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Les retrouvailles des mots manquants 

vendredi 8 décembre 2023, par Catherine Lévy-Hirsch

Arrivée il y a quelques jours sur le sol nippon, je ne suis pas encore parvenue à profiter pleinement de mon nouveau séjour sur l’archipel, ceci pour une autre raison que le décalage horaire. La responsabilité en incombe à la compagnie Bip Bip Bzz BleuBlancRouge qui, le 18 septembre dernier, a encaissé deux fois mon billet d’avion, sans mon accord, il s’entend.

A ce jour, mon compte en banque n’a toujours pas été crédité du remboursement de mon billet non acheté, quant au reste, explications, excuses et tutti quanti … ils doivent être coincés, perdus dans une salle, avant embarquement.
A ce jour, dimanche 16 octobre 2023, et à cette heure (japonaise), mis à part ce courriel reçu de Bip Bip Bzz BBR, je reste dans l’attente d’explications, d’excuses, de remboursement de……
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Je pense, à force de relecture, que l’exception littéraire que Bip Bip Bzz BBR m’a envoyée – et que je partage tant elle est extraordinaire – (j’ai laissé le lien au cas où quelqu’un aurait envie d’y répondre) vaut largement publication, voire l’obtention du titre de nominée au Grand Foutage de Gueule, et qui sait peut-être la compagnie aura-t-elle un jour l’oscar des WoTIC ( Worst Treatments Inflicted on a Customer) pour vol et mépris de la personne humaine ?

Grâce à la compagnie tricolore, mes occupations administratives me bouffent la tête et me pourrissent la vie et mon voyage. Heureusement, les instants japonais ne lâchent rien et supplantent régulièrement les parasites multicolores qui me tsunamisent.

Arrivés il y a quelques jours à Tokyo, Florian et moi filons (en fonction de mon béquillage) visiter le Musée Hokusaï. Les ancêtres des mangas y figurent en bonne place. Le maître des estampes de l’époque d’Edo (1603-1868) est incontestablement un génie.

Dans une pièce reconstituée, on peut voir deux mannequins de cire animés, le maître et sa fille Oei. En posture de dessin, agenouillé sur un tatami quadrillé, torse en avant, couverture rouge bordée d’une large bande noire sur le dos, il trace au pinceau ce qui devra lui survivre. A ses côtés, une foule de feuilles de papier froissées meuble le sol. Il est rassurant de voir tant de refus obstinés. Tant de ratages artistiques. Même si c’est du faux, ça fait du bien de voir que les plus grands artistes recommencent tant qu’ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent.

De nombreux ukiyo-e sont exposés. Les écrans tactiles nous renseignent sur les œuvres du peintre. Hokusaï avait créé un manga destiné à ceux qui voulaient apprendre à dessiner, le musée utilise des jeux interactifs pour aider les visiteurs à comprendre sa démarche. Voir de visu toutes ces estampes m’a permis de mieux ressentir l’attirance qu’ont eu Monet, Van Gogh, Degas et les autres artistes occidentaux pour ce maître incontestable du monde flottant (rien à voir avec les flottements de Bip Bip Bzz BBR).
A peine rentrée à l’hôtel, je me précipite pour voir si la compagnie flottante m’a envoyé de ses nouvelles. Nenni.

Après ce bref séjour tokyoïte, nous filons à Nikko où j’ai monnayé mes quelques pas sur le Pont Sacré, autrefois réservé au seul empereur. L’Abysse de Kanmangafuchi, ses Jizo alignés à perte de vue, ses cascades et sa forêt aux racines des arbres nouées comme le sont les mains des très vieilles personnes m’ont enchantée. J’ai un faible pour Jizo. Je ne l’aime pas autant que la déesse Inari, mais cet Hermès protecteur des voyageurs est censé être chargé de bienveillance envers la road trippeuse diminuée que je suis. Je l’ai rencontré du Sud au Nord. Statue de pierre ou amas de petits cailloux habillés, il est reconnaissable entre mille avec son bonnet rouge (auquel peut s’ajouter un tablier ou un bavoir de la même couleur). Un modeste autel situé dans l’Adashino Nenbutsu-ji, à Sagano, quartier de Kyoto jouxtant Arashiyama, que j’avais visité il y a trois ans, lui était dédié. Il n’y avait rien qui puisse faire penser aux voyages far far away dans le décor entourant ce Jizo kyotoïte. Des guirlandes de Noël scintillaient dans la luminosité restreinte de l’hiver. Des tétines et jouets d’enfants entouraient le dieu, qui est aussi le veilleur des âmes enfantines disparues trop tôt, m’avait expliqué un moine venu lui rendre hommage. Depuis, Jizo m’attire sur le plan des voyages et titille la sensibilité de mon versant émotionnel. Pas une fois, lorsque nous nous rencontrons, je n’oublie que des parents éplorés s’adressent à lui pour veiller sur leurs enfants.

