Une des définitions du postmoderne, celle de Lyotard, que l’on a déjà vue entre les lignes de la géocritique, c’est l’absence de « grands récits », comme ceux de Hegel, Comte, Marx, Huxley, Spencer… Je pense qu’il faut aller encore plus loin et tenter d’entrer dans un espace situé non seulement au-delà de tout ce qui est discours téléologique, mais en dehors de tout ce qui est mythique, religieux, métaphysique. Le même Lyotard parle d’une « orientation qui ouvrirait une nouvelle perspective ». C’est cette nouvelle orientation, cette nouvelle perspective que propose la géopoétique.
Quant à l’écriture même, je pratique une certaine forme d’essai, une espèce inédite de prose narrative, et une poésie hors normes.
L’essai, c’est une manière rapide et énergique de penser, et ses registres sont divers. L’essai ne vise pas à établir un système, il ne cherche pas à tout dire, mais c’est au travers d’une multiplicité d’essais que l’on entre le plus complètement dans un territoire, dans l’espace d’une grande idée.
Après l’essai, le « livre de voyage ».
À la date du 5 janvier 1913, Victor Segalen, installé alors à Tientsin (Tianjin), note dans son Journal : « Écarter tout critique littéraire, […] je systématiserai plus tard et surtout ailleurs ce travail un peu canevas. » Quitte à reprendre plus tard une recomposition de toute l’histoire de la littérature, en essayant de lui donner « un ordre, une clarté, une généralité, qu’aucun système de classification n’a pu lui procurer jusqu’ici », il fallait d’abord se mettre en route, entrer dans le grand espace. C’est le propos de ce que j’appelle le waybook. En abordant ce terrain et ce cheminement, la géocritique est, encore une fois, lamentablement inadéquate. Voici sa définition globale, simpliste, du récit de voyage : « un regard se pose sur un espace rendu exotique. Ce regard est occidental, voire septentrional, car l’exotisme dominant va du nord au sud autant que d’ouest en est. » À partir de cette définition, la critique est non seulement banale, mais elle fait partie d’un discours usé jusqu’à la corde. Aucune référence à toute la densité que Segalen met dans le mot « exotique », aucune référence à des récits de voyage qui opèrent tout à fait autrement. S’il a existé, s’il existe encore, peut-être, toute une littérature « exotisante » (naïve, ou dominatrice), c’est certain, mais en faire encore la critique, c’est se satisfaire d’une posture bien facile. Une seule fois la géocritique s’approche un peu du waybook (livre-itinéraire, livre-de-la-voie), tel que je le pratique, par exemple, dans Le Visage du vent d’est, La Route bleue, Les Cygnes sauvages. C’est quand il écrit ceci : « Une nouvelle catégorie générique semble émerger dans le panorama littéraire : la « fiction géographique » qui se situe quelque part entre le récit de voyage, la bio- ou l’autobiographie et le récit fictionnel. » Mais c’est encore très approximatif.
À côté de l’essai et du waybook, il y a le poème, une certaine poésie.
Dans La géocritique – réel, fiction, espace, les références à la poésie (« fiction suprême » selon Wallace Stevens) sont rares. On fait allusion à une phrase prononcée par Theodor Adorno selon laquelle la poésie serait impossible après Auschwitz – phrase absurde, qu’Adorno lui-même a regrettée, mais que beaucoup de critiques installés dans leur confort intellectuel continuent à citer avec délectation. Westphal cite aussi François Dagognet, un esprit que j’ai bien fréquenté à une certain époque (Pour une théorie générale des formes, Le Nombre et le Lieu) : « Le poète met en œuvre moins une simple topographie qu’une topologie », qui aurait mérité un développement mais n’obtient qu’une paraphrase pléonastique (« le dialogue intime du texte et de l’espace »). En fait, la seule référence explicite et précise à une spatialité poétique, c’est aux Calligrammes d’Apollinaire, ce qui est assez primaire, étroitement formaliste. Pour commencer à s’approcher du champ du grand travail poétique tel que je l’entends, on peut passer par L’Esthétique généralisée de Roger Caillois, pour qui la poésie n’est pas un genre littéraire parmi d’autres, mais une activité plus grave, et qui étend la notion de poétique au-delà, non seulement de la « poésie humaine », mais encore de la formalisation « créatrice » de l’esprit, et la conçoit comme « une propriété générale de la nature considérée comme un tout », le grand « poète mondial » étant celui qui met en accord le mouvement de son travail psycho-mental avec le vaste mouvement de l’univers.
À la fin de son Atlas, Moretti se demande de quelles matrices une nouvelle littérature pourrait émerger, de quelle « géographie ». Je propose : celle de la dérive des continents et de la tectonique, celle des systèmes complexes et ouverts, celle de l’espace fractal, celle de la géométrie projective et affine, celle de la topologie transfinie, celle des enveloppes thermodynamiques, des pulsions telluriques, ainsi que de toutes sortes de vibrations et de longueurs d’onde. Une des sections de mon tout premier livre, En toute candeur (qui n’était pas une apologie de la naïveté, mais un retour au « blanc », à une pensée qui (re) recommence), s’intitulait « Les collines matricielles ». Aucune allusion dans le « matriciel » à une quelconque « Mère Nature », mais à des matrices dans un sens physique, et même mathématique. Comment exprimer le non-familier, l’extra-humain, dans un langage autre que mathématique, un langage familier ? C’est tout le propos de la poétique telle que je l’entends. Ce qui me fait penser à une remarque du mathématicien René Thom, selon laquelle le « langage naturel » peut mener à une façon de pensée extrêmement complexe et très subtile, « surtout quand l’auteur élabore sa propre terminologie ». Je pense ici à des termes auxquels j’ai eu recours tout au long de mon itinéraire : surnihilisme, nomadisme intellectuel, chaoticisme, littoralité, biocosmographie, géopoétique…
Il reste peut-être à parler du lieu le plus intime du « grand travail ». Si ce travail peut entraîner de grands déplacements, comporte même des tentatives d’organisation sociale et culturelle, il est basé sur un lieu de concentration, un foyer central de ressources. Il y a chez moi une dialectique de l’errance et de la résidence. Si j’écris des waybooks, j’écris aussi des staybooks (livres du séjour, de l’habitation profonde d’un lieu). Une phrase d’un poème de Yeats a été longtemps ma devise : « Dans un lieu de pierre, sois secret et exulte, car de toutes les choses connues, c’est la plus difficile. » Je me suis toujours aménagé de tels lieux : c’était Gourgounel, c’est la maison des marées…
Le monde entier, espace et temps, s’y concentre.
