Ce livre a pris son origine dans une suite de questions qui me furent adressées par Régis Poulet concernant mon positionnement vis-à-vis de tous les « géo- » (géophilosophie, géocritique, etc.) qui se sont succédé ces dernières années, depuis que j’ai fondé l’Institut international de géopoétique en 1989.
Pas à pas, ce qui, au début, ne se voulait pas autre chose qu’une suite de questions-réponses assez rapides a pris les allures d’un traité, mes « réponses » (réactions, avis, remarques) se transformant en essais documentés.
Le propos était double : à la fois faire une étude critique de toutes ces disciplines « géo- » à la lumière de la géopoétique, mais aussi voir en quoi chacune d’elles pouvait être considérée, sous tel ou tel de ses aspects, comme une contribution à la géopoétique. La première approche permettait, par un processus d’érosion, de préciser les contours de la géopoétique, et la deuxième, de relever dans toutes les nouvelles disciplines les éléments d’un mouvement de fond dans une civilisation amorphe, qui a perdu tout repère.
Bref, cette tournée des « géo- », tour d’horizon existentiel, intellectuel, culturel, vise en fin de compte à tracer la cartographie d’un monde potentiel.
J’ai longtemps hésité sur le titre. J’ai d’abord été très tenté par Organum Geopoeticum, en référence, évidemment, au Novum Organum de Francis Bacon qui lui-même se référait à l’Organon d’Aristote. Mais si Wittgenstein pouvait encore, même à Londres, employer, en 1922, le latin pour le titre de son livre, Tractatus logico-philosophicus, nous avons depuis fait des progrès en « anti-élitisme ». Les ressources intellectuelles, linguistiques et poétiques, autrefois disponibles, s’épuisent. J’ai pensé ensuite au terme de « champ ». La géopoétique est en effet plus un champ qu’un système, ou qu’un organon. « Le grand champ de la géopoétique » sonnait assez bien à mes oreilles, et j’avais l’idée d’y associer comme épigraphe ces « grands champs baignés de la blancheur de l’aube » évoqués par André Gide dans les Nourritures terrestres, un livre qui avait marqué mon adolescence. Mais cela aurait encouragé ceux qui ont déjà tendance, par ignorance, facilité ou tactique, à rejeter la géopoétique du côté d’un vague lyrisme des lieux. J’ai fini par opter pour un titre purement « optique ».
Panorama, pan horama, une vue complète dans tous les sens. C’est ce que Pétrarque avait devant les yeux au sommet du mont Ventoux. Ce fut un moment crucial, marquant un grand tournant dans la culture occidentale.
Mais à la fin de cette préface, c’est vers un autre de mes vieux compagnons de route que je me tourne, un écrivain chinois du XVIe siècle, Yuan Hongdao, qui se disait « amoureux des nuages et des pierres », c’est-à-dire de choses abstraites et de choses concrètes. À une époque de crise en Chine, Hongdao tenta un renouveau intellectuel et culturel, d’abord en s’opposant ouvertement à l’intelligentsia régnante et à la littérature officielle, avant de consacrer son temps à des études profondes et à de longs voyages. À propos d’œuvres qui « n’entrent pas dans le moule » et d’une littérature s’adressant, non pas aux « littérateurs vulgaires », mais aux « voyageurs fervents » et aux « ermites sauvages », il dit ceci :
« Tout ce qui touche à ces choses est difficile à comprendre. Ceux qui n’ont pas de talent ne comprennent pas ; ceux qui en ont ne comprennent pas davantage. Ceux qui n’ont pas de culture ne comprennent pas ; ceux qui en ont ne comprennent pas davantage. Ceux qui ne comprennent pas ne comprennent pas ; mais ceux qui comprennent ne comprennent pas non plus. C’est bien difficile à comprendre. »
La route est ouverte.
Dans l’atelier atlantique
Côte nord de la Bretagne
Hiver 2013