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Intelligence du politique ; politique de l’intelligence 

La vie intellectuelle en France (3)

lundi 26 mai 2003, par Anna Sprengel (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

40 % des 18-25 ans n’ont pas voté lors des dernières élections présidentielles.

La longue histoire de la vie intellectuelle en France est bien sûr mêlée de politique, l’engagement la définissant. Depuis le début du siècle dernier, les intellectuels ont exercé leur influence dans la sphère politique, voire ont abandonné leurs professions pour devenir syndicalistes, députés, ministres. Certains se sont trompés, ont trahi leurs causes, ont renoncé. Parfois ils ont choisi le silence, ou bien c’est le silence qui les a choisis.

On a oublié l’importance des intellectuels de droite, chrétiens-démocrates, conservateurs, libéraux, fascistes. La seconde guerre mondiale et Vichy les ont décimés, sinon disqualifiés, mais l’obédience à De Gaulle en a réhabilité certains. Les années Mitterrand les ont quelque peu passés sous silence, mais on a vu renaître à leur extrême des thèses néo-racistes. On croise aujourd’hui des penseurs de droite qui reviennent sur le devant de la scène, et des thèses néo-conservatrices, réactionnaires, et néo-libérales qui alimentent les différents courants de la droite française, emportés par les succès de Chirac.

Les journalistes, enclins à un anti-intellectualisme facile, n’ont pas pardonné aux intellectuels de gauche leur collusion avec le Parti Communiste et le stalinisme, puis avec Mitterrand. Sartre est passé de mode ; on lui préfère des penseurs moins radicaux, de ceux qui n’entrent pas en jeu dans le procès récent de l’ex-Union Soviétique, et des intellectuels qui ont pris leur distance avec mai 68, Mao et Cuba, avec le règne de l’ancien Président, et les idées de révolution. Ils ont dépéri comme leurs utopies, n’ont pas survécu à la chute du mur de Berlin. La cour du Prince s’est vidée, mais quelques-uns en ont gardé l’habit, dans le meilleur des cas décoloré, dans le pire à l’envers.

Il y a eu aussi des intellectuels désengagés, refusant d’entrer dans un parti, dans Le parti. Ceux-là aussi étaient des traîtres, en leur temps. Ils sont restés, toujours à l’écart, préférant travailler aux souterrains plutôt qu’en plein jour, à rénover une société malade, réformer des structures usées. Engagés socialement mais en dehors du jeu politique et médiatique, ils n’en réclamaient pas moins la parole, au nom d’actions humanitaires, associatives, ou syndicales.

Un intellectuel qui ne se préoccupe plus de politique n’est-il pas nécessairement un traître ? Affaire de tous, et en premier lieu de celui qui prétend agir par ses idées, la désaffection du politique est plus qu’un désaveu, c’est une imposture. Désaveu parce qu’après avoir dit s’être trompé, il préfère un silence gênant ; imposture parce qu’après avoir abandonné sa fonction d’intellectuel, il se confine dans l’irresponsabilité. Car on le regarde, on l’écoute, on attend de lui des solutions, des améliorations, la prise en charge de problèmes que tous n’ont pas le temps et la capacité de réfléchir. On attend qu’il influence la classe politique, qu’à défaut d’être d’un parti, il la prenne à parti, ou encore qu’il la prenne à revers.

On sait la crise de la représentativité politique. On sait moins la comprendre et agir. Certains préfèrent le repli sur soi et l’auto-censure, d’autres l’exotisme de lointaines contrées et de thèmes d’études consensuels ; ceux-là proposent un conformisme sans destin, et une culture de distraction et de consolation : leur désaffection laisse place à une rhétorique d’assagissement et d’obéissance naïve, à un quiétisme qui cache mal le désemparement. De même que la République est l’affaire de tous, la dépolitisation concerne tous les milieux.

Penser le politique aujourd’hui, ce n’est pas non plus faire ressurgir, comme certains, l’idée d’un parti des intellectuels, voire d’un gouvernement par cette élite. Ce fantasme, comme celui de la révolution, qui n’arrive jamais, a fait long feu. Mais il dit bien la difficulté à renouer le dialogue, à réfléchir la société dans son ensemble, et à avoir prise sur elle. On met en avant les réseaux de résistance, et internet comme nouveau moyen d’action, mais ces mêmes outils offrent une perspective obstruée comme en un labyrinthe de l’état des lieux : en tant qu’outil, internet est un objet neutre qui sert aussi bien aux pires décisions qu’aux meilleures expressions d’un contre-pouvoir.

Il n’en reste pas moins que la politique agit sans réfléchir, quand la critique réfléchit sans agir. J’observe une augmentation de la glose, et dans le meilleur des cas des protestations, mais elles restent sans effet, ne dérangent pas l’ordre bien-pensant, qui s’en passe pour décider d’actions allant contre la volonté générale, en s’autorisant de l’unanimité des spécialistes à courte vue, et de la raison d’état. Il faut dire que l’apport des sondages, outre leur contribution à l’extinction de toute vie politique collective et des débats, permet de biaiser la notion de représentativité et de consultation en s’imposant comme un pseudo-vote, de mettre de côté toute velléité de réflexion approfondie, et de justifier à la fin n’importe quoi.

