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Portrait d’un artiste inconnu 

vendredi 26 mars 2010, par Chantal Colomb-Guillaume

Il est habituel de se demander comment tel ou tel écrivain mort ou vivant est devenu ce qu’il est, c’est-à-dire le plus souvent un homme mûr déjà reconnu. Il arrive aussi que l’on demande, lors d’un entretien, à un auteur plus jeune de s’exprimer sur le chemin qui l’a conduit jusqu’à la notoriété, mais l’idée ne viendrait à personne d’écrire la biographie d’un artiste que rien encore n’a confirmé. Personne bien sûr n’écrirait un tel ouvrage puisque le nom de cet auteur sur la couverture du livre ne susciterait aucun écho de la part des lecteurs. Car comment le connaîtraient-ils cet écrivain qui n’a publié que dans d’obscures revues ou remporté des prix littéraires locaux ? Ils ne le connaissent pas et n’ont aucune raison de souhaiter le connaître.
Pourtant qui ne s’est jamais demandé comment on devient écrivain, et qui plus est poète ? Les généticiens auront beau faire, jamais ils ne pourront nous déclarer que l’on naît écrivain. Chacun sait que Victor, l’enfant de l’Aveyron, ignorait tout du langage humain lorsqu’il fut découvert et toute personne qui n’a pas appris à lire ni à écrire dès l’enfance éprouvera de grandes difficultés à maîtriser l’écrit une fois parvenue à l’âge adulte. On ne naît pas écrivain, on le devient. Mais comment le devient-on ? Qu’est-ce qui fait qu’un homme ou une femme éprouve le désir de dépasser la fonction habituellement dévolue à l’écrit, celle de la communication différée ?
L’adulte oublie la peine que lui a causée le passage de l’oral à l’écrit dans son enfance. Il oublie les signes laborieusement tracés sur les lignes de ses premiers cahiers, la difficulté à dessiner les courbes des lettres, le tremblement de sa plume ou de son stylo. Oublié aussi le décalage entre ce qu’il pouvait indéfiniment raconter à ses camarades et la brièveté de ce qu’il s’efforçait de restituer sur le papier. De l’effort psychomoteur qu’exige l’écriture, l’adulte et même l’enseignant n’ont généralement aucune idée. Pour en avoir le soupçon, il faut avoir été soi-même privé de l’écriture ou bien avoir étudié la psychiatrie. La dépression grave rend l’écriture impossible : voulant écrire, l’adulte retrouve alors la même peine que celle qu’il a éprouvée dans son enfance. Peut-être pas celle liée à la maîtrise des traits et des courbes, mais la difficulté d’enchaîner les mots, de faire coïncider la vitesse de l’idée avec la lenteur du geste, car le geste pèse, lourdement. Rien n’est naturel dans l’écriture, tout relève d’un apprentissage. Maladroite chez l’enfant, la main devient lourde chez le malade que le geste épuise.
De tous les artistes, l’écrivain est, paraît-il, le plus menacé par la dépression car son instrument de travail n’est pas un langage qui libère comme celui du danseur ou du peintre, mais un outil qui le contraint à vivre continuellement en lutte contre sa langue habituelle pour la transformer en une expression artistique. De ce combat que se livrent deux états de la langue au sein d’un même esprit, le lecteur n’a pas conscience. Il ne voit que le roman, le poème, le texte qui s’offre à lui et l’emporte dans un univers qu’il veut proche ou au contraire différent du sien. D’ailleurs les affres de l’auteur pour écrire son livre ne l’intéressent pas. Tout juste s’il lui est pardonné d’avoir laissé un ouvrage inachevé. Le lecteur populaire est sans pitié : il lui faut la fin du roman ou de la pièce. Qu’un acteur vienne à s’effondrer dans les coulisses et il exigera le remboursement de son billet. Aucune compréhension à attendre de la part du lecteur ou du spectateur. Tout artiste est incompris.
Depuis sa première page, il le sent, il le sait. Jamais personne ne le rejoindra dans l’espace qu’il a habité le temps d’écrire les mots qu’il a inscrits sur la page ou tapés sur le clavier. Personne, pas même son ami le plus proche. Personne, et peut-être même pas lui-même dans un an, dans un mois, dans un jour, dans une heure. Écrivant, il devient étranger à lui-même. Il était cette langue, cette musique, cette quiétude ou cette angoisse qui l’habitait et, la page tournée, il n’est déjà plus celui-là même qu’il a été. Alors comment pourrait-on parler de cet écrivain qui lui-même ne se reconnaît plus, qui s’il est interrogé sur son travail parle de lui-même comme d’un autre, qui peut-être même se prend au jeu et construit une fiction de lui-même pour ne pas avoir à se dire dans sa misère d’écrire ?
Parler de celui qui ne se reconnaît pas encore comme écrivain, que le public n’a pas encore admis dans le cercle étroit des auteurs, c’est peut-être justement tenter de précéder ce moment où la parole commune contraindra l’artiste à trahir la langue qui l’a fait artiste, à retourner vers cette langue dont par tant d’efforts il a tenté de se défaire. Parler de cet écrivain en devenir n’est peut-être pas plus incongru que de parler de l’écrivain reconnu, dont on imagine les états d’âme à partir de tel ou tel événement de sa vie, faute de pouvoir refaire le chemin à l’envers. On court seulement le risque que le devenir reste dans l’inaccompli, que l’écrivain attendu ne tienne pas ses promesses, mais alors qu’aura-t-on perdu sinon cette réalité qui toujours déçoit, cet achèvement de l’autre en qui nous avions cru et dont nous avions attendu l’œuvre parfaite ? Pourquoi lui reprocherions-nous de n’avoir pas écrit cette œuvre qui n’a été tant espérée précisément que parce que nous étions incapables de l’écrire nous-mêmes ? Il faut savoir parier sur l’autre, le voir comme celui que nous ne sommes pas et l’admirer pour cela même que nous ne sommes pas. Alors qu’importe que nous nous soyons trompés ou non, l’essentiel est cette main tendue, ce regard vers l’autre qui par sa recherche artistique aura un instant ou durablement illuminé notre vie.
De ce regard ébloui je voudrais être aujourd’hui capable, moi qui jusqu’à présent ai consacré ma vie à commenter l’œuvre des grands auteurs devant des auditoires plus ou moins intéressés. Je devine que la tâche sera difficile car, au fond, que sais-je de celui dont je m’apprête à parler ? Peut-être peu de choses, peut-être seulement ce que je projette sur lui. Bien sûr il y a les textes qu’il a déjà écrits, bien sûr il y a tout ce qu’il a pu me dire sur son écriture et sur lui-même, mais cela suffit-il à le suivre fidèlement dans ce chemin difficile qu’il a choisi de suivre sans trop savoir lui-même vers quoi il le mènera ?
