Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis cette autre, je fais le bilan de chaque
minute.
Pourquoi tout cela ? — Parce que je suis né.
C’est d’un type spécial de veilles que dérive la mise en cause de la naissance.
« Depuis que je suis au monde » — ce depuis me paraît chargé d’une signification si effrayante
qu’elle en devient insoutenable.
*
Il existe une connaissance qui enlève poids et portée à ce qu’on fait : pour elle ; tout est privé de
fondement, sauf elle-même. Pure au point d’abhorrer jusqu’à l’idée d’objet, elle traduit ce savoir
extrême selon lequel commettre ou ne pas commettre un acte c’est tout un et qui s’accompagne
d’une satisfaction extrême elle aussi : celle de pouvoir répéter, en chaque rencontre, qu’aucun geste
qu’on exécute ne vaut qu’on y adhère, que rien n’est rehaussé par quelque trace de substance, que la
« réalité » est du ressort de l’insensé. Une telle connaissance mériterait d’être appelée posthume :
elle s’opère comme si le connaissant était vivant et non vivant, être et souvenir d’être. « C’est déjà du
passé », dit-il de tout ce qu’il accomplit, dans l’instant même de l’acte, qui de la sorte est à jamais
destitué de présent.
*
Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance, nous nous
démenons, rescapés qui essaient de l’oublier. La peur de la mort n’est que la projection dans l’avenir
d’une peur qui remonte à notre premier instant.
Il nous répugne, c’est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu’elle
était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ? Le mal, le vrai
mal est pourtant derrière, non devant nous. C’est ce qui a échappé au Christ, c’est ce qu’a saisi le
Bouddha : « Si trois choses n’existaient pas dans le monde, ô disciples, le Parfait n’apparaîtrait pas
dans le monde... » Et, avant la vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les
infirmités et de tous les désastres.
*
On peut supporter n’importe quelle vérité, si destructrice soit-elle, à condition qu’elle tienne lieu
de tout, qu’elle compte autant de vitalité que l’espoir auquel elle s’est substituée.
*
Je ne fais rien, c’est entendu. Mais je vois les heures passer — ce qui vaut mieux qu’essayer de les
remplir.
*
Il ne faut pas s’astreindre à une œuvre, il faut seulement dire quelque chose qui puisse se
murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant.
*
A quel point l’humanité est en régression, rien ne le prouve mieux que l’impossibilité de trouver
un seul peuple, une seule tribu, où la naissance provoque encore deuil et lamentation.
*
S’insurger contre l’hérédité c’est s’insurger contre des milliards d’années, contre la première
cellule.
Il y a un dieu au départ, sinon au bout, de toute joie.
*
Jamais à l’aise dans l’immédiat, ne me séduit que ce qui me précède, que ce qui m’éloigne d’ici,
les instants sans nombre où je ne fus pas : le non-né.
*
Besoin physique de déshonneur. J’aurais aimé être fils de bourreau.
*
De quel droit vous mettez-vous à prier pour moi ? Je n’ai pas besoin d’intercesseur, je me
débrouillerai seul. De la part d’un misérable, j’accepterais peut-être, mais de personne d’autre, fût-ce
d’un saint. Je ne puis tolérer qu’on s’inquiète de mon salut. Si je l’appréhende et le fuis, quelle
indiscrétion que vos prières ! Dirigez-les ailleurs ; de toute manière, nous ne sommes pas au service
des mêmes dieux. Si les miens sont impuissants, il y a tout lieu de croire que les vôtres ne le sont
pas moins. En supposant même qu’ils soient tels que vous les imaginez, il leur manquerait encore le
pouvoir de me guérir d’une horreur plus vieille que ma mémoire.
*
Quelle misère qu’une sensation ! L’extase elle-même n’est, peut-être, rien de plus.
*
Défaire, dé-créer, est la seule tâche que l’homme puisse s’assigner, s’il aspire, comme tout
l’indique, à se distinguer du Créateur.
*
Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m’oublie, je
me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable à la marche et à l’équilibre du
monde.
*
Avoir commis tous les crimes, hormis celui d’être père.