Chacun s’est replié sur lui-même, en pensant que de toute façon ils décident sans nous ; chacun par conséquent agit selon son intérêt, seul, et apeuré par une violence que les médias créent, ou grossissent. Ceux-ci se sont aussi décolorés, politiquement, et prétendent ne jamais être partisans : mais pleins de partis pris, excluant certains faits dans leurs sélections, ou organisant des simulacres de débats, ils prescrivent malgré eux une opinion d’autant plus pernicieuse qu’elle se veut neutre et objective, et rend difficile une lecture critique de l’information. Ils poursuivent par la même l’entreprise de dépolitisation de la société.

Seul désormais l’accident permet de jauger la pérennité d’un système. L’état d’urgence admet une réaction démocratique, et manifeste en même temps l’existence d’une collectivité qui n’est pas totalement inerte, et qui redécouvre la notion du commun. Ainsi du second tour des élections présidentielles 2002, ou de la résistance à la guerre américano-irakienne. Mais ces brusques réveils n’empêchent pas une profonde léthargie, un sommeil de la raison politique, qui se voit par exemple par le fort taux d’abstention aux différentes élections. J’ai déjà fait état de la dépolitisation des étudiants ; il faut poursuivre en analysant la catégorie des " ne se prononce pas ", des abonnés absents aux différentes étapes du processus démocratique.

Lors du sursaut démocratique des élections présidentielles 2002, on a vu quelques intellectuels médiatiques appeler à voter pour Chirac. Ne fallait-il pas simplement appeler à voter, quitte à voter blanc ? Après l’Autriche et la Belgique, la France voyait ressurgir les démons de l’extrême droite. C’est ainsi à un niveau européen que désormais les problèmes se posent, ou devraient se poser. Longtemps espérée, une Europe sociale et politique est entrain de se créer, qui n’est malheureusement pas relayée par les grands médias, et qui tend à se confondre dans la critique de la mondialisation. C’est aussi à un niveau européen que l’intelligence doit opérer, en se confrontant aux points de vue des autres pays, et en créant un espace de pensée ouvert aux différentes cultures.

Il ne tient qu’aux intellectuels et aux écrivains de faire naître une Europe de la culture, unie par des valeurs et des problèmes communs. Malgré la barrière des langues, nous savons bien que nous venons du même fonds spirituel, avec dans un second temps des particularités propres à nous enrichir et à créer une dynamique entre communautés. De nos différences peut surgir une identité toute en nuances, qui a devant elle de nombreux combats à mener, à commencer par une politique européenne. La tâche de vigilance et de créativité s’avère rude, et demande la lucidité de tous les esprits.

On me rétorquera que désormais les problèmes se posent à un niveau mondial, que l’Europe est une chose dépassée ou en voie de dépassement, et que je manifeste une certaine étroitesse d’esprit et une naïveté indigne. Je réponds que la notion de " monde " est à discuter, car il me semble qu’elle n’englobe pas tous les pays de tous les hémisphères, que nous ne sommes pas tous issus du même esprit, comme par exemple les Indiens ou les Chinois, bien que nous n’y soyons pas fermés, et qu’avant de penser en grand, à un niveau mondial, il convient de réfléchir dans un espace géographique restreint et reconnu, qui à lui seul réclame beaucoup d’énergie et de force de conviction : les frontières régissent encore les pays et les esprits ; se dire citoyen du monde est propre à une culture déterminée ; il convient de ne pas se noyer dans une pensée sans sol, qui fait trop vite peu de cas de ses spécificités.

L’esprit européen n’est pas fait d’enfermement et d’oeillères. Il réclame au contraire une ouverture d’esprit certaine et la conscience de son histoire, des obstacles et des étapes de sa construction. Cette même conscience nous fait parfois défaut quand nous envisageons les enjeux d’aujourd’hui, en passant trop vite sur des aspérités qui ressurgissent ailleurs, ou en insistant sur des aspects communs qui n’ont que peu d’importance, du moins pas celle que l’on attend. L’émergence d’une pensée européenne ne saurait se passer d’une réflexion sur cette histoire et les difficultés qui y ont trait, et c’est en touchant cette conscience que l’on pourra envisager de toucher le monde, le toucher et agir. Mais trop souvent vouloir penser le monde n’est qu’un masque de l’impuissance.

Pour que la critique ne reste pas vaine, que l’Europe ne se noie pas sous la pression de la pensée mondialiste, qui ne touche à vrai dire que peu de monde, et que la réflexion reste créative et active, il faut également expliciter ses moyens d’actions, et la portée de ses discours. Il faut espérer que les moyens qu’elle se donne d’aller en profondeur et dans toute l’étendue de l’Europe trouveront un écho. Aussi faut-il poursuivre en tachant d’analyser le pouvoir des intellectuels, s’il en est un, c’est-à-dire ses moyens d’expression et d’action. Ce sera l’objet du quatrième et dernier des articles préparatoires des Rencontres du Lendemain.

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