pas né pour qu’on me force. Je veux respirer à ma guise. Voyons qui l’emportera. Quelle force dans la multitude ? Seuls peuvent me forcer ceux qui obéissent à une loi supérieure à la mienne. Ceux-là me forcent à leur ressembler. Je n’ai pas entendu dire que des hommes aient été forcés de vivre comme ceci ou comme cela par des masses humaines - que signifierait ce genre de vie ? Lorsque je rencontre un gouvernement qui me dit : "La bourse ou la vie", pourquoi me hâterais-je de lui donner ma bourse ? Il est peut-être dans une passe difficile, aux abois ; qu’y puis-je ? Il n’a qu’à s’aider lui-même, comme moi. Pas la peine de pleurnicher. Je ne suis pas responsable du bon fonctionnement de la machine sociale. Je ne suis pas le fils de l’ingénieur. Je m’aperçois que si un gland et une châtaigne tombent côte à côte, l’un ne reste pas inerte pour céder la place à l’autre ; tous deux obéissent à leurs propres lois, germent, croissent et prospèrent de leur mieux, jusqu’au jour où l’un, peut-être, étendra son ombre sur l’autre et l’étouffera. Si une plante ne peut vivre selon sa nature, elle dépérit ; un homme de même.
La nuit en prison fut une expérience nouvelle et non dénuée d’intérêt. Les prisonniers, en manches de chemise, bavardaient en prenant l’air sur le pas de la porte, le soir où j’y entrais. Le geôlier dit alors : Allons les gars, c’est l’heure de mettre le verrou." Sur quoi, ils s’égaillèrent et j’entendis le bruit de leurs pas qui regagnaient leur caverneuse demeure. Le geôlier me présenta mon compagnon de cellule comme un "très brave garçon et un homme capable". Quand la porte fut verrouillée, celui-ci me montra où accrocher mon chapeau, et comment on se débrouillait là. Les cellules étaient blanchies à la chaux, une fois par mois, et pour ce qui est de la mienne, c’était sans doute la demeure de la ville la plus blanche, la plus simplement meublée et probablement la mieux tenue. Cet homme voulut, bien sûr, savoir d’où je venais et ce qui m’avait amené là ; et lorsque je le lui eus dit, je lui demandai à mon tour à quelles circonstances il devait d’être là, présumant, naturellement, que je me trouvais en face d’un honnête homme ; et le monde étant ce qu’il est, je crois que j’avais raison : "Oh moi ! dit-il, on m’accuse d’avoir incendié une grange, mais ce n’est pas vrai." Autant que je pus en juger, il avait dû s’en aller dormir dans une grange, en état d’ivresse, et là s’était mis à fumer la pipe ; c’est ainsi qu’une grange brûla. Il avait la réputation d’être un homme capable, attendait depuis trois mois de passer en jugement, et son attente devait se prolonger d’autant ; mais il se sentait chez lui et, satisfait d’être nourri et logé gratis, il s’estimait fort bien traité.
Il occupait une fenêtre, moi l’autre ; et je vis que si l’on restait là un bout de temps, on s’occupait principalement à regarder par la fenêtre. J’eus bientôt parcouru toutes les brochures qui traînaient là et j’examinai les endroits par où mes prédécesseurs s’étaient échappés ; un barreau avait été scié et j’appris l’histoire des divers occupants de cette cellule, car je m’aperçus que, même en ces lieux, il y avait une histoire et des ragots qui ne franchissaient jamais les murs de la prison. C’est probablement la seule résidence de la ville où l’on compose des vers, imprimés ensuite sous forme de circulaire, mais sans publication. On me montra une longue série de poèmes composés par des jeunes gens qui avaient été surpris en pleine tentative d’évasion et qui s’étaient vengés par des chansons.
Je fis parler mon compagnon de cellule tant et plus de peur de ne jamais le revoir ; mais il finit par me désigner mon lit et me laissa le soin de souffler la lampe.