*
En règle générale, les hommes attendent la déception : ils savent qu’ils ne doivent pas
s’impatienter, qu’elle viendra tôt ou tard, qu’elle leur accordera les délais nécessaires pour qu’ils
puissent se livrer à leurs entreprises du moment. Il en va autrement du détrompé : pour lui, elle
survient en même temps que l’acte ; il n’a pas besoin de la guetter, elle est présente. En
s’affranchissant de la succession, il a dévoré le possible et rendu le futur superflu. « Je ne puis vous
rencontrer dans votre avenir, dit-il aux autres. Nous n’avons pas un seul instant qui nous soit
commun. » C’est que pour lui l’ensemble de l’avenir est déjà là.
Lorsqu’on aperçoit la fin dans le commencement, on va plus vite que le temps. L’illumination,
déception foudroyante, dispense une certitude qui transforme le détrompé en délivré.
*
Je me délie des apparences et m’y empêtre néanmoins ; ou plutôt : je suis à mi-chemin entre ces
apparences et cela qui les infirme, cela qui n’a ni nom ni contenu, cela qui est rien et qui est tout. Le
pas décisif hors d’elles, je ne le franchirai jamais. Ma nature m’oblige à flotter, à m’éterniser dans
l’équivoque, et si je tâchais de trancher dans un sens ou dans l’autre, je périrais par mon salut.
*
Ma faculté d’être déçu dépasse l’entendement. C’est elle qui me fait comprendre le Bouddha, mais
c’est elle aussi qui m’empêche de le suivre.
*
Ce sur quoi nous ne pouvons plus nous apitoyer, ne compte et n’existe plus. On s’aperçoit
pourquoi notre passé cesse si vite de nous appartenir pour prendre figure d’histoire, de quelque
chose qui ne regarde plus personne.
*
Au plus profond de soi, aspirer à être aussi dépossédé, aussi lamentable que Dieu.
*
Le vrai contact entre les êtres ne s’établit que par la présence muette, par l’apparente non-
communication, par l’échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.
*
Ce que je sais à soixante, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d’un long, d’un superflu
travail de vérification...
*
Que tout soit dépourvu de consistance, de fondement, de justification, j’en suis d’ordinaire si
assuré, que, celui qui oserait me contredire, fût-il l’homme que j’estime le plus, m’apparaîtrait
comme un charlatan ou un abruti.
*
Dès l’enfance, je percevais l’écoulement des heures, indépendantes de toute référence, de tout acte
et de tout événement, la disjonction du temps de ce qui n’était pas lui, son existence autonome, son
statut particulier, son empire, sa tyrannie. Je me rappelle on ne peut plus clairement cet après-midi où, pour la première fois, en face de l’univers vacant, je n’étais plus que fuite d’instants rebelles à
remplir encore leur fonction propre. Le temps se décollait de l’être à mes dépens.
*
A la différence de Job, je n’ai pas maudit le jour de ma naissance ; les autres jours en revanche, je
les ai tous couverts d’anathèmes...
*
Si la mort n’avait que des côtés négatifs, mourir serait un acte impraticable.
*
Tout est ; rien n’est. L’une et l’autre formule apportent une égale sérénité. L’anxieux, pour son
malheur, reste entre les deux, tremblant et perplexe, toujours à la merci d’une nuance, incapable de
s’établir dans la sécurité de l’être ou de l’absence d’être.
*
Sur cette côte normande, à une heure aussi matinale, je n’avais besoin de personne. La présence
des mouettes me dérangeait : je les fis fuir à coups de pierres. Et leurs cris d’une stridence
surnaturelle, je compris que c’était justement cela qu’il me fallait, que le sinistre seul pouvait
m’apaiser, et que c’est pour le rencontrer que je m’étais levé avant le jour.
*
Être en vie — tout à coup je suis frappé par l’étrangeté de cette expression, comme si elle ne
s’appliquait à personne.
*
Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une
irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent
réformateurs, prophètes et sauveurs.
*
J’aimerais être libre, éperdument libre. Libre comme un mort-né.
