La Revue des Ressources

Berlin  

jeudi 10 juillet 2008, par Marie-Louise Audiberti

A Berlin ! C’était marqué sur les trains : Nous irons à Berlin ! En attendant c’était les Allemands qui occupaient Paris. Tous les panneaux de signalisation étaient écrits en allemand, afin que l’ennemi ne se perde pas dans nos dédales. Dans la foulée on apprenait à traverser aux clous sur les passages cloutés. Aujourd’hui, même à Berlin, il semble que l’on soit plus tolérant ; mais Berlin n’est peut-être pas l’Allemagne.

La voix de Hitler à la TSF. Cris renvoyés par les vociférations des foules. De la Chancellerie, aujourd’hui détruite, il promettait la lune, la fin des échauffourées avec les communistes, et la mère d’Ingrid, juive, votait pour lui en toute innocence. Le vieil Hindenbourg n’en est pas revenu de ce qu’il a laissé faire. Mais Hitler est mort dans son bunker et le bunker, si chacun sait à peu près où il est, des immeubles ont été bâtis dessus, et rien ne le signale, heureusement, sinon les nostalgiques de l’horreur auraient vite fait d’en faire un lieu de souvenir.
Berlin est redevenue capitale de l’Allemagne. Aujourd’hui, une autre chancellerie s’ouvre place de la République. Schön pompös, dit un homme assis derrière moi dans le car. Ce bâtiment, je l’imaginais bétonneux, à souhait, aussi entêté qu’un diktat allemand. Ils ont choisi la transparence, et l’invention. Lignes pures, obliques. Dans cette ville futuriste, la transparence est partout, de la coupole du Parlement au gigantesque parapluie de verre qui surplombe la Maison du film. Ici, on met tout sur la table, le poing aussi quand il le faut, et la bière gicle, alors que vous, les Français, vous n’en finissez pas de contourner l’obstacle, de louvoyer. Ici, à Berlin, chacun prend la parole et la garde.

C’était dans les années soixante-quinze. Là aussi, j’habitais une pension de famille, de ces étonnantes pensions à l’étage, dans les immeubles d’autrefois. Quand la logeuse, avec son crâne épais sous les cheveux clairsemés, teints en blond, venaient dans ma chambre exhiber ses manteaux de fourrure, s’asseoir sur mon lit, je ne pouvais m’empêcher de penser à une ancienne kapo, et j’avais peur qu’elle me batte ou me viole.
A l’époque, le mur existait encore et la soldate, à Check Point Charlie, malgré la jupe d’uniforme courte, c’était la mode, et le lourd trait de crayon noir qui lui faisait des yeux de biche, n’avait rien d’amène. Pourtant, il y avait Alfred, et Michael, et Ilse, et l’Allemagne me prenait au ventre. Tant d’énergie pour exister alors que nous nous délitions dans la frivolité ; oui, ils avaient gagné la guerre économique et le faisaient sentir.
A l’Est, lors de ce voyage à Berlin, les saucisses étaient grasses. Dans le car de touristes, un couple d’Italiens demande en montrant les immeubles tristes si ce sont bien les maisons des ouvriers. Le jeune guide, cultivé, ravissant, toute blondeur dehors, ne comprend pas la question. Les maisons sont à tout le monde, tout le monde est ouvrier. Alexanderplatz avec son goum, c’est son univers à lui. Le jeune homme ne connaît pas Alfred Döblin. Je vérifierai que les librairies de l’Est ne contiennent pratiquement pas de roman. A chacun sa littérature dégénérée.
Au retour, dans le train, un jeune pianiste me parlait de Mozart. Nous avions cru apercevoir le château de Sanssouci par la fenêtre, mais vu la direction je crois maintenant que c’était une erreur.

Le jeune guide, si délicieux, je l’ai rencontré aujourd’hui, à la Literaturhaus, lui ou son fils. Même yeux d’un bleu de lagon, même pureté des traits. A la jeune fille, en face de lui, venue d’Afrique du Sud, il disait qu’elle devait changer de perception. Que les choses n’existaient que dans la façon dont elles étaient regardées. Il n’y avait pas de réalité en dehors du regard porté sur les choses ; révision de la fameuse Sachlickkeit. Tous deux parlaient indifféremment allemand, anglais, français. Pendant ce temps, un homme voulait lier conversation avec moi mais il se mouchait trop fort, trop souvent, et lisait les journaux avec rage. Un couple à ma table se plaignait que le pain soit immangeable. Trop dur. Et l’homme tapait du pain sur la table pour souligner son dire. C’est la cuisson, disait le serveur indien. Il a dû cuire trois fois, répondait le client. Le couple ressemblait à d’autres couples ; propres et organisés, Allemands de souche et de poil, lui surtout, tandis qu’elle est brune, fume et a une bouche nostalgique. Derrière eux, le soleil rosit le mur de briques. Plus tard, je reverrais le couple flânant sur le Kudamm.

