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Comment maître Shore rencontra la beauté 

(extrait d’un texte inédit de Marcel Schwob)

lundi 17 août 2009, par Marcel Schwob (Date de rédaction antérieure : 1 av. J.C.).

Je l’ai connue toute petite, je dois vous le dire. J’étais lié avec son père depuis très longtemps. C’était un honnête homme qui vivait dans un trou de province où, veuf, il s’était établi batteur d’or. C’est un métier qui demande beaucoup d’ordre ; mais lui était l’insouciance même et la légèreté ; pas de tête. Pourtant il m’intéressait, et autant que lui, peut-être, sa fille. Toute jeunette - je la vois encore -, de vivre au milieu des parcelles de métal précieux, il semblait que toute sa mignonne personne s’en fut pénétrée ; ses yeux roulaient des paillettes dans leur profondeur, et toujours à ses cheveux, déjà par eux-mêmes d’or fauve, il se mêlait de fins copeaux d’or envolés de l’établi paternel. C’était une petite créature très précieuse. A chacun de mes voyages, voulant aider le père, je lui prêtais plus ou moins, tant qu’il en était arrivé à me devoir une somme assez forte, quand il y a deux ans, en entrant chez lui, je fus reçu par la fille en larmes ; le père était au plus mal. " Shore, me dit-il, je m’en vais avec un grand chagrin ; je ne peux pas vous rendre ce que je vous dois. " Et, comme je le tranquillisais là-dessus : " Ce n’est pas tout, reprit-il, je veux vous demander encore un dernier, un très grand service. Voici ma fille devenue grande ; je la laisse seule au monde ; vous aussi, vous êtes seul ; soyez son appui, épousez-là, vous aurez en elle une bonne femme. " J’objectai qu’il fallait au moins qu’elle consentît…

Le mourant fit signe qu’avant la séparation, il voulait joindre nos mains ; elle ne retira pas sa main, et je lus dans ses yeux qu’elle promettait au partant d’aimer celui qui restait. Il ne fallait sans doute pas que cette promesse fût faite, car en me penchant sur le voyageur, je vis qu’il ne l’avait pas entendue ; il était déjà sur la route. Que pouvais-je faire ? Et puis, alors, après les jours noirs qu’elle venait de passer, elle n’était pas encore jolie. Je pouvais croire qu’elle serait jamais qu’une aimable et souriante compagne, et que j’épousais la grâce seulement. Ce ne fut qu’après quelques mois de bien-être et de calme que ce qui germait en elle, commença d’y paraître. Je ne voyais encore rien, lorsqu’un jour que je l’avais priée de se passer au cou, pour en juger l’effet, une parure que je devais vendre, et que je l’attendais, assis devant ce miroir, tenez, qui est posé là, tout à-coup j’y vis surgir comme une apparition ; je me retournai, c’était Jane, venue derrière moi, les épaules parées de perles, plus blanches de toute sa blancheur ; tout l’or de la chambre comme descendu dans ses yeux ; toute la lumière comme émanant d’elle. Et je reconnus ce jour-là que j’avais épousé la beauté…

Elle ne m’aime pas. Oh ! Je ne lui en veux pas ; elle a loyalement essayé mais il paraît que la tâche était trop difficile. Elle me témoigne de l’affection, du respect. Que puis-je demander de plus ?

L’amour est à l’amour un aimant puissant. L’amour attire l’amour. Un jour le passant, l’inconnu dont rêve la plus honnête femme quand son cœur est vide, viendra entre elle et moi, et elle le suivra…

Ce même miroir, tenez, sait que je dis vrai. Il a vu, comme moi ; il a vu. C’est un simple miroir, n’est-ce pas ? Et pourtant pour moi maintenant, par la vision qu’il a contenue ce jour-là, le futur aussi semble y être enclos, et il a quelque chose de magique. Je vous ai parlé des adulations qui entouraient Jane ; des jeunes gens fréquemment croisaient dans la rue en face de nos vitres. Elle en riait, sans plus. Depuis quelques jours, cependant, je remarquais qu’il n’en venait plus, sauf un, toujours accompagné de deux autres, qui, lorsqu’il me voyait, s’effaçait en hâte. Or, il y a deux jours, la boutique avait sa porte fermée ; c’était un dimanche ; je descendais de ma chambre. Jane, ici, ne m’avait pas entendu venir. Elle était debout devant ce miroir dans lequel - remarquez, sans qu’on l’ait cherché - se reflète la rue avec les gens qui passent. Mais, je l’observais, ce n’était pas la rue, c’était elle-même qu’elle y regardait ; elle y mirait ses yeux, tout son doux visage. Et cela était si beau, qu’elle ne put se tenir de se sourire dans le miroir et, s’y penchant, y baisa longuement ses lèvres. Dans le même temps, au-dehors, devant la maison, quelqu’un passa lentement dont l’image, un instant, fut près de la sienne au fond du miroir. Elle l’y aperçut, rougit, recula vivement et regagna son appartement sans regarder derrière elle. Et moi, quand je fus ici, je vis qu’au bas du miroir il y avait la trace de deux larmes…

Elle avait pleuré sa jeunesse perdue et son inutile beauté ; et l’Autre, l’Inconnu, Celui - qui - devait - venir, était venu. Le Passant avait passé entre elle et moi…

P.-S.

Ce fragment est extrait d’un inédit de Marcel Schwob, en cours d’établissement et de publication. Pour toute information contacter Bernard Gauthier .

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