Tout écrivain authentique est un schizophrène qui s’ignore, déchiré entre deux langues, deux vies, deux mondes. En lui les mots de l’imaginaire se brisent sur les mots du quotidien. « Le rêve est une seconde vie », disait Nerval, déclaration à la fois juste et fausse, juste parce que le rêveur, le poète, accède à une nouvelle dimension de l’existence que sa conscience ordinairement lui refuse ; mais fausse parce que le rêve se refuse à n’être que second dans l’existence du poète, le rêve veut emplir toute sa vie. De là naît la souffrance, la déchirure. L’écriture cherche à s’emparer de la totalité de la vie du poète et s’accommode mal de sa vie d’employé, d’enseignant ou de diplomate. Ce n’est pas seulement une question de partage du temps dans la semaine entre la vie sociale et la vie artistique, mais aussi et surtout un conflit entre une voix qui répète à l’homme que seul le travail social est un véritable travail et une autre voix qui lui dit que l’écriture est la plus noble des tâches et qu’il perd sa vie à se consacrer à autre chose qu’à elle. L’écriture est exclusive, elle ne sait pas partager. Elle délivre un monde qui n’en admet aucun autre et celui qui tente de diviser son temps entre une activité sociale et l’écriture devient vite le lieu d’un conflit qui le conduit aux limites de la folie. Il n’est pas celui que ses voisins saluent chaque jour, il ne peut être cet employé ou ce professeur modèle dont chacun vante les qualités. Plus on loue ces qualités, plus tout en lui crie : non, je ne suis pas celui dont vous parlez. Il ne peut coïncider avec ce qu’il est pourtant aussi. Ses collègues, ses voisins sont plus que des étrangers car jamais ils n’apprendront sa langue, jamais ils n’accéderont à une parcelle de son univers. On peut apprendre la langue d’un étranger, mais on n’apprend pas la langue d’un écrivain. Non, il n’est pas cet homme que vous avez vu à l’écran et que soudain vous reconnaissez dans la rue. Même s’il s’exprime en public, il n’est pas celui que vous vous représentez avec la meilleure des intentions. A la minute où il écrit, il n’est déjà plus cet homme que vous avez vu ou rencontré. Il est d’un autre monde, un monde qui détruit tout sur son passage et menace sans cesse de le détruire en absorbant son moi incertain, ce moi qui doute, qui ne sait jamais trop où il en est, qui ne comprend pas ce que lui dicte la voix qui écrit en lui.
Que cette voix sans cesse étouffée au quotidien vienne à s’exprimer et l’homme sera qualifié d’étrange, de bizarre. Seul celui qui écrit lui-même peut accueillir cette voix si elle vient à se risquer hors de l’espace intérieur. C’est ainsi que j’ai rencontré l’un de ces êtres déchirés entre deux langues, deux vies, deux mondes, dans l’incapacité de choisir l’un plutôt que l’autre. Il n’est sans doute venu vers moi que parce qu’il a senti dans ma voix, dans mes gestes, dans mon langage, cette dualité proche de la sienne. Je faisais alors un cours de poésie française contemporaine à l’université de Trèves, une activité limite, très proche de l’écriture sans qu’il s’agisse vraiment de celle-ci puisque c’est de celle des autres que parle un professeur. Je mettais d’ailleurs un point d’honneur à ne pas accorder d’avantages particuliers aux poètes dont je me sentais proche et c’est ainsi que je consacrai un mois de mon cours aux poètes de la revue Tel quel pour lesquels je n’avais pas d’affinité particulière. Mais déjà il avait perçu sous le masque l’étrange relation qui existait entre l’auteur du cours et un autre auteur dont il ignorait pourtant l’existence, de même qu’à l’une de ses questions sur l’écran que peut constituer le langage dans la poésie de la présence, j’avais deviné que sous le masque de l’étudiant se cachait quelqu’un qui, pour m’avoir posé une telle question, devait nécessairement avoir une relation personnelle à l’écriture. Les choses auraient pu en rester là si cet étudiant d’ailleurs plus âgé que la majorité de ceux qui fréquentaient le cours, si l’on excepte deux ou trois auditeurs libres qui s’installaient régulièrement au fond de la salle, n’avait manifesté le souhait de me rencontrer. Pourquoi le fit-il ? Était-ce vraiment un trait de sa personnalité que d’aller vers les autres ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que tout en sachant que je ne me trouvais pas à Trèves en fin de semaine, il m’adressa malgré tout une invitation, comme pour me dire qu’il regrettait que je ne puisse être de la petite fête qu’il avait organisée chez lui un samedi, me disant d’ailleurs qu’il savait que je répondrais négativement. Étrange message qui me disait que j’étais l’invitée d’une fête dont l’auteur savait que je ne pouvais être. Message pour le moins paradoxal. Son expéditeur se disait indifférent aux hiérarchies et aux nationalités. Bien que je n’aie jamais eu aucun goût pour les rencontres festives, je trouvai le message sympathique. Son auteur avait le sentiment que je devais me sentir seule dans une ville étrangère, ce en quoi il se trompait. Chaque lundi, lorsque j’arrivais à Trèves, j’étais heureuse de gagner mon studio à proximité de l’université et de percevoir, par la baie vitrée, l’ombre des collines au loin vers l’ouest, et certains soirs le magnifique soleil rouge qui transformait subitement le paysage en tableau romantique. C’était comme si Kaspar David Friedrich avait d’un coup de pinceau fait disparaître les traces de la postmodernité pour les remplacer par le tableau d’une Allemagne plus sauvage, si sauvage même que toute présence humaine eût disparu. J’oubliais les gares que j’avais traversées pour entrer dans un paysage qui n’avait plus rien de fabriqué. Mais bien qu’il connût le quartier où j’habitais, Christian ignorait tout de ce bonheur-là et pensait que l’isolement pouvait me peser alors qu’en fait ces nuits d’hiver consacrées à la lecture et à la préparation de mes cours étaient comme un temps de liberté intellectuelle qui me libérait des contraintes de l’entretien d’une maison et des soucis ordinaires de ma vie en France.
Malgré tout, le jeune homme qui m’avait adressé cette invitation avec la certitude qu’elle serait refusée méritait autre chose qu’un refus poli car, à bien y réfléchir, par ses questions, il m’avait bel et bien permis d’échapper à une autre forme de solitude, je veux dire celle du professeur qui, faisant un cours magistral à des étudiants dont la langue maternelle n’est pas la sienne, astreints à l’obligation d’assister au cours pour obtenir une attestation de présence, peut parler ainsi semaine après semaine pendant une heure et demie sans jamais savoir si ce qu’il dit rencontre un écho. De cela, j’avais parfaitement conscience lorsqu’il m’écrivit, et ne serait-ce que pour cette raison, je l’invitai à prendre un café à la fin de mon cours lorsque nous nous reverrions. Mais il oublia le rendez-vous. Cela me parut surprenant vu le caractère si prévenant de son message. Épuisée par un semestre bien rempli, je rentrai chez moi et passai une heure assez pénible, trop fatiguée pour me livrer à une quelconque occupation. Ce n’est que le surlendemain soir, de retour en France, que j’écrivis à Christian pour connaître la raison de notre rencontre manquée. Un simple oubli dû à la fatigue, me répondit-il en s’excusant. Visiblement nous étions aussi fatigués l’un que l’autre en cette fin de semestre.