Je viens de lire quelque chose sur Hermann Broch. Hermann Broch qui aurait pu recevoir le prix Nobel. Mais quand le comité du prix à Stockholm s’informa sur cet auteur auprès de l’Académie des sciences de Vienne, il reçut pour toute réponse que l’écrivain Hermann Broch était inconnu à Vienne. Hermann Broch, plein de souffrance, qui ne pouvait ni vivre avec sa femme, la poétesse Anne-Marie Meier-Graefe, ni se séparer d’elle.

L’Allemagne, pas de quoi en faire une montagne. Mais si, justement. Tous ces décombres, suite aux bombardements de la guerre, il fallait bien les mettre quelque part. On les a entassés, encore et encore, si bien qu’à la fin, cela faisait une montagne, la Montagne du diable, Teufelberg, sur laquelle aujourd’hui, l’on peut skier, faire du parapente. Les Teufelberg, il y en avait aussi dans les camps, lunettes, dentiers, tout ce qui restait des êtres massacrés. Une montagne, tout ce que l’on ne peut avaler.

A Berlin, au début du vingtième siècle, Robert Walser était malheureux. A d’autres, son frère surtout, le succès, la reconnaissance ; alors il buvait, d’un estaminet à l’autre. C’est dans la banlieue de Berlin qu’il a fait cette école de serviteurs. Robert Walser, le clodo, qui ne pouvait s’en sortir, dans les salons huppés, qu’en faisant le fou. Berlin entre les deux guerres, l’art, la Sécession.
Au cimetière de Dorothenstrasse sont enterrés Fichte, Brecht, Weigel...
Au cimetière juif, de Kebab, toute l’Allemagne est là, en puissance, celle qu’on aime, philosophes, musiciens, écrivains, mère juives, l’Allemagne qui serait là pour de bon si elle n’avait été chassée ou anéantie.
Mais où est l’Allemand qui me faisait si peur, autrefois, quand il était vêtu d’un uniforme vert de gris et montait en première dans le métro, lui à qui nous tirions la langue, avec Emilie Bondareff, à peine le métro s’était-il ébranlée, sûres que nous étions de ne pas être prises.
Est-ce l’homme ventru qui se tape sur le ventre comme sur un tambour, afin de désarmer tout regard critique, est-ce l’homme moderne au poil blond, rasé de près, qui a plus d’un tour dans son ordinateur portable, ou encore le chauffeur de taxi, qui riait trop fort et s’entêtait à me parler dialecte ? A tout prendre, ce serait plutôt le capitaine du bateau de croisière, à l’Ecluse, que j’observais de haut, et qui se demandait, j’en suis certaine, pourquoi au lieu de charrier de vieux retraités durs d’oreilles sur les eaux douceâtres de la Spree, il ne faisait pas la guerre, comme tout le monde, sabre au clair, déjà il avait la casquette idoine.

Dans cette sorte de mini-croisières, les femmes sont en majorité grosses, et teintes en blond. ce sont des femmes d’âge. Quelques maris les accompagnent, entre deux mauvaises toux, leurs rares cheveux épars sur le crâne.
Bier et Bretzel près de la lagune. Mathias ne sait pas que les bretzel, j’en ai mangé pendant la guerre ; ce n’est pas un bon souvenir. Mathias est français. Il dit qu’il est heureux de vivre en Allemagne. Pourquoi, Mathias ? Explique-toi. Parce qu’au moins, ici, on est libre. Mathias tu es trop jeune, bien sûr, pour avoir entendu les Allemands de l’occupation réclamer d’une voix dure l’Ausweis, et la question était, vitale, de l’avoir ou pas, cet Ausweis qui permettait de franchir les barrières, faute de quoi on pouvait être envoyé en enfer.
Tous ces flics, en France, rétorque Mathias, qui vous contrôlent à tout bout de champ ; ici au moins on est libre.
C’est le monde à l’envers, mais le monde est toujours à l’envers, sinon ce ne serait pas le monde ; permets-moi, Mathias, cette pensée profonde, je m’en tiendrai là, je te le promets. Mathias a raison sur un point : dans le bus allemand, on ne vous demande pas de montrer votre ticket avant huit heures du soir.
Moi, dit Mathias, je suis un clodo. Ma vie est déjà une infraction. Je suis une infraction. Alors j’aime mieux vivre à Berlin.
Mathias aime les femmes comme les aiment les hommes qui aiment aussi les hommes, parfois sans le savoir. Comment résister à tout ce que s’apportent aujourd’hui les hommes entre eux : complicité, tendresse.
La femme de Mathias je ne l’ai pas vue, elle a bien fait de ne pas se montrer. Ainsi je peux l’imaginer ; je peux la confondre avec Judith Hermann, une jeune romancière dont Mathias m’a vanté la beauté et dont je lis un livre. Un monde tellement désolé où les mots manquent, où jamais l’on ne sait ce qui anime les personnages. Seuls des gestes au hasard, souvent décalés, viennent ponctuer, ouvrir, agrandir le mystère. C’est le monde d’aujourd’hui.