Plus loin, la villa impériale et ses 106 chambres est impressionnante. Ce bâtiment en bois est un des plus grands du Japon. Son esthétique épurée est d’une beauté linéaire, presque plate, mais avec ce petit plus qui la rend attirante. Une plaque arrondie dorée de petit taille aussi éclatante qu’un soleil ornant la croisée des poutres, ou un fusuma – une cloison coulissante au décor animal ou floral - présenté dans quelques-unes des chambres, donnent vie à cette suite de pièces exposées aux yeux visiteurs dans toute leur nudité. La luminosité extérieure semble jouer sur la vision que l’on a de l’intérieur du bâtiment. Il nous reste une impression de perspective qui varie selon notre emplacement. Cette demeure impériale n’a rien à voir avec la Villa Katsura de Kyoto constituée de plusieurs pavillons et de jardins, parfois reliés par des ponts. Ici jardin et villa impériale sont regroupés. La nature est dehors. Le naturel est dedans.

Le lendemain, Sendaï m’a accueillie seule. Mon fils est parti vivre sa vie sur l’île de Hokkaido. Avant mon accident, je l’aurais suivi. Maintenant, ne pouvant plus faire de haute ni de moyenne montagne, je n’ai pas envie de rester plantée à Sapporo en train d’imaginer des balades motivantes qui me feraient sortir du lit dès le lever du jour (vers 5 heures du matin), pour y retourner exténuée vers les 16 heures.

La ville est touristique. Son Loop Bus très pratique favorise les visites monumentales. Ma première visite fut le Zuihoden, le mausolée de Date Masamune, seigneur féodal du début de l’époque Edo (1603-1868). Mon ascension s’est faite en montant les 103 marches qui traversent le cimetière situé sur les bas flancs de la colline. Je m’y suis retrouvée seule âme qui vive, dans un silence plombant. Le soleil matinal avait disparu, un ciel boursoufflé de gros nuages avait pris la relève. Comme il m’arrive parfois, un sentiment étrange vint à moi. Je n’ai pu m’empêcher de penser à mes parents. Une vague de chaleur m’a envahie. Était-ce une manifestation de leur présence ? Après ces marches qui n’en finissaient pas de se succéder, irrégulièrement, de surcroît, s’en sont suivies des dizaines d’autres avant d’arriver au mausolée aux couleurs vives et à l’ornementation riche et variée, reconnu Trésor National en 1931 en sa qualité de témoin des traditions culturelles de Momoyam.
Plus tard, j’ai remis le couvert, en descendant cette fois, les douze étages montés via l’ascenseur, de la monumentale statue Kamaishi Daikannon. La sculpture de la déesse de la miséricorde, haute d’une cinquantaine de mètres, contient plus d’une centaine de bouddhas. J’ai pris le temps de tous les photographier. Après tout, ne suis-je pas là pour me faire plaisir et échapper aux contraintes quotidiennes françaises ? Le temps, en compagnie de ces représentations autant divines que variées, s’étire jusqu’à ne plus en avoir la notion. Je suis restée dans la continuité de l’ailleurs, coupée volontairement du reste du monde (hors Bip Bip Bzz BBR grrrrrrrrrrrrrrr).

En sortant de la gueule du dragon qui sert de porte d’entrée, j’ai fait une photo de Kannon. Un détail m’a interpellée. Une étoile à six branches est enfilée entre les perles de son collier, bien visible, sur son torse. Je suis retournée à l’accueil et ai demandé à la dame de la caisse quel en est le symbole. Sa réponse laconique « Just a pendant » m’a paru sans équivoque. J’ai revu les maguen David achetés il y a trente ans à Jérusalem. Ils étaient en dentelle d’argent. La finesse du travail des joaillers au savoir-faire ancestral m’avait fascinée.