Les choses auraient pu en rester là s’il n’avait eu l’étrange idée de m’inviter à dîner chez lui la semaine suivante où j’étais retenue à Trèves par les examens de fin de semestre qui devaient avoir lieu le samedi. Je n’avais aucune raison de refuser ; un lecteur de Celan qui avait manifesté tant d’intérêt pour la poésie contemporaine de langue française était certainement capable d’une conversation intéressante, d’autant qu’il parlait un excellent français. Je décidai d’accueillir les choses comme elles se présentaient. Que savais-je de lui ? À peu près rien sinon qu’il aimait la poésie, qu’il apprenait le français avec une détermination farouche et qu’il avait le vague projet d’écrire une thèse de littérature allemande. Comme j’étais venue de France en voiture, il vint me rejoindre de l’université à mon studio afin que nous puissions descendre en ville ensemble. Ce soir-là, lorsque j’étais rentrée de l’université, un soleil rouge avait subitement transformé le paysage que je découvrais de la baie vitrée de ma chambre. Ayant prévu de me rendre en ville le lendemain pour photographier certaines statues de la cathédrale, je saisis aussi ce fabuleux soleil qui hélas avait disparu lorsque Christian arriva. Malgré tout, il regarda le paysage avec des yeux émerveillés. Son regard souriant avait pour moi quelque chose d’extraordinaire ; c’était comme si par lui je pouvais oublier la fatigue de ce semestre de cours qui à présent se trouvait derrière moi. Une nouvelle page s’ouvrait. Je pressentais que j’allais voir Trèves autrement que comme mon lieu de travail des quatre mois précédents, que pour la première fois depuis octobre j’allais accéder à une part de cette vie qui, de mon studio, m’avait apparu jusqu’alors comme une vallée scintillante de lumières multicolores, lumières inaccessibles dont la distance me séparait.
Dans la voiture, il me guida vers sa maison située tout près de la Moselle. Bien qu’il n’eût pas de voiture, la circulation dans Trèves semblait n’avoir aucun secret pour lui. Il me dit qu’il y était né. J’avais rencontré depuis mon arrivée tant de gens venus de la Sarre ou d’une autre ville de la région que je fus agréablement surprise de me trouver en présence d’un véritable Trévirois. Il me serait bien difficile de brosser le portrait stéréotypé d’un Trévirois mais avec son béret, ce soir-là Christian ressemblait davantage à un Français du Sud-ouest qu’à un Allemand de Rhénanie-Palatinat.
L’intérieur de sa maison me frappa par la place accordée au blanc et au vide. La vaste cuisine où il me fit entrer ne disait rien de lui à moins qu’il n’y eût à établir une relation entre ce vide et lui. Ce vide me troubla plus qu’il ne m’informa. Une petite table installée à peu près au milieu de la cuisine semblait être le seul meuble de la pièce, excepté le mobilier utilitaire. Il m’offrit un verre de crémant, le vin du pays, et me dit, assez rapidement, parce que nous en étions venus à évoquer l’un de mes collègues, que comme ce dernier il s’intéressait plus aux hommes qu’aux femmes. La formule me parut élégante et sans équivoque. Ne m’étant pas posé la question de sa vie affective car notre relation jusqu’alors avait été purement intellectuelle, je fus surprise de cet aveu que rien n’exigeait, du moins pas si tôt dans l’échange. Je ne posai pas de question sur son ami qui n’était pas là et dont rien ne trahissait la présence. Christian paraissait à l’aise malgré la situation assez insolite de cette rencontre. Je n’étais pas habituée à ce qu’un homme me préparât un dîner et assistai comme en spectatrice à cette cérémonie d’un repas peu ordinaire entre un professeur et celui qui quelques heures plus tôt était encore du nombre de ses étudiants.
Sachant que je possédais de nombreux livres en France, il me montra sa bibliothèque qui occupait un pan de mur d’une pièce rectangulaire. Au passage, il abaissa le couvercle sur le clavier d’un piano blanc placé contre le mur, comme s’il s’agissait d’une part de lui-même dont il ne voulait pas parler ce soir-là. Le geste me surprit car quel secret s’agissait-il de protéger du regard d’un professeur de Lettres ? Il me présenta quelques-uns de ses livres et je découvris une édition allemande des Chants de Maldoror. Je n’avais jamais pensé qu’il fût possible de découvrir ce livre, auquel j’avais moi-même accordé tant d’importance au début de ma vie de chercheur, dans une édition allemande et, comme je lui fis remarquer qu’il pourrait le lire en français, il me répondit qu’il l’avait lu à l’âge de dix-sept ans et qu’alors il ne lui était pas possible de le lire en français. Je lui promis de lui en envoyer une édition française car, bien qu’il travaillât à Luxembourg, les livres de poésie semblaient presque inaccessibles dans un monde où seuls les best-sellers avaient droit aux rayons des librairies. Inutile de chercher un livre de Celan ou une revue de poésie allemande à Trèves : j’en avais déjà fait la triste expérience.
Il me parla de son désir d’abandonner six mois plus tôt que prévu l’emploi de rédacteur en marketing qu’il occupait à Luxembourg. Bien sûr, cela rendrait son indépendance financière plus fragile pendant les deux ans qu’il avait l’intention de consacrer uniquement à ses études de Lettres, mais il avait très envie d’entreprendre une thèse. Lors de notre conversation, j’eus l’impression que son projet était encore trop vague et que son inscription en thèse était prématurée. Mais je comprenais son désir de s’investir dans un projet de recherche bien plus adapté à ses dons que le travail dont il vivait.
Il m’apprit pourquoi il avait renoncé au métier d’acteur qu’il avait exercé dans le passé. Les acteurs n’avaient aucune autonomie et ne faisaient que suivre à la lettre les consignes du metteur en scène. Je fus surprise de cette critique car, vu de France, le théâtre allemand, surtout à Berlin, m’avait toujours paru être un lieu de création auquel les acteurs pouvaient pleinement participer. Il me parla des villes dans lesquelles il avait joué et je fus assez impressionnée par ce parcours qui l’avait conduit de Hanovre à Francfort et montrait qu’il avait sans doute joué dans des pièces prestigieuses mais une réserve m’interdit de l’interroger sur les rôles qu’il avait interprétés, car c’était une étape de sa vie sur laquelle il avait tourné la page et je ne voulais pas faire ressurgir un passé qu’il semblait avoir voulu effacer.
Avait-il réellement quitté le théâtre pour trouver à travers l’écriture cette créativité que les metteurs en scène lui refusaient ? Encore aujourd’hui il me paraît difficile de l’affirmer, car d’autres raisons semblent avoir motivé son choix comme le désir de mettre un terme à une vie itinérante, un besoin de stabilité et l’envie d’étudier la littérature. Je devais découvrir plus tard qu’il y avait en lui un besoin d’explorer différentes voies, comme s’il fallait vivre plusieurs vies en une seule, ce qui supposait d’abandonner soudainement l’une de ces vies, non pas parce qu’elle eût été menacée par l’échec, mais au contraire parce qu’il sentait qu’il allait s’y installer dans un succès facile. Lorsque je le rencontrai, il avait ainsi déjà exploré plusieurs vies, ce que j’étais bien loin de soupçonner. Il est courant de voir des jeunes essayer différentes formations, puis différents emplois avant de choisir un métier, mais il ne s’agissait pas du tout de cela. Christian se comportait comme un explorateur qui aurait décidé d’observer des pays très différents, l’un en Afrique, l’autre en Extrême-Orient, puis une île de la Baltique ou une station pétrolière en mer du Nord. Tout cela en vivant parmi les autochtones, en accomplissant le même travail qu’eux, en essayant d’être l’un des leurs, sans jamais y parvenir bien sûr.
