Mais à l’école primaire, c’est un avantage incontestable : quand votre nom commence par un K, vous avez plus de chance d’échapper à l’inquisition du maître que le banal, l’infortuné C. Se dissimuler en plein milieu de l’alphabet est une ruse efficace.
Je n’ignore pas que le K se retrouve fréquemment dans les noms d’origine arabe, ou iranienne, ou turque, ou... ; pourtant je soutiens qu’il représente avant tout la quintessence de l’identité danubienne, le marqueur de la culture d’Europe centrale. De cette Kakanie « kaiserlich und königlich », impériale et royale, qui désigne l’empire des Habsbourg dans L’Homme sans qualités de Robert Musil.
En littérature, le K suggère en premier lieu Kafka, cher choucas redondant (les choucas de Bohême ont un accent, c’est bien connu ; alors que nos corbeaux civilisés émettent de raffinés « crôaa », ils lancent d’insolents « kafka »). Dans les ouvrages majeurs de Franz, le narrateur n’est désigné que par la lettre K : « Il était tard lorsque K. arriva », tel est l’incipit du Château.
D’autres grands noms d’écrivains issus de cette aire culturelle commencent par un K : Dezsö Kosztolanyi le Hongrois, Danilo Kis le Yougoslave, Milan Kundera le Tchèque – un triptyque qui m’a influencée. Traducteur, nouvelliste, essayiste, romancier, Kis était le fils d’un père juif hongrois et d’une mère monténégrine orthodoxe. Je l’ai rencontré à Paris trois mois avant sa disparition. On lui avait déjà ôté un poumon. Jamais vu quelqu’un d’aussi vivant. À notre deuxième et dernière entrevue, je lui ai apporté un exemplaire d’un roman de Kosztolányi, Absolve domine, paru en France sous l’Occupation. Il vénérait cet auteur de la première moitié du xxe siècle. Moi aussi. Je l’ai beaucoup traduit.
À propos de traduction : quand je m’échinais sur le premier roman de Péter Esterházy, je suis allée lui poser quelques questions à Berlin où il séjournait (à l’époque, la capitale allemande était encore divisée). Le point le plus difficile à résoudre était celui du sous-titre, « Kisssregény » en hongrois, qui comportait un double, voire triple jeu de mots. Cela signifiait littéralement « Petit-rrroman » (par antiphrase, car le manuscrit comptait 800 feuillets, je ne suis pas près de l’oublier), mais faisait aussi allusion aux Jeunesses communistes, et pouvait enfin se traduire par « Roman de Kis », lequel Kis avait alors des démêlés avec le Parti et l’Union des écrivains de son pays. Après quelques verres de vin blanc, ma suggestion fut « Roman-sic », « Roman-kit » ou « Roman-kyste », vu que s’y enkystaient de nombreuses références détachées de leur contexte et passées en fraude depuis l’Occident décadent (sic). Esterházy était enthousiaste. Logiquement, l’éditeur français a imposé le titre Trois anges me surveillent.
Ma passion pour le K m’incite à en adorner Bohumil Hrabal, autre grand écrivain tchèque. Oui, je l’enkaïerais volontiers, ce géant littéraire amateur de bière, puisqu’un H suivi d’un R a tendance à se muer en K dans notre gosier gaulois : Bohumil Kabbale... Quant au Polonais Slawomir Mrozek, génial auteur de contes brefs, je le retournerais volontiers comme un gant pour le gratifier de la noble initiale : Kezorm, ça ne sonne pas mal, non ?
Mais venons-en à mon propre K.
Quand j’étais enfant, j’ai dévoré dans un magazine pour adultes une histoire dont l’héroïne réalisait mon propre fantasme obsessionnel : une paire d’ailes lui poussait dans le dos et elle s’envolait – preuve qu’il s’agissait d’un don de Dieu et non du Diable. J’étais persuadée que tout ce qui était imprimé était du sérieux, du vrai de vrai. Cela ne manquerait donc pas de m’arriver, à moi aussi. J’ai attendu, confiante. J’ignorais que derrière les histoires se cachait un auteur, je croyais qu’elles surgissaient toutes seules du néant. Bien plus tard, je suis retombée sur cette histoire en lisant... Le K, un recueil de nouvelles de Dino Buzzati. Or le patronyme de cet immense auteur italien, apprendrais-je par la suite, est d’origine hongroise (un dérivé de « buzat », l’orge) !
Il y a quelques années, un ami m’a offert l’initiale de mon patronyme qu’il avait sculptée dans du bois. « Ton K s’envole, a-t-il commenté, je me suis inspiré de ta signature. » J’ai vérifié : en effet, mon K possède un axe vertical ancré dans la terre, et deux ailes jaillissantes sur le côté. Il aspire visiblement à s’envoler.
Adolescente, j’ai découvert non sans fierté que l’un des narrateurs récurrents de Philip Roth s’appelait David Alan Kepesh – graphie qui correspond à la prononciation exacte de mon nom. Ce personnage, universitaire estimable, est un obsédé des nichons. À tel point que dans "Le Sein", une variation sur "La Métamorphose" de... Kafka, il se réveille transformé en l’objet de son obsession. Ce qui ne l’empêchera pas, une fois le choc surmonté, d’inaugurer un nouveau genre de rapports sexuels, y compris avec sa femme légitime.
Mon pseudonyme aussi commence par un K : Kazar. Quand on s’attache à cette lettre, difficile de lui être infidèle. Je l’ai choisi à cause du livre – La Treizième Tribu – qu’Arthur Koestler a consacré aux Khazars, ce peuple caucasien qui s’est collectivement converti au judaïsme au VIIIe siècle, et a mystérieusement disparu par la suite. Mais j’y pense : un de mes oncles a fait de même ; il a émigré après la guerre en Australie, où il a disparu en changeant de nom. Il a renoncé à son K...
Au fait, ai-je mentionné que dans l’Égypte ancienne, le Kâ est l’un des noms de l’âme ?
Quand on hérite des deux côtés de sa généalogie d’un trouble identitaire, on a tendance à s’accrocher d’autant plus à son patronyme. C’est tout ce qu’on a de sûr. J’ai été amenée à me forger moi-même une identité, en grande partie par l’écriture. Et la lettre K est devenue ce qui me rassemble, la cheville de ma personnalité. Le K : une ancre, un destin. Un passeport littéraire.
Suis-je un cas, Docteur ?