Dormir là une seule nuit, c’était voyager dans un lointain pays que je n’aurais jamais cru devoir visiter. Il me semblait que je n’avais jamais entendu sonner l’horloge de la ville ni retentir, le soir, les bruits du village, car nous dormions fenêtres ouvertes, les grilles étant à l’extérieur. C’était voir mon village natal sous un jour moyenâgeux, et la Concorde, notre rivière, devenait un fleuve rhénan tandis que des visions de chevaliers et de châteaux forts défilaient sous mes yeux. C’était les voix d’anciens "burghers" que j’entendais dans les rues. J’étais le spectateur et l’auditeur impromptu de tout ce qui se passait et se disait à la cuisine de l’auberge mitoyenne - expérience absolument neuve et rare pour moi. J’observais ma ville natale de plus près. J’y étais de plain-pied. Jamais, auparavant, je n’avais vu ses institutions. La prison est une de ses institutions particulières, car c’est une capitale de Comté. Je commençais à comprendre à quoi s’occupaient les habitants.
Au matin, on nous passa le petit déjeuner à travers une ouverture pratiquée dans la porte ; nous avions de petites gamelles en fer-blanc, d’une forme oblongue très étudiée, et qui contenaient un demi-litre de chocolat, du pain noir et une cuiller en fer. Lorsqu’on réclama les récipients, j’allais, en novice que j’étais, remettre mon reste de pain ; mais mon camarade s’en saisit, en disant que "je devais le garder pour déjeuner ou dîner". Peu après, on le fit sortir pour travailler aux foins dans un champ tout proche où il se rendait chaque jour ; il n’en revenait pas avant midi ; aussi me souhaita-t-il le bonjour en disant qu’il ne savait guère s’il me reverrait.
Une fois sorti de prison - car quelqu’un s’en mêla et paya cet impôt - je ne vis pas que de grands changements se fussent produits en place publique, comme il advint à ce personnage qui, parti jeune homme, réapparut chancelant et tête chenue ; et cependant sous mes yeux s’était opérée dans ce décor - la ville l’État - le pays - une transformation plus grande que le simple écoulement du temps n’aurait pu l’effectuer. J’évaluai dans quelle mesure je pouvais me fier aux gens de mon milieu, mes bons voisins et amis ; leur amitié n’était que pour la belle saison ; ils ne mettaient pas leur point d’honneur à bien agir, ils appartenaient, de par leurs préjugés et leurs superstitions, à une race aussi différente de la mienne que les Chinois et les Malais ; en se donnant aux autres, ils ne couraient pas le risque de se perdre eux, ni même leurs possessions ; après tout, ils avaient si peu de noblesse, qu’ils traitaient le voleur comme celui-ci les avait traités ; et ils espéraient, grâce à une certaine observance de surface et à quelques prières, grâce à un effort intermittent pour suivre une voie rectiligne toute tracée, encore qu’inutile, sauver leur âme. C’est peut-être porter un jugement bien sévère sur mes voisins, car je crois que la plupart ignorent l’existence d’une institution comme la prison dans leur village.
C’était autrefois la coutume chez nous, lorsqu’un pauvre débiteur sortait de prison, que ses relations vinssent le saluer, en le regardant à travers leurs doigts croisés pour figurer la grille d’une fenêtre de prison. "Comment va ?" Mes voisins n’allèrent pas si loin, mais après m’avoir regardé, ils échangèrent des regards entendus, comme si j’étais de retour d’un long voyage. On m’avait conduit en prison alors que je me rendais chez le cordonnier pour y chercher une chaussure en réparation. Libéré le lendemain matin, j’allais finir ma course et ayant enfilé ma chaussure ressemelée, je rejoignis un groupe qui partait aux airelles, fort impatient de s’en remettre à ma direction ; une demi-heure plus tard car le cheval fut bientôt harnaché - je me trouvais en plein champ d’airelles sur l’une de nos plus hautes collines, à plus de trois kilomètres, et de là on ne voyait l’État nulle part.
C’est là toute la chronique de "Mes prisons".