Je devais découvrir au fil de notre correspondance que cela n’allait pas de soi, que tel un étranger cherchant à s’adapter aux usages d’un pays, Christian était capable de s’intégrer aux différents milieux qu’il avait choisi d’explorer mais qu’à certaines heures il était habité par le mal du pays, je veux dire le désir d’en revenir à lui-même. Mais comment en revenir à soi-même lorsque l’on ignore à ce point qui l’on est et que l’on se cherche indéfiniment à travers différentes vies que l’on quitte l’une après l’autre comme une mygale change de peau pour se préparer à une nouvelle étape de son existence. Mais lors de chaque mue, la mygale risque sa vie. Dépourvue de conscience, elle ne choisit pas l’heure de sa mue ni n’en maîtrise le danger. Il en va différemment pour l’homme. Cependant Christian agissait à chaque fois comme s’il avait la faculté de maîtriser tous les paramètres de l’exploration. Il avançait, sûr de lui, dans des mondes aussi différents que le marketing et le théâtre, la poésie ou la création musicale.
Il n’est pas rare qu’un écrivain ait aussi un don pour la peinture ou le cinéma. Hermann Hesse nous a laissé des aquarelles très réussies représentant le plus souvent les lieux où il a vécu. Henri Michaux a réalisé de nombreuses expositions de son vivant et ses tableaux accompagnent même certains de ses recueils de poèmes. Il en va de même pour le cinéma, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet ou encore Pasolini sont non seulement les grands écrivains que l’on sait mais aussi des cinéastes dont les films ont été salués par la critique. Et Cocteau fit de la subversion des genres et des frontières entre les arts son cheval de bataille, imposant sous le terme générique de poésie son cinéma autant que sa peinture. Les exemples ne manquent pas d’écrivains qui se sont exprimés sous d’autres formes que l’écriture mais peu d’entre eux ont éprouvé le besoin de quitter définitivement un art pour l’autre ou de rompre avec un art pour s’engager dans une vie professionnelle contraire à l’art. Michaux a souhaité rompre avec la poésie pour s’adonner à la peinture mais n’a jamais totalement rompu avec l’écriture.
Hors du domaine de l’art, la vie de Wittgenstein semble plus proche de la façon dont Christian se cherchait à travers différentes vies successives. Alors que ses travaux de recherche à Cambridge lui offraient un avenir universitaire sous la protection de Russell, Wittgenstein se retire soudainement de l’université et début 1924, à l’âge de vingt-quatre ans, part mener une vie d’ermite en Norvège. Seule la guerre et le courage qu’elle suscite en lui l’ôtent à cette nouvelle vie qu’il s’était lucidement choisie. Que fuyait-il dans sa cabane de la montagne norvégienne : la vie universitaire de Cambridge ou lui-même ? La guerre lui en apprit davantage sur ses convictions profondes que sa vie d’ermite, et la réflexion éthique qu’elle suscita l’amena à transformer son projet de logique en un traité plus vaste qu’il publia en 1921 en anglais, à l’âge de trente-deux ans. Mais sans attendre les retombées de la publication du Tractatus logico philosophicus, Wittgenstein décida soudainement d’abandonner la philosophie. La raison officielle était que le livre constituait l’aboutissement de sa philosophie, peut-être même de la philosophie, et qu’il n’y avait donc plus rien à chercher en ce domaine. L’explorateur de l’esprit et du langage qui n’avait pas dépassé la trentaine estimait avoir fait le tour des questions philosophiques qu’il s’était posées et s’en allait vers une autre terre. Mais en quittant l’université de Cambridge pour rentrer dans son Autriche natale, n’avait-il pas aussi le désir secret de se trouver lui-même ? Peut-on croire à un réel désir de sa part de devenir instituteur pour y mettre en œuvre une philosophie du langage ? Que l’échec rencontré dans cette nouvelle vie l’ait amené à démissionner n’est pas contestable mais que penser de sa tentative de devenir jardinier dans un monastère ? Quelle séduction pouvaient bien exercer sur lui la vie monacale et l’exercice d’une activité manuelle ? Son esprit mystique semble difficilement compatible avec la vie communautaire menée dans un monastère, à moins qu’il ne faille voir dans cette nouvelle étape de sa vie une tentative de se reconnaître homme parmi d’autres hommes, dans un milieu fermé qui n’avait pas de compte à rendre à la société et qui pourrait donc l’accepter pour ce qu’il était. Toujours est-il que l’on sut le détourner de cette nouvelle vie à laquelle il avait songé et que deux ans plus tard on le retrouve architecte élaborant pour sa sœur les plans d’une vaste maison jusque dans les moindres détails. Un nouveau domaine à explorer aboutissant à une réalisation concrète et voilà Wittgenstein enfin heureux, satisfait d’avoir mis à jour une nouvelle possibilité de lui-même. Il ne serait peut-être jamais retourné à la philosophie si ses contemporains, qui entre-temps avaient reconnu la valeur philosophique de son Tractatus, n’étaient venus l’ôter à sa vie paisible dans la campagne autrichienne. Il ne put se soustraire à ce que la société avait décidé qu’il fût et dut assumer son destin de philosophe.
Faut-il établir une relation entre la difficulté pour un homosexuel de se construire dans une société qui, surtout du temps de Wittgenstein, rejette ce qu’elle considère comme une différence qui remet en question le bien-fondé de certaines de ses institutions, et cette nécessité intérieure de rompre avec ce qui, dans une étape de sa vie couronnée de succès, même si celui-ci n’est encore qu’ébauché, tend à vouloir figer un être dans une image définitive créée de toutes pièces par la société ? Que celle-ci vous admette en son sein comme philosophe ou comme acteur vous condamne à n’être que philosophe ou acteur, à vous en satisfaire à un âge où la difficulté de se construire en tant qu’homme, dans sa différence, exige précisément que de nouvelles vies soient possibles et que la société vous oublie, elle qui ne sait qu’édifier des normes et des lois et vous astreindre à approuver ses valeurs.
Il arrivait à Christian de rêver d’une vie d’ascète, vie coïncidant avec un goût réel pour ce qui dans le monde s’accordait à la nature. L’attention à son corps et le soin qu’il prenait à s’alimenter de façon saine participaient de cet aspect de sa personnalité. Il croyait en la possibilité de purifier le corps par une alimentation réduite à quelques éléments qui lui paraissaient plus purs que les autres. Utopie fondée sur notre impossibilité de nous représenter notre corps tel que les chirurgiens le voient lorsqu’ils doivent chercher dans notre abdomen telle ou telle anomalie à corriger au bistouri. Vision orientale peut-être aussi. Le blanc des murs de sa maison et la pureté du corps : un idéal respectable certes, mais je ne pouvais m’empêcher de voir dans une telle recherche du blanc une fascination pour la page blanche sur laquelle rien ne s’écrit. Comment pouvait-on écrire dans une pièce blanche ? Etait-ce vraiment là le lieu de l’écriture ? Cet idéal de pureté me posait aussi une question d’ordre éthique : comment un Allemand né trente ans après la seconde guerre mondiale pouvait-il ainsi revendiquer le blanc, symbole de paix certes, mais aussi d’innocence ? Où était le lecteur de Celan parmi ce blanc ? Où était la cendre des millions de corps brûlés ? Où était la terre que Celan vers après vers ne cessait de creuser ? Graben, schaufeln. Où était la place des morts dans cet univers ? Il y avait là une énigme qui m’échappait. S’agissait-il de la volonté de bâtir autre chose ? Mais alors où était le devoir de mémoire ? Christian était le premier à reconnaître qu’il était assez contradictoire, qu’il cherchait toujours malgré lui ce qui lui ressemblait le moins. Se déclarer lecteur de Celan et vouer un culte à la blancheur était sans doute l’une de ces contradictions.