Remontée et redescente du bus, le Loop m’a déposée au Sanctuaire Osaki Hachimangu, Magnifique sanctuaire familial du clan Date. Date Masamune en a ordonné la construction en 1607. La divinité du sanctuaire, Hachiman, est le dieu shinto de la guerre. Il est considéré comme le gardien général et le protecteur de la ville. A l’instar de tous les sanctuaires, une grande corde terminée par une cloche attend d’être secouée par les visiteurs afin de signaler leur présence à la divinité. Devant moi, des salarymen, tailles, corpulences et costumes deux pièces identiques, se sont pliés au rituel. La laque noire, les couleurs vives et les feuilles d’or de la construction n’ont rien de commun avec les sanctuaires shintos du Sud que j’ai visités. L’esthétique est sublime, l’équilibre des lignes parfait. J’en ai été subjuguée.
La visite achevée, j’ai filé à la gare pour me rendre à Matsushima. Partout, je n’ai entendu parler qu’en japonais. Heureusement, le bus touristique donnait les informations en anglais. Maps, plus fiable que Trad, est, depuis mon arrivée ici, un fidèle compagnon de route. Parfois, je perds le Nord. Mais jamais, comme ce fut le cas à Andong, en Corée du Sud (il m’avait fallu pas mal de temps après l’accident que j’ai subi pour retrouver mes réflexes et repères temporaux-spatiaux). Depuis ce voyage, aucune police locale n’a eu à se déplacer pour me retrouver.
Depuis le début de mon séjour hors capitale, je n’ai croisé que trois ou quatre Français. Alors qu’en cette période de l’année (début du Kôyô – changement de couleur des feuilles d’érables japonais et des ginkos - les unes deviennent rouges, les autres couleur lingot d’or) le Kensaï en regorge ; ils semblent ignorer l’existence même de cette région.

La baie de Matsushima est située au nord-est de Sendaï. Plantée devant l’embarcadère qui va me balader d’un ilot à l’autre pendant une petite heure, j’ai retrouvé les traits de certaines estampes. Un cinéaste pourrait facilement faire passer les images de son film en tracés à l’encre de Chine. La beauté est devant moi, immobile et pourtant bercée par les flots. J’ai eu l’impression d’être dans une image vivante dont je n’ai été qu’un élément du décor. Sur le bateau touristique, j’ai croisé un groupe de Russes. J’ai regardé les autres passagers, ils avaient l’air d’être du pays. Quelques non asiatiques visitaient le temple, empruntaient le bateau, goûtaient aux spécialités vendues dans les boutiques situées face à la mer.
Les échanges verbaux avec les locaux ont été peu nombreux, réduits à beaucoup de sourires, de vocabulaires gestuels et d’un peu d’anglais. Ils parlaient principalement le japonais, ce qui n’est pas mon cas – sauf deux ou trois mots de politesse. L’anglais est réellement une langue étrangère ici.

Sur un petit ilot relié par un traditionnel pont de bois rouge, le temple de Godaido étonne par sa construction faite de bois brut. Aucune couleur ou ajout d’un quelconque autre matériau. Il est là depuis 1604 et fait mine de n’avoir que quelques décennies de vécu maritime fait de vent et d’humidité.

Bien qu’endommagé par le séisme de 2011, le Temple Zuigan-ji nous emporte dans un autre temps, un autre lieu. Ses grottes accueillent les cendres des défunts. Les bouddhas posés devant elles ont pour mission de veiller sur les âmes. Le temps m’a manqué, j’ai visité bâtiments et jardin en pressant légèrement le pas afin de pouvoir passer au-dessus de la mer en empruntant le pont Fukuura-bashi, long de 250 mètres, seul accès au jardin botanique où les libellules tournoient par dizaines autour des humains amoureux de la nature.

Les cinquante kilomètres du retour ont été parcourus dans un train régional bondé, où les adultes crevés par leur journée de travail piquaient du nez, bercés au son des rires des collégiens collés les uns aux autres, tous impeccables dans leurs uniformes.
Si deux noms communs devaient symboliser la ville d’Akita, je choisirais quiétude et tranquillité.