Je n’ai jamais refusé de payer la taxe de voirie, parce que je suis aussi désireux d’être bon voisin que je le suis d’être mauvais sujet ; et quant à l’entretien des écoles, je contribue présentement à l’éducation de mes concitoyens. Ce n’est pas sur un article spécial de la feuille d’impôts que je refuse de payer. je désire simplement refuser obéissance à l’État, me retirer et m’en désolidariser d’une manière effective. Je ne me soucie point de suivre mon dollar à la trace - si cela se pouvait - tant qu’il n’achète pas un homme ou un fusil pour tirer sur quelqu’un - le dollar est innocent - mais il m’importe de suivre les effets de mon obéissance. En fait, je déclare tranquillement la guerre à l’État, à ma manière à moi, mais bien décidé à tirer tout le parti possible de cet état de choses : à la guerre comme à la guerre.
S’il en est pour payer l’impôt qu’on me réclame, par solidarité envers l’État, ils ne font que continuer sur leur lancée, et même ils favorisent l’injustice dans une plus large mesure que l’État ne le requiert. S’ils paient l’impôt par suite d’un intérêt mal compris pour le contribuable, pour sauvegarder ses biens ou lui éviter la prison, c’est qu’ils n’ont pas eu la sagesse d’envisager le tort considérable que leurs sentiments personnels causent au bien public.
Telle est donc ma position pour le moment. Mais on ne saurait trop rester sur ses gardes en pareil cas, pour éviter que l’entêtement ou le respect indu pour l’opinion du monde ne déforme nos actes. Veillons à ne faire que ce qui nous convient personnellement a un moment donné.
Parfois, je pense : "Mais quoi ! Ces gens croient bien faire, ils ne sont qu’ignorants ; ils agiraient mieux, s’ils savaient. Pourquoi donner a votre prochain la peine de vous traiter à l’encontre de ses inclinations ?" Mais en y réfléchissant, je ne vois pas pourquoi je ferais comme eux, pourquoi je laisserais mon prochain endurer une peine plus grande dans un autre genre. Et puis, je me dit aussi parfois :"lorsque des millions de gens sans emportement, sans hargne, sans intention aucune, ne réclament de vous qu’une somme modique, sans pouvoir - ainsi le veut leur constitution - annuler ni modifier leur exigence actuelle et sans que vous ayez de votre côté le pouvoir d’en appeler à d’autres millions de gens, pourquoi s’exposer au déferlement d’une force aveugle ? On ne résiste pas à la soif et à la faim, aux vents et aux marées avec cet entêtement ; on se soumet tout bonnement a mille nécessités analogues. On ne se jette pas dans la gueule du loup." Mais dans la mesure où cette force ne m’apparaît pas comme absolument aveugle, mais humaine en partie, et où je considère que mes liens avec ces millions, ce sont d’abord des liens avec des hommes et non avec de simples objets bruts et inanimés, je vois qu’un appel est possible d’abord et instantanément à leur Créateur et ensuite à eux-mêmes. Mais si, délibérément, je me jette dans la gueule du loup, à quoi bon en appeler au loup et au Créateur du loup ? Je n’ai à m’en prendre qu’à moi. Si je pouvais me convaincre que j’ai tout lieu d’être satisfait des hommes tels qu’ils sont, tout lieu de les traiter en conséquence, et non point à certains égards, selon ce que j’exige et ce que j’attends d’eux et de moi, alors en bon Musulman et en fataliste je m’efforcerais de me contenter de l’état de fait, me disant que telle est la volonté de Dieu. En outre, il y a une différence entre résister à la volonté divine et résister à une force purement aveugle et naturelle : c’est qu’à cette dernière je puis m’opposer ; mais je ne saurais espérer, nouvel Orphée, changer la nature des rocs, des arbres et des bêtes.
Je ne désire pas me quereller avec quiconque, homme ou nation, ni couper les cheveux en quatre, ni avancer de subtiles distinctions, ni me monter en épingle. Je cherche bien plutôt, croyez-moi, un simple prétexte pour me conformer aux lois nationales. je n’ai que trop tendance à m’y conformer. En vérité, j’ai bien sujet de me soupçonner sur ce chapitre ; et chaque année, lorsque le percepteur se présente, je me trouve disposé à passer en revue les initiatives et la position du gouvernement fédéral, du gouvernement d’État et l’esprit du peuple,afin de trouver un prétexte à m’aligner.
Tout comme nos parents, aimons notre pays.
Et s’il advient un jour que nous lui refusions
l’hommage de l’amour ou celui du labeur,
veillons bien aux effets, et tâchons que notre âme
et non quelque appétit de règne ou de profit...