Dans sa vie un possible succédait à un autre possible, si bien que j’avais fini par le surnommer « le jeune homme aux mille qualités » ou encore « l’homme qui a trop de qualités » par opposition au titre du roman de Musil qu’il admirait tant. Sans vraiment s’en rendre compte, à peine se promettait-il de s’engager dans une voie, que déjà il envisageait pour plus tard un autre chemin. Euphorique un jour à l’idée de se jeter dans une nouvelle aventure, il pouvait devenir subitement triste, pris par le doute, ne sachant plus si le chemin qu’il était en train de tracer le mènerait enfin vers lui-même, craignant qu’il n’aboutît à une nouvelle impasse. Impasse pour lui seul, car jamais rien ne l’avait obligé à quitter l’un de ses emplois ou l’une de ses formations, sinon lui-même parce qu’il en avait subitement éprouvé la limite, du moins par rapport à ce qu’il en attendait.
Mais il est vrai que dans le cas de son travail de rédacteur en marketing, il ne s’agissait pas seulement de cela. En choisissant d’exercer cette profession afin de se stabiliser, par opposition au mode de vie itinérant de l’acteur qu’il avait été jusqu’en 2004, il avait sans s’en rendre compte mis en danger son équilibre intérieur, car on n’exerce pas impunément un métier dans lequel ses facultés artistiques se trouvent exploitées mais avilies. Je découvris sa souffrance le soir de notre rencontre mais je ne pris toute la mesure de son drame qu’à mon retour en France lorsque je décidai de poursuivre avec lui le dialogue par mails. Les cours ayant cessé, il ne lui restait plus que son travail à Luxembourg dont le projet d’écrire une thèse lui montrait toute la stupidité. Du fait de l’interruption des cours, il travaillait à présent à plein temps et tout en lui se révoltait contre une telle négation de lui-même. La souffrance était si grande qu’il envisagea de laisser cet emploi pour se consacrer dès le semestre d’été à sa thèse ; il tenta d’obtenir l’aide financière de son père mais celui-ci, qui semblait ne pas le comprendre et dont il parlait presque toujours négativement, la lui refusa. Il en conclut qu’il devait continuer mais ses courriers exprimaient à présent un profond mal-être dont il ne parvenait à se libérer qu’en allant à la piscine ou en faisant du jogging le long de la Moselle. Il s’était résigné à poursuivre son travail de rédacteur jusqu’au 30 septembre, mais à quel prix ! Ses courriers révélaient une révolte intérieure qu’il contenait au prix d’une grande souffrance. Fort heureusement, la reprise des cours, le contact avec l’université, restaurèrent cet équilibre que la pause de mars avait rompu. Cet équilibre venait d’ailleurs bien plus de ses lectures en vue des examens que de l’unique cours qu’il lui restait à suivre avant les épreuves de français.
Après avoir bien observé sa façon de vivre, je compris qu’il laissait le marketing et ses études absorber tout son temps et qu’il ne s’investissait pas du tout dans l’écriture, le peu de temps qui lui restait étant consacré à sa vie amoureuse. L’écriture n’était-elle donc qu’un rêve ? Pourtant, j’avais déjà lu deux textes de lui qui laissaient clairement deviner qu’il n’en était pas à ses premiers essais en ce domaine. Il avait même remporté un prix littéraire pour une nouvelle, prix qui n’était certes pas un grand prix, mais qui attestait tout de même que ses dons en matière d’écriture étaient bien réels et qu’ils pouvaient recueillir l’assentiment de lecteurs exigeants. J’avoue qu’un tel dilettantisme à l’égard de ce qu’il considérait paradoxalement comme l’essentiel m’agaça profondément car il me semblait que, comme je l’avais toujours fait, il était facile de trouver, sinon chaque jour, du moins deux ou trois fois par semaine, une heure à consacrer à l’écriture en prenant un peu de temps sur son sommeil. Je lui fis donc le reproche de négliger l’écriture, reproche que je savais injuste au vu de tout ce qu’impliquaient son travail et ses études, mais reproche qui me paraissait justifié si je m’en tenais à son désir de se réaliser au travers de l’écriture qu’il m’avait présentée comme un art plus approprié que le théâtre ou la peinture à son accomplissement. Pour réponse je reçus un poème, le dernier sans doute qu’il avait écrit, mais s’il prouvait que Christian écrivait encore, ce poème ne prouvait en rien qu’il le fît régulièrement. La réponse était belle mais ma certitude qu’il négligeait son art resta intacte.
Et effectivement, il ne trouvait pas le temps d’écrire. La difficulté majeure qu’il rencontrait était d’ordre physique : il ne pouvait pas réduire son temps de sommeil. Il faisait partie de ces êtres qui, s’ils n’ont pas leurs huit heures de sommeil quotidien, ne se sentent pas en forme. Mon aptitude à repousser sans difficulté les limites du sommeil à quatre ou cinq heures lorsque je voulais ou devais écrire me rendait inapte à comprendre ce problème de l’intérieur. J’exigeais de lui quelque chose d’impossible et ne voyais aucune solution au problème, du moins dans l’immédiat. Mais ce qui m’inquiétait davantage, c’est que j’avais le sentiment qu’une fois débarrassé du marketing, lorsqu’il aurait quitté cet emploi dont il se plaignait, Christian reproduirait dans les études la même aliénation que celle que lui imposait son travail. Comme il avait prévu de préparer à la fois l’examen permettant d’enseigner en lycée et une thèse de doctorat, je n’avais pas de mal à me représenter ce qui l’attendait : il remplacerait son horaire professionnel par un planning de cours tout aussi prenant et consacrerait le reste de son temps à la préparation de sa thèse, donc à l’écriture universitaire et non pas à l’écriture en tant qu’art. Et fatalement, il en arriverait de nouveau à la conclusion que sa nouvelle vie le conduisait à la même impasse que les précédentes, qu’il ne s’y accomplissait pas davantage.
J’eus la chance de le rencontrer peu de temps après avoir évoqué ce problème dans notre correspondance et l’authenticité de notre conversation me donna la possibilité de lui soumettre mon avis sur la question. Mon intention n’était nullement de le faire souffrir mais seulement de lui faire prendre conscience, qu’en raison d’un obstacle inconscient, il répétait sans cesse le même scénario. Il ne m’appartenait pas de nommer l’obstacle et mon hypothèse qui n’avait rien d’original était que son surmoi, pour employer un langage freudien, l’empêchait d’aller au bout de lui-même, et cela quel que soit l’art dans lequel il s’investissait. Il accepta le dialogue et me dit : « Mais ce que j’écris ne ressemble à rien de ce que les autres écrivent ». A cette réponse inattendue, je compris qu’il n’avait pas la force de crier seul dans le désert. Il me semblait qu’à moins d’appartenir à un groupe d’amis unis par un projet littéraire comme la création d’une revue ou la réalisation d’une expérience d’écriture collective, c’était précisément le sentiment d’unicité de son écriture qui incitait un auteur à publier, pour tenter de trouver par la diffusion de son œuvre un écho parmi la communauté des lecteurs et des écrivains. Je répondis donc à Christian que c’était précisément parce que son écriture ne ressemblait à aucune autre qu’il devait publier quelques-uns de ses poèmes. Et les exemples ne manquent pas de ceux qui, de Lautréamont à Kafka, ont lancé leur bouteille à la mer. J’avais la conviction que Christian devait le faire, mais pouvait-il surmonter ce sentiment d’infériorité qui l’amenait à se méjuger et à penser que l’originalité de son écriture le condamnait à l’échec ? J’avais la conviction que je devais parvenir à l’aider à croire davantage en lui-même, que tel était mon devoir à son égard. Ne pouvant concrètement rien faire pour l’aider à entrer dans le milieu littéraire de son pays puisque j’étais étrangère et vu que je n’allais pas lui reprocher indéfiniment de ne pas écrire suffisamment, si je pouvais quelque chose pour lui, c’était tenter de l’amener à vaincre la résistance qui l’empêchait d’adresser quelques-uns de ses poèmes à un éditeur.