*
S’il entre dans la lucidité tant d’ambiguïté et de trouble, c’est qu’elle est le résultat d’un mauvais
usage que nous avons fait de nos veilles.
*
La hantise de la naissance, en nous transportant avant notre passé, nous fait perdre le goût de l’avenir, du présent et du passé même.
*
Rares sont les jours où, projeté dans la post-histoire, je n’assiste pas à l’hilarité des dieux au sortir
de l’épisode humain.
Il faut bien une vision de rechange, quand celle du Jugement ne contente plus personne.
*
Une idée, un être, n’importe quoi qui s’incarne, perd sa figure, tourne au grotesque. Frustration de
l’aboutissement. Ne jamais s’évader du possible, se prélasser en éternel velléitaire, oublier de naître.
*
La véritable, l’unique malchance : celle de voir le jour. Elle remonte à l’agressivité, au principe
d’expansion et de rage logé dans les origines, à l’élan vers le pire qui les secoua.
*
Quand on revoit quelqu’un après de longues années, il faudrait s’asseoir l’un en face de l’autre et
ne rien dire pendant des heures, afin qu’à la faveur du silence la consternation puisse se savourer
elle-même.
*
Jours miraculeusement frappés de stérilité. Au lieu de m’en réjouir, de crier victoire, de convertir
cette sécheresse en fête, d’y voir une illustration de mon accomplissement et de ma maturité, de
mon détachement enfin, je me laisse envahir par le dépit et la mauvaise humeur, tant est tenace en
nous le vieil homme, la canaille remuante, inapte à s’effacer.
*
Je suis requis par la philosophie hindoue, dont le propos essentiel est de surmonter le moi ; et tout
ce que je fais et tout ce que je pense n’est que moi et disgrâces du moi.
*
Pendant que nous agissons, nous avons un but ; l’action finie, elle n’a pas plus de réalité pour nous
que le but que nous recherchions. Il n’y avait donc rien de bien consistant dans tout cela, ce n’était
que du jeu. Mais il en est qui ont conscience de ce jeu pendant l’action même : ils vivent la
conclusion dans les prémisses, le réalisé dans le virtuel, ils sapent le sérieux par le fait même qu’ils
existent.
La vision de la non-réalité, de la carence universelle, est le résultat combiné d’une sensation
quotidienne et d’un frisson brusque. Tout est jeu — sans cette révélation, la sensation qu’on traîne le
long des jours n’aurait pas ce cachet d’évidence dont ont besoin les expériences métaphysiques pour
se distinguer de leurs contrefaçons, les malaises. Car tout malaise n’est qu’une expérience
métaphysique avortée.
*
Quand on usé l’intérêt que l’on prenait à la mort, et qu’on se figure n’avoir plus rien à en tirer, on
se replie sur la naissance, on se met à affronter un gouffre autrement inépuisable...
*
En ce moment même, j’ai mal. Cet événement, crucial pour moi, est inexistant, voire
inconcevable pour le reste des êtres, pour tous les êtres. Sauf pour Dieu, si ce mot peut avoir un
sens.
*
On entend de tous côtés, que si tout est futile, faire bien ce que l’on fait, ne l’est pas. Cela même
l’est pourtant. Pour arriver à cette conclusion, et la supporter, il ne faut pratiquer aucun métier, ou
tout au plus celui de roi, comme Salomon.
*
Je réagis comme tout le monde et même comme ceux que je méprise le plus ; mais je me rattrape
en déplorant tout acte que je commets, bon ou mauvais.
*
Où sont mes sensations ? Elles se sont évanouies en... moi, et ce moi qu’est-il, sinon la somme de
ces sensations évaporées ?
*
Extraordinaire et nul — ces deux adjectifs s’appliquent à un certain acte, et, par suite, à tout ce
qui en résulte, à la vie en premier lieu.
*
La clairvoyance est le seul vice qui rendre libre — libre dans un désert.
*
A mesure que les années passent, le nombre décroît de ceux avec lesquels on peut s’entendre.
Quand on n’aura plus personne à qui s’adresser, on sera enfin tel qu’on était avant de choir dans un
nom.