Je crois que l’État sera bientôt en mesure de m’épargner toute obligation de ce genre, et alors je ne serai pas meilleur patriote que mes concitoyens. Envisagée d’un point de vue inférieur, la Constitution, malgré tous ses défauts, est fort bonne : la justice et les tribunaux sont forts respectables ; même cet État et ce gouvernement américain sont, à bien des égards, tout à fait remarquables, uniques et nous devons être pénétrés de reconnaissance, nous a-t-on-dit mille fois ; mais vus d’un peu plus haut, ils sont ce que j’en ai dit, et d’encore plus haut, du plus haut, qui pourra dire ce qu’ils sont et s’ils méritent le moindre regard, la moindre pensée ?
Néanmoins, le gouvernement ne me soucie guère et je ne veux lui accorder que le minimum d’attention. Rares sont les moments où je vis sous un gouvernement, ici-bas. Si un homme a l’esprit libre, le cœur libre et l’imagination libre, ce qui n’est pas, n’ayant jamais longtemps l’apparence d’être à ses yeux, les gouvernants ou les réformateurs sans sagesse, ne peuvent sérieusement menacer son repos.
Je sais que la plupart des hommes ne pensent pas comme moi ; mais je mets dans le même lot ceux qui, par métier, consacrent leur vie à étudier de semblables sujets. Hommes d’État et législateurs, si bien enfermés dans leur institutions, ne l’aperçoivent jamais nettement et sans voiles. Ils parlent de changer la société, mais ils n’ont point de refuge hors d’elle. Peut-être sont-ils, dans une certaine mesure, hommes de jugement et d’expérience ; ils ont sans doute inventé des systèmes ingénieux et non sans valeur, ce dont nous les remercions sincèrement ; mais toute leur sagacité, toute leur utilité se cantonnent dans des limites bien étroites. Ils oublient aisément que le monde n’est pas gouverné par le système et l’opportunisme. Webster ne regarde jamais au-delà du gouvernement et n’en peut donc parler avec autorité. Ses paroles sont sagesse pour les législateurs qui n’envisagent aucune réforme essentielle dans le gouvernement en place ; mais aux yeux des penseurs et de ceux qui légifèrent pour tous les temps, pas une fois il n’aborde le sujet.
J’en connais dont les spéculations sur ce thème plein de sagesse et de sérénité révéleraient vite combien sont bornées l’étendue et l’hospitalité de son esprit. Cependant, comparées aux déclarations falotes de la plupart des réformateurs et à la sagesse et à l’éloquence encore plus falotes de la plupart des politiciens en général, ses paroles sont presque les seules sensées et valables et nous en rendons grâces au Ciel. En regard des autres, il est toujours fort, original et surtout pratique. Pourtant, sa qualité n’est pas la sagesse, mais la prudence. La vérité du juriste n’est pas la Vérité : elle n’est que cohérence et opportunisme cohérent. La Vérité est toujours en harmonie avec elle-même et ne se préoccupe pas en premier lieu de révéler la justice qu’on va accorder avec le méfait. Il mérite bien d’être appelé, comme on l’a fait, le "Défenseur de la Constitution". Les seules attaques qu’il lance vraiment sont définitives. Ce n’est pas un chef, mais un suiveur. Ses chefs, ce sont les hommes de 87. "Je n’ai jamais pris d’initiative", dit-il, "et je n’ai nul besoin d’en prendre ; je n’ai jamais favorisé d’initiative et je n’entends nullement favoriser une initiative pour troubler l’arrangement conclu à l’origine, par lequel les divers États entrèrent dans l’Union ." Toujours avec l’idée de la sanction que la Constitution confère à l’esclavage, il dit : "Parce qu’il faisait partie du contrat originel, qu’il demeure." En dépit de sa subtilité et de son talent particuliers, Webster est incapable de dégager un fait de ses rapports purement politiques, pour le contempler dans son essence intellectuelle, comme de dire par exemple ce qu’il convient à un homme de faire chez nous, en Amérique, aujourd’hui face à l’esclavage ; au contraire, il se risque, peut-être y est-il poussé, à formuler des réponses comme celle qui suit, tout en protestant qu’il parle dans l’absolu et en simple particulier (quel nouveau et singulier code des devoirs sociaux pourrait-on en déduire ?). "La manière dont les gouvernements des États où l’esclavage existe doivent régler ces problèmes est à leur discrétion, en vertu de leurs responsabilités vis-à-vis des électeurs, en regard des lois de la propriété, de l’humanité, de la justice et en regard de Dieu. Des associations formées ailleurs, issues d’un sentiment d’humanité ou de tout autre motif, n’ont absolument rien à y voir. Elles n’ont jamais reçu aucun encouragement de ma part et n’en recevront jamais."
