Mustapha Khayati à Champ Libre
[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]
Paris, le 12 octobre 1976
MONSIEUR,
Il m’est revenu que les Éditions Champ Libre sont en train de rééditer La Misère en milieu étudiant. Puisque vous avez jugé superflu de m’en avertir, je tiens à vous informer que ce texte n’est point fait pour la forme commerciale officielle que vous souhaitez lui donner, et qu’il faut le laisser continuer son chemin à travers les nombreuses éditions sauvages.
Je vous dis donc que je m’oppose formellement à toute réédition de La Misère, par vous ou par n’importe quelle autre maison d’édition.
Au cas où vous persisteriez à ne pas tenir compte de mon avis, je vous rappelle ceci :
" Ne doutez pas, Monsieur, que la conscience de classe de notre époque a fait suffisamment de progrès pour savoir demander des comptes par ses propres moyens aux pseudo-spécialistes de son histoire qui prétendent continuer à subsister de sa pratique. " (I.S. n° 12, p. 90.)
MUSTAPHA KHAYATI
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Champ Libre à Mustapha Khayati
[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]
Paris, le 24 octobre 1976
MONSIEUR,
J’ai en effet décidé de rééditer La Misère en milieu étudiant, sans demander votre avis, pas plus que celui de son premier éditeur, l’U.N.E.F..
Si vous aviez été, en toute indépendance, le seul auteur de cet opuscule, je vous aurais tout de même répondu qu’il est inutile de vouloir jouer les Lukács quand on n’en a même pas la notoriété, et que toutes ces tentatives de censure obscurantistes seront toujours à traiter avec le même mépris.
Mais vous savez bien que vous n’avez pas écrit tout seul ce texte, et surtout que vous avez agi dans cette affaire comme le délégué d’un certain mouvement, et de quelques-uns des étudiants qu’il influençait à Strasbourg. Votre nostalgique prétention est vaine envers un document qui appartient à l’histoire, dont vous vous êtes fait oublier.
Nous ne vous reconnaissons aucune autorité pour dire pour quoi " ce texte n’est point fait ".
Ce sont les " garnautins " qui disaient alors que vous apparteniez vous-même à une " puissance officielle " (I.S. n° 11, p. 30) ; mais ils se trompaient. Vous semblez aujourd’hui vouloir opposer, dans l’édition, " la forme commerciale officielle " et la forme commerciale dissimulée. Vous avez certainement vos raisons pour cela. On n’apprendra pas à quelqu’un qui a été marxiste que, dans une société de marchandises, une théorie critique ne peut entrer largement en contact avec des individus qu’en passant par le support d’un objet qui se vend ; et les " nombreuses éditions sauvages " que vous applaudissez sont elles-mêmes commerciales dans toute la mesure de leurs moyens. Mais enfin, si vous évoquez précisément Champ Libre, je me consolerai en pensant que, puisque vous m’avez proposé, sans succès, d’y publier en compagnie d’un polygraphe de vos amis, M. Vaneigem, vous ne jugez pas ces éditions abusivement commerciales ; et en tout cas pas plus que d’autres. Vous savez très probablement que ce n’est pas pour un excès de commercialisme que Champ Libre est détesté et boycotté par la presse et le milieu intellectuel récupérateur.
On voit bien ce qui vous plaît dans l’édition " sauvage " : et par exemple dans cette édition " sauvage " de Düsseldorf où vous laissiez présenter La Misère en milieu étudiant comme rédigée par " Khayati, Vaneigem et autres ", alors que vous savez mieux que personne que, contrairement à quelques autres, ce même Vaneigem n’en avait pas écrit une ligne. Et pourquoi ne pas aussi, tant que vous y êtes, ajouter comme auteur ce M. Jean-Pierre Bastid qui oeuvre à présent dans une littérature qui voudrait vraiment faire de son mieux pour être rentablement commerciale ?
On voit bien ce qui vous plaît dans l’édition trilingue et franchement maspérisée de La Misère en milieu étudiant, publiée audacieusement par M. Viénet en 1972 dans une " Bibliothèque asiatique " sous la marque Champ Libre ; et pourquoi vous ne vous êtes pas " formellement " opposé à cette réédition : vous y étiez généreusement mentionné comme propriétaire du copyright.
Vous postulez une sorte de division du travail entre, d’une part, d’estimables éditeurs " sauvages ", à qui serait réservée la diffusion pour quelques pseudo-initiés ou, comme à Düsseldorf, la falsification de certains documents critiques et révolutionnaires ; et d’autre part tout le reste de l’édition pleinement et simplement " commerciale " qui, symétriquement, ne serait que le lieu des travaux alimentaires plus ou moins honteux des ex-subversifs qui se sont petitement rangés. Mais personne ne croira cette irréalité pour vous faire plaisir. Vos carences ne sont pas des lois générales de l’Histoire.
Et maintenant vous tentez, vous, de vous identifier à " la conscience de classe de notre époque ". Si quelqu’un doit avoir quelque chose à craindre de cette conscience, et de ses moyens pratiques, tout porte à croire que c’est vous.
G. LEBOVICI
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Notice de Mustapha Khayati
[Éditions Champ Libre, Correspondance. Volume I
Éditions Champ Libre, Paris, octobre 1978]
Si je m’oppose à la réédition de La Misère en milieu étudiant par Champ Libre ou n’importe quel autre éditeur, c’est parce que je crois que ce pamphlet qui avait toute sa valeur révolutionnaire en 1966, n’a aujourd’hui pour l’éditeur patenté de la théorie radicale que toute sa valeur marchande.
Je communique à ceux qu’intéresse l’histoire futile des auto-parodies révolutionnaires le dossier qui permet de suivre les interventions pour et contre cette dérisoire opération, en réaffirmant que ce texte a été conçu pour l’édition sauvage et la diffusion gratuite, qu’il appartient toujours à ceux qui ont su et qui sauront en faire l’usage adéquat, et jamais à un quelconque roquet de la récupération, eût-il apposé mille copyrights sur des écrits qui - de son propre aveu - appartiennent à l’Histoire.
MUSTAPHA KHAYATI
N.B. Envoyé à la Société de distribution des livres de Champ Libre (Sodis), l’encart ci-joint (À propos de la réédition de La Misère) devait être inséré dans la brochure avant sa livraison aux librairies. Mais les services de la Sodis ont pu avertir à temps l’éditeur qui, naturellement, a donné l’ordre de le retirer.