Mais j’étais peut-être face à un obstacle indépassable car le lendemain de notre rencontre, il se plaignit de friser l’état dépressif, état qu’il reliait à notre conversation, même s’il évoquait mes réserves à l’égard de son sujet de thèse et non pas ma critique de son manque d’investissement dans l’écriture. J’avais, sans le vouloir, atteint une zone douloureuse qui, habituellement voilée, faisait certes de lui un être fragile mais quelqu’un qui parvenait à maintenir la joie de vivre en repoussant toujours à plus tard l’heure du véritable rendez-vous avec lui-même à travers l’écriture. De toute évidence, malgré la liberté qui avait toujours régné dans nos échanges, il y avait une limite à ne pas dépasser. Je ne saurais dire s’il était aussi fragile qu’il voulait bien le dire, mais il est certain qu’il n’était pas prêt à se poser les vraies questions, celles qui lui auraient permis de comprendre le schéma de répétition auquel une force inconsciente le condamnait. Une activité succéderait donc à une autre et ferait paradoxalement d’un homme extrêmement doué un éternel dilettante. Sauf à le faire souffrir, je devais bien m’avouer que je n’y pouvais rien, qu’il s’était construit de lui-même l’image d’un être fragile que l’on ne pouvait aborder qu’avec mille précautions. Cette image me semblait fausse mais il en avait sans doute besoin, du moins provisoirement, pour s’opposer à une image de la virilité que lui avaient longtemps imposée son père et plus généralement la société. Il voulait que je le voie comme un être vulnérable dont on ne pouvait rien exiger de plus que ce qu’il faisait. Il avait délibérément choisi de mettre en valeur la part de féminité que l’on avait trop longtemps cherché à étouffer en lui et me jouais le rôle de l’homme fragile qui s’était péniblement trouvé un modus vivendi dans lequel l’écriture occupait peu de place mais qui finalement lui convenait puisqu’il le savait provisoire. L’écriture était reportée à plus tard, elle appartenait davantage à l’espace du rêve qu’à celui de la réalité, et n’était-ce pas par ce rêve qu’il parvenait à se projeter dans l’avenir ?
C’est ainsi que je découvris que si je l’avais par jeu surnommé « l’homme aux mille qualités », je me trouvais réellement en présence d’un être incarnant le paradoxe énoncé par Musil à partir d’une analyse du comportement de Walter à l’égard des différents arts à travers lesquels il était capable de s’exprimer : « peut-être était-ce chez lui un talent particulier que de passer pour un grand talent. S’il faut vraiment tenir cela pour du dilettantisme, reconnaissons que la vie intellectuelle des Allemands repose pour une grande part sur le dilettantisme, car ce talent-là s’y retrouve à tous les étages jusqu’au niveau des hommes réellement très doués ; et ceux-là seuls, selon toute apparence, devraient ordinairement en être privés ». Même un esprit aussi doué que Christian pouvait être frappé de dilettantisme. Il m’avait fallu un certain temps pour en prendre conscience. Musil avait-il raison de voir là un trait de « la vie intellectuelle des Allemands » ou bien n’était-ce là que le préjugé d’un Autrichien ? Je vis d’abord le préjugé puis soudain me frappa le fait que, parmi mes amis, plusieurs Allemands revendiquaient leurs qualités musicales, notamment leur aptitude à jouer du piano. Je surpris, un jour que j’étais invitée chez l’un d’eux, les sons du piano et me dirigeai vers la pièce d’où ils provenaient. Quelle ne fut pas ma déception de voir que cette passion pour la musique ne se réalisait qu’au prix d’un massacre de l’œuvre interprétée ! Comment d’ailleurs eût-il pu en être autrement dans l’Allemagne des années 2000 où le travail était devenu une telle valeur qu’il ne restait plus guère de temps pour autre chose. Si Musil considérait les intellectuels allemands du début du XXème siècle comme des dilettantes, force était de reconnaître qu’en accordant au travail une valeur si importante, les Allemands du XXIème étaient devenus des êtres dépossédés de l’art, surtout de la musique, laquelle demeurait au fond de leur cœur comme un trésor enfoui submergé par des montagnes d’obligations professionnelles. Mais les Allemands, notamment en raison de leur système éducatif qui, malgré le néolibéralisme, accordait un temps non négligeable à l’expression artistique, surtout au dessin et à la musique, restaient attachés à l’art et s’efforçaient, une fois devenus adultes, soit de le pratiquer, soit de s’y intéresser en prenant bien soin de se tenir informés des expositions, des concerts ou des représentations théâtrales. Mais pouvait-ce être autre chose que du dilettantisme puisqu’ils étaient pour la plupart d’entre eux incapables de faire de l’art la première valeur de leur vie, celle pour laquelle on est prêt à tout sacrifier ? La reconstruction de l’Allemagne après la guerre avait fait du mode de vie bourgeois une sorte d’idéal dont ils ne parvenaient plus à se départir et qui exigeait d’eux qu’ils fassent d’un bon salaire la priorité de leur vie. C’est ainsi qu’un nombre non négligeable de Trévirois partait chaque jour gagner sa vie à Luxembourg parce que les salaires y étaient plus élevés qu’en Allemagne. Et Christian n’échappait pas à ce piège qui rendait le temps réservé à l’art encore plus réduit puisqu’il se mettait parfois à rêver d’un poste d’enseignant au Luxembourg, comme si c’était là le remède aux problèmes que lui posait actuellement sa vie de rédacteur en marketing. Jamais il ne mettait en évidence le rêve de s’accomplir dans une vie d’artiste. Il ne semblait plus vouloir accorder à l’art la première place dans sa vie.
Non seulement il se comportait comme un dilettante, mais il semblait avoir pris une décision irrévocable en quittant le théâtre. Non pas celle de ne plus être acteur, mais celle de ne plus laisser l’art diriger sa vie. Que redoutait-il donc tant ? Depuis longtemps j’avais soupçonné que l’impossibilité de le laisser s’exprimer dont il accusait les metteurs en scène n’était pas la vraie raison de sa rupture avec une vie d’artiste. Il me fallut le pousser involontairement à bout pour qu’il finît par reconnaître qu’il ne voulait plus qu’on le contraignît à aller aux limites de lui-même et que c’était là ce qu’il avait à reprocher aux metteurs en scène avec lesquels il avait travaillé. Mais comment pourrait-on peindre, composer ou écrire sans aller au bout de soi-même, sans accepter précisément de mettre son équilibre en danger. Cette mise en avant de sa fragilité correspondait chez Christian à une peur paralysante d’aller jusqu’au point de rupture qui fait qu’un être se brise pour atteindre la part la plus profonde de lui-même dans l’expression artistique, que celle-ci soit celle de l’acteur qui va au bout de son rôle, qui prend le risque de s’identifier à son personnage, voire de laisser celui-ci l’envahir au point de le détruire momentanément, que ce soit celle du peintre que l’œuvre engage dans une découverte inattendue des tréfonds de son âme, ou encore celle du poète que sans cesse menace le risque de voir son imaginaire l’entraîner jusqu’à un point de non-retour, ce point où le monde mis à jour dans le poème lui semble si vrai, si réel, que face au quotidien, au monde que les autres lui présentent comme la réalité, le monde délivré par le poème devient le seul dans lequel il puisse vivre.