Depuis mes études classiques, j’ai toujours eu à l’esprit la notion de la paideia grecque, où se conjuguaient politique et poétique et où, après la chute des superbes empires, la question primordiale était la formation de l’être humain et l’habitation humaine de la Terre.
J’ai toujours eu aussi à l’esprit la notion d’Organon. D’abord, le premier, celui d’Aristote, qui a pour base cette constatation : « Il est difficile de clarifier quoi que ce soit, l’être humain marche perpétuellement dans la confusion et la contradiction. » C’est pour arriver à un peu de clarté, et pour la maintenir, qu’il écrit cette panoplie de l’art de penser qu’est l’Organon, qui consiste, on s’en souviendra, en cinq traités : les Catégories, les Analytiques, les Topiques, les Réfutations Sophistiques et l’Essai sur l’interprétation. Je suis au courant de tout ce qui a pu se dire contre Aristote. J’ai notamment dans ma bibliothèque l’œuvre complète d’Alfred Korzybski, fondateur de l’Institut de sémantique générale, qui prône la nécessité d’un « système non-aristotélicien ». Je peux être d’accord avec lui, tout en ayant une admiration sans bornes, ou presque, pour le travail d’Aristote. Que les catégories puissent devenir contraignantes, et même déformantes, j’en conviens. Mais pour établir un minimum de clarté au début d’une argumentation, il est bon d’en avoir et on peut en inventer d’inédites : au-delà de « poète » et de « philosophe », celle, par exemple, de « poète-penseur ». Et puis on peut faire une relecture d’Aristote, une réinterprétation. J’ai toujours compris le grec ousia prôtê (« essence première ») que l’on traduit en latin par substantia, non pas comme une idée platonicienne ou para-platonicienne (« être originel », etc.) mais comme un mouvement de base général dont peuvent émerger toutes sortes de singularités, ainsi qu’une unité non-unitaire. Quant aux topiques, qui permettent de « placer » des termes afin d’arriver au discours le plus clair et le plus puissant, je ne les ai jamais séparés de la topologie spatiale, donc de la notion d’idées impliquées dans l’espace, parmi les choses. Il s’agirait donc, dans ma lecture « post-aristotélicienne » de sortir non seulement du discours confus, mais encore de l’ordre d’un discours qui s’enferme sur lui-même (le philosophe philosophant) sans ouverture sur l’univers, dans un mouvement de base ouvrant, impliquant eros, logos, et cosmos.
Je viens d’évoquer le premier Organon, mais il y en a un deuxième, le Novum Organum de Francis Bacon, dont l’Instauratio Magna brasse l’Histoire, la philosophie et la poésie, en éliminant tout ce qui est magie et idole (expurgatio vocabuli magiae), tout ce qui est conceptualisation bornée et ratiocination creuse, afin de sortir les êtres humains de tous leurs « petits mondes » et de leur faire connaître le grand monde qui les entoure, tout le paysage héraclitéen (Bacon se réfère explicitement à Héraclite) de la nature et du cosmos.
À la fin de son entreprise, Bacon, avec la modestie du visionnaire, dit que son travail n’est que « le bruit que font les musiciens en accordant leurs instruments ». Ce n’est pas un son agréable en soi, mais c’est à cette seule condition que « la musique sera plus douce après ». Il s’est donc contenté, poursuit-il, d’« accorder les instruments des Muses », pour que ceux qui ont « de meilleurs mains » puissent mieux jouer à l’avenir.
Sans prétendre avoir « de meilleures mains », loin d’être sûr de jouer mieux, j’ai eu, conscient de l’énormité, voire de l’impossibilité de la tâche, l’idée d’un nouvel Organon, un Tertium Organum, dont les contours, vagues, nécessairement, au début, comme c’est le cas de toute intuition profonde, allaient se préciser pour esquisser, dessiner un Organum Geopoeticum : un terrain, un lieu de création et de formation, de concentration et de dissémination, avec à la base, un concept puissant et dynamique à valeur fondatrice.
L’espace d’Aristote était la Méditerranée. Celui de Bacon était, déjà, une mer plus mouvementée, qui s’étendait au-delà des Colonnes d’Hercule : l’Atlantique. L’espace dans lequel je devais essayer d’évoluer était, d’abord, l’Atlantique (« le site le moins clos », dit Saint-John Perse), et, au-delà, l’Océan mondial. Ouverture totale, avec beaucoup de risques, beaucoup de catastrophes à l’horizon. Comme le dit Melville, dans Moby Dick : « Toute pensée profonde vient de l’effort intrépide déployé par l’âme pour maintenir l’indépendance d’une mer ouverte. »