Ceux qui ne connaissent pas de sources de vérité plus pures, pour n’avoir pas remonté plus haut son cours, défendent - et ils ont raison - la Bible et la Constitution ; ils y boivent avec vénération et humilité ; mais ceux qui voient la Vérité ruisseler dans ce lac, cet étang, se ceignent les reins de nouveau et poursuivent leur pèlerinage vers la source originelle.
Aucun homme doué d’un génie de législateur n’est apparu en Amérique. De tels êtres sont rares dans l’histoire du monde. Des orateurs, des politiciens et des rhétoriciens, il s’en trouve à foison. Mais il n’a pas encore ouvert la bouche pour parler, celui qui est capable de trancher les questions tant débattues d’aujourd’hui. Nous aimons l’éloquence pour l’éloquence et non pour la vérité qu’elle peut énoncer ou l’héroïsme qu’elle peut inspirer. Il reste à nos législateurs de saisir la valeur comparée du libre-échange et de la liberté, de l’Union et de la rectitude, au sein d’une nation. Ils n’ont pas de génie ou de talent, même sur des points relativement modestes d’impôts et de finance, de commerce, d’industrie et d’agriculture. Si pour nous guider, nous n’avions pour toute ressource que l’ingéniosité verbeuse des législateurs du Congrès, sans le correctif de l’expérience bien venue et des doléances efficaces du peuple, l’Amérique ne garderait pas longtemps son rang parmi les nations. Il y a 1800 ans - je n’ai peut-être pas le droit de le dire - que le Nouveau Testament a été écrit ; pourtant, où est le législateur doué d’assez de sagesse et de réalisme pour profiter de la lumière que cet enseignement jette sur la Législation ?
L’autorité du gouvernement, même de celui auquel je veux bien me soumettre - car j’obéirai de bon cœur à ceux qui ont des connaissances et des capacités supérieures aux miennes et, sur bien des points, même à ceux qui n’ont ni ces connaissances ni ces capacités - cette autorité est toujours impure. En toute justice, elle doit recevoir la sanction et l’assentiment des gouvernés. Elle ne peut avoir sur ma personne et sur mes biens d’autre vrai droit que celui que je lui concède. L’évolution de la monarchie absolue à la monarchie parlementaire, et de la monarchie parlementaire à la démocratie, montre une évolution vers un respect véritable de l’individu.
Le philosophe chinois lui-même avait assez de sagesse pour considérer l’individu comme la base de l’Empire. La démocratie telle que nous la connaissons est-elle l’aboutissement ultime du gouvernement ? Ne peut-on franchir une nouvelle étape vers la reconnaissance et l’établissement des droits de l’homme ? Jamais il n’y aura d’État vraiment libre et éclairé, tant que l’État n’en viendra pas à reconnaître à l’individu un pouvoir supérieur et indépendant d’où découlerait tout le pouvoir et l’autorité d’un gouvernement prêt à traiter l’individu en conséquence. je me plais à imaginer un État enfin, qui se permettrait d’être juste pour tous et de traiter l’individu avec respect, en voisin ; qui même ne trouverait pas incompatible avec son repos que quelques-uns choisissent de vivre en marge, sans se mêler des affaires du gouvernement ni se laisser étreindre par lui, du moment qu’ils rempliraient tous les devoirs envers les voisins et leurs semblables. Un État, qui porterait ce genre de fruit et accepterait qu’il tombât sitôt mûr, ouvrirait la voie à un État encore plus parfait, plus splendide, que j’ai imaginé certes, mais encore vu nulle part.