Or tel était précisément ce que ne pouvait admettre Christian, et ce qu’en vain j’attendais de lui. Puisqu’il m’avait dit que c’était l’écriture qui l’avait amené à souhaiter me rencontrer, et même si nous avions dû reconnaître peu à peu qu’elle n’était pas la seule explication à notre relation, je ne pouvais m’empêcher d’attendre de lui qu’il prît le même chemin que moi et considérât l’écriture comme l’activité à laquelle il devait sacrifier toutes les autres. Ceci était aggravé par le fait qu’étant plus jeune que moi, il était inévitablement à mes yeux celui qui pouvait réussir mieux et plus vite que moi. Je projetais sur lui l’image de l’écrivain idéal que je ne m’obligeais pas à être et en cela j’étais particulièrement injuste. Je m’en voulais parfois d’exiger de lui ce que je n’exigeais pas de moi, du moins en terme de réussite, mais ne parvenais cependant pas à admettre qu’il consacrât ses dons à autre chose qu’à son art.
Mais peut-être avait-il déjà beaucoup donné à l’art, à la peinture – ce qu’il m’avait longtemps dissimulé – et au théâtre, et ceci en un temps où il n’avait pas cherché à imposer son homosexualité, allant même jusqu’à faire l’expérience durable d’un amour, nécessairement faux sous certains aspects, pour une femme. Peut-être avait-il besoin de laisser son corps s’exprimer librement avant de pouvoir de nouveau s’investir dans l’art. Je lui demandais d’être fort et il me répondait qu’il l’avait été, mais qu’il ne l’était plus. C’était absurde et vrai à la fois. S’il avait été fort, il pouvait toujours l’être et son aptitude à se contraindre à respecter un emploi du temps très austère pour son travail et ses études prouvait qu’il existait en lui une force de caractère hors du commun, mais il voulait de toute évidence que je croie que sa force relevait du passé, du temps où il vivait en se niant lui-même par la volonté de vivre selon les normes de la sexualité que la société érige en modèle. Il avait besoin que j’admette sa fragilité et me renvoyait au cliché de la fragilité féminine, fragilité qu’il revendiquait comme une part essentielle de lui-même. Il tenait à ce que je le voie comme quelqu’un dont le corps, tel celui de la femme du XIXème siècle, pouvait soudain s’évanouir, se dérober à sa volonté, le trahir de quelque façon que ce soit. Cette image qu’il cherchait à me donner de lui-même n’était en rien ridicule ; elle était seulement un peu trop contradictoire pour être totalement crédible. Il voulait que j’admette qu’il était faible et qu’il n’avait donc pas la force d’écrire. Mais n’ayant jamais considéré les homosexuels comme des hommes faibles, je ne pouvais adhérer à cette image de lui-même qu’il cherchait à m’imposer. Quelque part cela sonnait faux mais pour qu’il se réalisât dans l’écriture, il me fallait bien admettre qu’il lui manquait encore cette conviction que son identité était visible et qu’il n’était nul besoin de l’associer à des clichés féminins d’un autre temps pour l’affirmer.
Mais peut-être n’était-il pas si loin d’y parvenir car il avait suffi d’un festival de théâtre pour qu’il se rendît compte que, contrairement à ce qu’il pensait, au fond de lui-même il était toujours profondément attiré par le théâtre. Mais le théâtre était lié à cette comédie qu’il s’était jouée à lui-même en n’affirmant pas son homosexualité. Et il avait rompu avec le théâtre en même temps qu’avec sa fausse vie sentimentale. Il n’avait pu, et c’est bien compréhensible, qu’en éprouver une heureuse délivrance et avait peut-être confondu le rejet du théâtre avec le rejet de cette image de la virilité avec laquelle il avait tenté de coïncider. Il avait été fort, oui, mais faussement fort. Les metteurs en scène qui l’avaient dirigé n’avaient fait que participer à cette aliénation à laquelle il s’était prêté et il les jugeait coupables de ne pas l’avoir laissé s’exprimer. Mais comment auraient-ils pu laisser s’exprimer ce que lui-même cherchait à dissimuler dans une vie nécessairement fausse, quels que soient les sentiments qu’il avait réellement éprouvés pour la femme avec laquelle il avait vécu ? Jamais il ne lui était venu à l’esprit que son corps pouvait être admis sur la scène pour ce qu’il était. A moins que par pudeur il lui eût paru impossible d’être lui-même devant un public, comme si le masque de l’acteur n’eût pas suffi à dissimuler l’homme privé. Et pourtant les plus grands acteurs avaient toujours su dissocier leur rôle de leur vie privée, n’étant jamais sur scène ce qu’ils étaient dans la vie, mais séduisant le spectateur par cette part de beauté que d’autres hommes plus virils ne cultivaient pas.
J’étais assez indifférente à l’apparence physique de Christian. Peut-être avais-je inconsciemment choisi dès notre première rencontre, précisément parce qu’il avait tenu à me dire qu’il s’intéressait aux hommes plus qu’aux femmes, de n’être pas concernée par son aspect physique. Pourtant il soignait son apparence et semblait soucieux de me plaire, me demandant même assez souvent ce que je pensais de sa façon de s’habiller. En quoi était-ce donc si important ? Pourquoi vouloir à la fois me plaire et me dire que c’étaient les hommes qu’il voulait séduire ? Il crut même un jour que j’espérais de lui une relation physique, ce en quoi il se trompait totalement, car si j’entretenais avec lui une correspondance régulière et si j’accordais de l’importance à nos rencontres, c’était justement parce que son homosexualité faisait de lui l’ami idéal pour débattre de toutes sortes de sujets sans que la question sexuelle n’intervînt. L’écriture était à mes yeux plus importante que l’apparence physique. Certes, il avait raison de penser que je cherchais en lui le dialogue que d’autres me refusaient, mais ce dialogue n’était pas un dialogue amoureux. C’était une complicité qui ne pouvait exister qu’entre deux personnes pour lesquelles la question sexuelle n’était pas l’enjeu, ce qui n’excluait pas qu’elle puisse faire partie des sujets dont nous pouvions parler. Malgré tout, je ne consentais pas volontiers à employer le terme d’« amitié » pour désigner ce sentiment qui nous rapprochait. L’amitié me semblait à juste titre un mot réservé aux relations affectives et non sexuelles entre deux personnes de même sexe. Il fallait donc soit ne pas donner de nom particulier au sentiment qui nous rapprochait, soit convenir qu’il s’agissait d’une forme d’amour, terme que l’on n’emploie pas seulement pour désigner un sentiment entraînant une relation sexuelle puisque le dictionnaire admet que l’on puisse parler d’amour filial, maternel, fraternel, etc. Mais ce terme lui faisait peur ; il ne l’employait que pour désigner la relation qu’il pouvait avoir avec un autre homme. Il n’admettait pas que je puisse l’aimer profondément alors que je n’éprouvais aucun désir physique en sa présence. J’avais d’ailleurs moi-même découvert ce phénomène avec étonnement et m’étais parfois reproché de faire preuve de froideur. Mais visiblement, tel n’était pas ce qu’il ressentait, mais s’il pensait sérieusement que toute relation affective intense cachait nécessairement un arrière-plan sexuel, alors le sentiment qui avait fait la beauté de notre rencontre était d’ores et déjà condamné.