Au Théâtre de Brecht, pour cette pièce de Peter Turrini, Die Eröffnung, voilà que j’arrive en retard. Le garçon de service ne veut pas me laisser entrer. Il me regarde méchamment. Mon énervement monte. Un instant, l’espace d’un clin d’œil, le garçon imagine me laisser définitivement derrière la porte et cette idée l’emplit d’une immense Schadenfreude.

Je me souviens de ces touristes allemands, en Crète, qui parlaient de leurs maisons chics, à Postdam, où ils élèvent des plantes et des chiens.

Je n’ai pas rencontré Kafka, pourtant il est bien passé par Berlin quand il se rendait avec Félice et Gréta en vacances. Les vacances, il n’y est jamais arrivé, car l’attendait dans la chambre de l’hôtel Askanischer Hof un drôle de procès. Allait-il un jour épouser Félice, il fallait tout de même qu’il se décide. Les parents étaient là. Elias Canetti le raconte.
Moi, ce procès, je l’avais imaginé à ma façon dans une petite pièce de théâtre. Il me fallait les parents des deux fiancés, ainsi que Max Brod. J’avais laissé Gréta dans l’ombre, elle n’était qu’une menace pour son amie. Kafka n’était-il pas tombé amoureux d’elle jusqu’à étudier lui-même la robe qu’elle devrait porter lors de ce fameux mariage qui ne devait jamais avoir lieu ? J’avais aussi introduit une fausse comtesse hongroise et provocante, empêchant définitivement le mariage avec Félice.

Mais l’essentiel est que je n’ai pas retrouvé Kafka. Le jeune homme aux joues rebondies, au guichet de l’hôtel, m’assurait pourtant qu’il était descendu dans cet hôtel, tout comme Marlène Dietrich. Non, pas de jeune Juif, tourmenté les yeux fiévreux, surgissant au coin de la rue. Je ne vais tout de même pas me rabattre sur le Christ ! Il y a bien Yvan Goll, der unbehauste Dichter, le poète sans logis, déplacé, à qui est consacrée une exposition. Yvan et Claire, la culture juive allemande à Paris ; lui inspiré, elle ravageuse. Couple typique. Une ombre plane sur le nom d’Yvan Goll. Je sais maintenant combien Paul Celan a souffert de ce qu’Yvan Goll l’accusait de le plagier.

Dans la brasserie Hamlet, après un concert superbe et drôle à la Philharmonie, il y avait cet homme blond de poil, barbu et acharné, qui écrivait d’un seul trait, sans un coup d’œil ni vers moi ni vers d’autres, car il fallait attraper la phrase, le mot, serrer l’inspiration entre ses doigts. Ma présence le dérangeait, le disturbait, il est vrai que j’avais devant moi une assiette de scampis, un verre de vin blanc - comme lui - et un journal. Le bonheur. L’homme a d’abord commandé un deuxième verre de vin blanc d’un seul signe au serveur, mais sans lâcher le stylo pointé sur la page, gros de mots à dire. Puis il est allé chercher au bar un journal. La tentation était trop forte. Je suis partie, le laissant à sa distraction un peu lâche que je connais si bien : abandonner la page pour le reste, tout le reste, et encore une fois accepter de n’avoir pas trouvé le mot, l’image, l’idée, qui ferait trembler la terre.
La solution ? Ecrire là où l’on est, de ce qui vient. Pour un journal du soi.

Ne pas oublier les familles entières, souvent turques, étalée sur la pelouse du Tiergarten avec leurs barbecues, et l’odeur de turqueries, les femmes avec le foulard sur les cheveux, les hommes à moustache.
Au Wannsee, je jetterai juste un coup d’œil sur les bateaux à voile et les bateaux de service qui offrent des tours aux îles puis je rentrerai par le S. Bahn.
Une exposition sur la Postdamer Platz me rend Berlin, avec son passé, quand l’expressionnisme était à son apogée.
Nous irons à Berlin. J’y suis.

P.-S.

Article publié pour la première fois en 2003 sur la revue des ressources.

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