A peine arrivée de Sendaï, j’ai décidé de remettre ma visite au Musée d’Art de la ville et d’entamer une balade découverte. Je m’attendais à croiser des Hachiko, du nom du fameux chien, symbole de fidélité, dont la statue trône à Shibuya, à tous les croisements. Mis à part la grosse peluche qui nous accueille à la gare, je n’ai croisé aucun spécimen. Par hasard, j’ai abouti dans un adorable café. Deux serveuses étaient de service au Café 赤居文庫, l’une artificiellement blonde, l’autre naturellement brune. Elles portaient des combinaisons grises avec, sur le dos, la publicité pour le lieu écrite en français. En-dehors du fait d’être une pub ambulante, la jeune fille brune passait voir chaque nouvel arrivant accompagnée d’une table roulante portant l’inscription "café de la gare" qu’elle glissait entre les tables. Ce français est un leurre. Au Japon, les noms de boutiques ou les mots français que l’on peut trouver n’impliquent pas que les habitants le parlent. Ici, ce qui n’est pas le cas dans les villes de taille importante, de nombreuses pancartes (y compris le livret d’accueil de mon hôtel) sont en japonais. Mon anglais basique me montre sous un jour de voyageuse parfaitement bilingue (« au pays des aveugles, le borgne est roi » dit le proverbe). Les échanges avec la chevelure blonde se sont faits via nos traducteurs vocaux. J’ai laissé tomber mes efforts pour me faire comprendre et utilise Google trad (qui m’avais causé quelques surprises de communication à Taïwan).

J’ai commandé un plat, au hasard. Il avait les couleurs du momiji, la période automnale (et non le changement de couleurs) où les feuilles d’érables sont rouges. Au milieu du plat, le jaune de l’œuf faisait un cercle doré, comme le sont les feuilles des ginkos en cette saison. L’endroit était sympathique, original et cosy. Le livre était partout, sur les tables, en décoration au sol, entre les cartes et les menus. Il était le roi du lieu. Aux murs, une collection de pendules donnait des indications horaires les plus fantaisistes les unes que les autres. J’ai mangé doucement mon plat et l’ai savouré, à l’instar de mes découvertes nippones. Les soucis causés par Bip Bip Bzz BleuBlancRouge étaient toujours présents. Chiants, comme à chaque fois que je me heurte à leurs réponses inadéquates, ou à l’inverse à leurs non-réponses. Je me suis sentie et me sens encore être prise pour une imbécile.

En marchant dans la ville, j’ai repensé à mes parents. Un japonais pourrait parler de yokaï, car l’impression de les avoir à mes côtés tient du surnaturel (de l’imaginaire, du culturel, du manque, d’une forme de prégnance de l’Asie qui s’immisce en moi à mon insu… ? ). Avec le temps, j’ai pu constater la multitude de formes prises par mes yokai. Comme une vieille blessure qui ne disparaîtra jamais et qui, selon les moments, pourra se manifester par une simple cicatrice, une gêne, voire une douleur invalidante, mes yokai parentaux et fraternel cheminent à mes côtés. Images, voix, odeurs se sont estompées avec le temps pour devenir sentiments de, sensations, souvenirs, rêves. Celui de mon frère aîné s’est apaisé au fil des ans. Les suicidés doivent peut-être se remettre d’abord de leur traumatisme avant de réapparaître à leurs proches ?

La force qui m’est donnée de faire ce voyage où je pérégrine seule dans le nord de Honshu m’est en partie apportée par mes proches disparus. Depuis ma visite de Matsushima, d’autres yokai sont venus à moi. Ceux de mes grands-mères. Ils se sont manifestés alors que, paisiblement assise dans le bateau touristique, je contemplais la baie et ses îlots. Fatiguée de mes efforts physiques, j’ai senti monter une force régénératrice à l’intérieur de mes cellules. Mes pensées se sont d’elles-mêmes orientées vers mes grands-mères. Les eaux maritimes de ce jour ont été, grâce à mes aïeules, des eaux primordiales par lesquelles l’avant de l’avant m’a ressourcée. Exceptions dans leur époque, elles étaient des femmes de tête, sportives, entreprenantes, prenant la vie à bras le corps. Femmes de caractères, elles ont traversé les guerres et ont forgé le caractère de quelques membres de la famille, dont j’ai la chance de faire partie. Les autres ont choisi des voies plus classiques, plus bourgeoises et plus en phase avec la bien-pensance.

Le deuxième jour à Akita, j’ai eu hâte de découvrir le Musée d’Art construit pour abriter un tableau de Foujita. Imaginer une toile plantée au milieu de la ville, pour laquelle un architecte a conçu quatre murs et un toit, m’a fascinée.
Le bâtiment, bloc de béton aux murs sans fenêtres, n’est pas particulièrement attirant de l’extérieur. Une fois passé le seuil, un triangle de lumière illumine le grand escalier et les visiteurs. La magie du lieu opère au fur et à mesure de la montée des marches. Le passage obligé vers l’œuvre culte est étroit. D’un côté un mur de béton, de l’autre des cloisons de bois. Au bout, une grande porte noire s’ouvre et le moment tant attendu peut enfin avoir lieu.