Il me fallait lui faire comprendre que l’écriture supposait précisément, du moins lorsqu’elle est dépourvue de tout intérêt commercial et même de toute forme de succès, une relation à la mort, que celle-ci soit désignée par l’expression freudienne de pulsion de mort ou par tout autre terme. Ne m’avaient intéressée que les écrivains, philosophes ou artistes qui avaient été dominés par l’interrogation sur la mort : Baudelaire, Lautréamont, Schopenhauer, Heidegger, Celan ou Kiefer, pour ne citer que des noms connus. L’artiste était à mes yeux quelqu’un qui ne pouvait trouver le plaisir que par la médiation de l’art et d’un art qui n’esquivait pas la question de la mort. J’avais très jeune été persuadée que mon écriture n’avait de sens que par cette obsession de la mort et même du suicide si bien qu’il me paraissait impossible qu’un artiste authentique pût vouloir esquiver la question. Mais Christian pouvait-il le comprendre ? Son dilettantisme, volontaire ou pas, pouvait-il s’accommoder d’une attitude aussi grave ? J’étais prête à suicider notre relation, à détruire cet amour qui me liait à lui, plutôt que de le voir nier le véritable sens de mon écriture. S’il ne pouvait comprendre que l’écriture était pour moi plus importante que la vie même, alors nous n’étions pas du même monde et quelle que soit la blessure qu’impose toute séparation, il devait envisager celle-ci comme inéluctable. C’est ce que je lui fis comprendre.
J’avais acquis la conviction que Christian écrirait quelques textes, en publierait certainement aussi, mais que l’écriture n’était pour lui qu’un jeu ou au mieux une recherche illusoire de la beauté. Il pouvait écrire une chanson pour se délivrer du stress, écrire un poème pour retrouver un instant la beauté à laquelle, de toute son âme, il aspirait, mais cela n’engageait pas son être profond, et après avoir écrit, il pouvait poser son stylo et retourner à la banalité quotidienne ou dormir paisiblement, satisfait de lui-même. Non, ce n’était pas là ce que j’attendais d’un artiste, ce que je cherchais chez un écrivain, surtout s’il s’agissait d’un poète. Jamais je ne pourrais admettre une telle légèreté. Après Celan, dans l’Allemagne reconstruite, une telle absence d’engagement dans l’écriture, une telle innocence, me semblait inacceptable. Nous sommes tous responsables de ce qui est arrivé, tous coupables de laisser faire ce qui viendra, et la beauté n’est qu’un miroir magique dans lequel on cherche à se voir plus pur que l’on n’est. A tous les esthètes, à tous les dilettantes qui par les moyens modernes diffusent des œuvres faciles, à tous ceux qui préservent leur petit équilibre personnel pour ne pas ressentir la souffrance, j’oppose l’écriture que l’on ne peut découvrir que dans la déchirure, l’écriture qui dit le sang, le gouffre et l’anéantissement, l’écriture dans laquelle on s’abolit pour rejoindre le point zéro de l’existence, ce point de non retour que tant d’hommes ont dû affronter dans un siècle de barbarie. La poésie contre les bourreaux. La poésie pour le dernier mot de celui qui va se taire, la poésie pour le sauver, la poésie pour faire entendre son silence, sa voix étouffée par la terre, le gaz ou les rafales, sa voix, rien que sa voix, celle que l’on oublie, celle que l’on n’entend pas. Son souffle, le souffle, le dernier souffle.

Mais à la froideur que je décidai d’observer, Christian répondit par la patience, par la conviction qu’une nouvelle page de notre relation s’écrirait sur la base de cette crise. Il misait sur la vie, sur la durée. Je lui opposais mon rejet du divertissement, une condamnation de toute forme d’esthétisme, et ne lui laissait aucun espoir de retour à une relation non conflictuelle. Mais, si je pouvais condamner le faux artiste, celui qui refusait de souffrir pour aller au-delà de lui-même, pouvais-je condamner l’homme ? Choisit-on d’être musicien, peintre, acteur ou poète ? L’homme décide-t-il vraiment de l’accomplissement de sa vocation artistique ? Rien n’est moins sûr. Des circonstances extérieures interviennent qui font qu’un homme opte pour l’art plutôt que pour la vie. La mort d’un parent, l’exil, la perte d’identité par exemple font qu’un enfant ou un être encore jeune va s’investir à fond dans un art plutôt que de se divertir, plutôt que de simplement vivre. Bien sûr l’adolescence de Christian n’avait pas été très heureuse, mais il semblait vouloir trouver dans sa vie d’adulte l’épanouissement qui lui avait longtemps été refusé et ne le cherchait donc pas dans l’art. Qu’y pouvais-je ?
Je choisis de le fuir, il décida de me retrouver. Les circonstances voulurent que pour me rendre chez des amis, je devais prendre à Trèves le train qui l’y amenait. Je ne voulais pas de faux hasard. Je savais qu’il descendrait du train et décidai donc de lui dire que nous nous croiserions, mais que je ne ferais rien pour le rencontrer. Lorsque le train s’immobilisa, je ne regardai pas les voyageurs descendre mais ne pus monter aussi vite que je l’avais prévu dans la première voiture car je dus attendre que des voyageurs aient descendu leur vélo pour pouvoir monter. Je ne sais d’où il vint ni pourquoi il vint vers moi, mais je vis soudain devant moi Christian, sa sacoche de cuir sous le bras, vêtu d’une chemise noire, et je ne pus que répondre à son attente et l’embrasser affectueusement. Non, je ne pouvais condamner l’homme, je ne pouvais rejeter celui qui choisissait la réconciliation. Et pour la première fois je le trouvai beau, physiquement et moralement. Il avait voulu me plaire, il avait voulu cette rencontre. J’ignorais pourquoi il l’avait souhaitée, ni ce qu’il attendait de moi, mais j’acceptai cette main tendue. Il était venu à bout de ma résistance. Désormais je n’exigerais plus de lui qu’il écrive ou qu’il aille au bout de lui-même dans l’un des arts qu’il pouvait pratiquer. C’était vain, je l’avais compris. Je ne pouvais qu’assister en spectatrice à ses errances, à sa vie. Quoi qu’il en fît, sa vie, comme toute vie, à mes yeux, jamais ne serait une œuvre d’art. Certains artistes demeurent toujours en devenir, faute de vouloir aller au bout d’eux-mêmes. Inconnus, ils sont ; inconnus, ils resteront. À eux-mêmes d’abord. Leur manque la volonté de creuser, de s’abîmer, de rouvrir la plaie que chacun porte en soi. Leur manque la force de recueillir le dernier mot, le dernier souffle, la voix qui va s’éteindre. Mais il leur reste le cœur, et ce cœur peut les sauver.

1 Message

  • Portrait d’un artiste inconnu 7 avril 2010 02:56, par Bernadette Chalvignac

    EXCELLENT !

    « L’essentiel (étant) cette main tendue, ce regard vers l’autre qui, par sa recherche artistique, aura un instant ou durablement illuminé notre vie. »

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