Il est là, étendu verticalement, devant moi. 3,65 mètres sur 20,50 mètres. Le plus grand tableau du monde en 1937. Peint par l’artiste un an après la mort de Madeleine, sa compagne, réalisé en 174 heures. La vie de la ville est accrochée au mur. D’autres tableaux du maître sont exposés dans la galerie de l’étage supérieur, d’où l’on peut contempler d’en-haut les Fêtes des Quatre Saisons. Je suis dans et devant des chefs-d’œuvre. Je prends le temps de me déshypnotiser et ressort du sanctuaire. Choc esthétique. La grande baie vitrée qui s’offre à ma vue est entourée d’un plan d’eau sans cesse en mouvement. Je m’assieds et continue de me laisser emporter par le flot d’impressions qui me parcourt. Derrière l’eau, il y a le bois. Le béton, la nature et la lumière ne font qu’un. Tadao Andô a réussi un exploit architectural. Je contemple les cimes des pins du Parc de Senshu et décide de m’y rendre.

Avant de pénétrer dans le parc, il faut traverser un pont. D’un côté un plan d’eau classique, avec deux jets d’eau. De l’autre, un parterre (aquatique) de lotus. Je m’assieds quelques minutes et tente de les imaginer au printemps, en pleine floraison. Je quitte l’image imaginée pour me rendre dans le parc. Des bancs placés devant le Kogetsu Pond m’invitent à la rêverie. Je revois les peintures admirées quelques minutes auparavant. Bien sûr, Les Quatre Saisons sont présentes. Il y a aussi cette série de silhouettes sur fond de neige, aux traits remarquables. Il y a aussi ces nus et portraits de femmes déesses, putains et gossip girls parigotes, toutes plus divines les unes que les autres. Il y a aussi ces soleils rouges qui bouffent la vue tant ils l’accaparent.

Un arc-en-ciel s’invite sur les gouttes du jet d’eau. Les arbres, arbustes, fleurs, carpes koï et la glycine qui marche sur l’eau m’intègrent. Petit à petit les arts visuels de la nature prennent le pas sur les arts visuels picturaux générés par les peintres. Ma respiration se fait plus lente, mon corps plus léger, mon cœur plus calme. La plénitude d’Akita s’immisce en moi. Parfois, j’entends un crissement à peine audible de pas planant sur le sol. Un groupe de maternels arrive, il est juste en face de moi, de l’autre côté de ce petit étang. Une maîtresse se penche sur un enfant et lui prend la main. Aucun mouvement brusque ni bruit pouvant briser l’équilibre entre les vies végétales, animales et humaines du lieu ne se produit. L’harmonie y est quasi-totale.
Restée sans nouvelles de l’autre monde, le monde fixe, je décide de lire les infos.

Erreur.
Troubles.

Je recommence la lecture de l’article.

Horreur.
Stupeur.

En quelques mots, terroristes-massacres-enfants-vieillards, je prends la mesure de la vastitude de la cruauté des attaques perpétrées en Israël par le Hamas.
Je ne trouve pas de mots à poser sur ce que je ressens comme violence, écœurement, dégoût. Une suite de mots manquants me rend prisonnière de mon émotion. Mon âme me plombe. Je suis rivetée à ce banc de bois.

Où sont mes yokaï ? N’est-ce pas le rôle des esprits d’apparaître et de disparaître ? Alors, pourquoi ne sont-ils pas là ? C’est maintenant que j’ai besoin d’eux, de me sentir appartenir à une lignée, une famille, un groupe. Je suis seule. J’ai envie de hurler de désespoir. Mais, ici, qui le comprendrait ? Les maternels, l’étang, le jet d’eau, les arbres, les arbustes, les fleurs, les carpes koï, la glycine qui marche sur l’eau ? Je suis et reste seule. Je dois reprendre mes esprits. Ma raison. Je cherche à quoi, à qui me cramponner, à m’accrocher comme une victime de noyade le ferait avec une bouée de sauvetage ballotée violemment par la puissance des vagues.
Foujita. Tant de beauté. Notre-Dame-de-la-Paix. L’amour de l’Autre. Hamas. Tant d’horreur. La haine pour tout bagage.

Ni souvenirs ni esprits familiaux, je suis seule face aux barbaries que je n’ai ni vécues ni subies et qui pourtant me rattrapent, ici, à l’autre bout du temps et du monde. L’indicible me consume et m’empêche de mettre des mots sur mon ressenti.
Je voudrais être assise au Funiculi Funicula de Toshikazu Kawaguchi pour y boire un café spécial retour dans le passé afin de dire aux monstres, non, ne faites pas ça. Restez humains.

Je voudrais trouver les mots pour ne pas me perdre dans ces méandres et me sentir expédiée dans les abysses de l’humanité.
Je rentre meurtrie à l’hôtel, accompagnée de la peinture solaire foujitéene dont la chaleur réchauffe mon désespoir.
Hier matin, je suis partie en direction de Kakunodate. Choquée, mais debout. J’ai résisté par le biais de la légèreté du tourisme, la découverte, le plaisir de la vue avec ce superbe quartier historique composé de maisons de samouraï, les plus belles et mieux conservées les unes que les autres.

Le calme y a été régénérateur. J’y ai enfin vu un petit Hachiko. Je me suis même risquée à goûter un macaron au miso. La veille, j’avais dégusté une glace à la vanille agrémentée de cacao amer et de sel. Le petit four était vraiment étonnant. Une fois la dernière bouchée avalée, je me suis arrêtée de marcher pour me consacrer à la lente disparition des saveurs. Je n’ai pu différencier le goût du miso à celui du sel, ni à celui du sucre. L’équilibre était parfait. Cinq minutes plus tard, il me restait une sensation aérienne de sucré.

Au lever de ce matin, mon âme était encore courbaturée. Les mots manquants me perturbaient, je cherchais, quasi instinctivement, à les retrouver pour les poser sur mon ressenti, mon corps, mon âme.

Néanmoins, je me suis dirigée vers la gare pour me rendre au lac Tazawa.
Arrivée devant l’embarcadère, une dame me demande de la prendre en photo. Mon sourire, traduit en japonais, a répondu à son invite. Une fois les photos prises, elle me fait comprendre qu’elle souhaite me rendre la politesse. Je me plie au rituel du « tu me prends en photo-je te prends en photo aussi ».

Le bateau n’est pas très grand et nous sommes peu nombreux. Les Japonais sont présents. Les touristes de type européen, non. Comme d’habitude, je suis bien accueillie. A l’heure dite, le vrombissement des moteurs se met en marche pour quarante minutes. Deux escales sont prévues. L’une devant un sanctuaire, l’autre devant une statue.

A l’arrivée devant le sanctuaire, la vitesse du bateau se réduit. Je prends mon téléphone multifonctions et cadre le torii de bois rouge. Entre nous, l’écume blanche et l’eau d’un bleu incroyable. J’appuie sur l’écran. Il en résulte les couleurs que j’ai vues.

Je n’ai pas compris ce qui s’est exactement passé au moment où j’ai regardé si la photo était réussie et où le bateau est parti en direction de la statue de Tatsuko, cette jeune femme héroïne d’un conte régional populaire. Selon la légende, elle était d’une beauté inégalée et aspirait à la jeunesse éternelle. Mais, trop avide, elle assécha une source de jouvence et en fut punie. Elle a fini transformée en dragon pour l’éternité.

Derrière l’écume de la photo, de la réalité, du monde fixe il y avait le calme. Derrière le calme, il y avait la porte. Derrière le torii, ils étaient là et m’attendaient. En un quart de secondes, ils sont devenus espérance. Monde flottant et monde fixes se sont alliés pour m’accompagner sur le chemin des retrouvailles des mots manquants. Ecriture.

Les paysages couleur de mort
L’uniformité grise du chaos
Les étangs de sang carmin
Ont entaché l’humanité.

Sur les terres conjointes de nos estimables ancêtres
Le monstre a rejailli des enfers.
Il m’appelle à la haine. Mon esprit flageole.
Je résiste.

Sur la terre commune de nos ancêtres humains
Les flots bleus du lac
Les arbres aux couleurs chatoyantes de l’automne
La porte rouge donnant sur l’ascension
Appellent mon âme à la sérénité.

Mon cri muet devient parlant.
Je dois restaurer ma globalité.
Recoudre par des mots la déchirure supplicière.
Reconstruire ce qui a volé en éclats.

Sans attendre d’autres crimes
Malgré cette souffrance infligée
Recommencer à débâtir le mur de la haine
Et pierre après pierre
Toujours construire fraternellement l’édifice de la paix.{}

Catherine Lévy-Hirsch
Les retrouvailles des mots manquants
Lac Tazawa, 15 octobre 2023

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