*
Quand on se refuse au lyrisme, noircir une page devient une épreuve : à quoi bon écrire pour dire
exactement ce qu’on avait à dire ?
*
Il est impossible d’accepter d’être jugé par quelqu’un qui a moins souffert que nous. Et comme
chacun se croit un Job méconnu...
*
Je rêve d’un confesseur idéal, à qui tout dire, tout avouer, je rêve d’un saint blasé.
*
Depuis des âges et des âges que l’on meurt, le vivant a dû attraper le pli de mourir ; sans quoi on
ne s’expliquerait pas pourquoi un insecte ou un rongeur, et l’homme même, parviennent, après
quelques simagrées, à crever si dignement.
*
Le paradis n’était pas supportable, sinon le premier homme s’en serait accommodé ; ce monde ne
l’est pas davantage, puisqu’on y regrette le paradis ou l’on en escompte un autre. Que faire ? où aller ?
Ne faisons rien et n’allons nulle part, tout simplement.
*
La santé est un bien assurément ; mais à ceux qui la possèdent a été refusée la chance de s’en
apercevoir, une santé consciente d’elle-même étant une santé compromise ou sur le point de l’être.
Comme nul ne jouit de son absence d’infirmités, on peut parler sans exagération aucune d’une
punition juste des bien-portants.
*
Certains ont des malheurs ; d’autres des obsessions. Lesquels sont les plus à plaindre ?
*
Je n’aimerais pas qu’on fût équitable à mon endroit : je pourrais me passer de tout, sauf du tonique
de l’injustice.
*
« Tout est douleur » — la formule bouddhique, modernisée, donnerait : « Tout est cauchemar. »
Du même coup, le nirvâna, appelé à mettre un terme à un tourment autrement répandu, cesserait
d’être un recours réservé à quelques-uns seulement, pour devenir universel comme le cauchemar
lui-même.
*
Qu’est-ce qu’une crucifixion unique, auprès de celle, quotidienne, qu’endure l’insomniaque ?
*
Comme je me promenais à une heure tardive dans cette allée bordée d’arbres, une châtaigne
tomba à mes pieds. Le bruit qu’elle fit en éclatant, l’écho qu’il suscita en moi, et un saisissement
hors de proportion avec cet incident infime, me plongèrent dans le miracle, dans l’ébriété du
définitif, comme s’il n’y avait plus de questions, rien que des réponses. J’étais ivre de mille
évidences inattendues, dont je ne savais que faire...
C’est ainsi que je faillis toucher au suprême. Mais je crus préférable de continuer ma promenade.
*
Nous n’avouons nos chagrins à un autre que pour le faire souffrir, pour qu’il les prenne à son
compte. Si nous voulions nous l’attacher, nous ne lui ferions part que de nos tourments abstraits, les
seuls qu’accueillent avec empressement tous ceux qui nous aiment.
*
Je ne me pardonne pas d’être né. C’est comme si, en m’insinuant dans ce monde, j’avais profané
un mystère, trahi quelque engagement de taille, commis une faute d’une gravité sans nom.
Cependant il m’arrive d’être moins tranchant : naître m’apparaît alors comme une calamité que je
serais inconsolable de n’avoir pas connue.
*
La pensée n’est jamais innocente. C’est parce qu’elle est sans pitié, c’est parce qu’elle est
agression, qu’elle nous aide à faire sauter nos entraves. Supprimerait-on ce qu’elle a de mauvais et
même de démoniaque, qu’il faudrait renoncer au concept même de délivrance.
*
Le moyen le plus sûr de ne pas se tromper est de miner certitude après certitude.
Il n’en demeure pas moins que tout ce qui compte fut fait en dehors du doute.
*
Depuis longtemps, depuis toujours, j’ai conscience que l’ici-bas n’est pas ce qu’il me fallait et que
je ne saurais m’y faire ; c’est par là, et par là uniquement, que j’ai acquis un rien d’orgueil spirituel, et
que mon existence m’apparaît comme la dégradation et l’usure d’un psaume.
*
Nos pensées, à la solde de notre panique, s’orientent vers le futur, suivent le chemin de toute
crainte, débouchent sur la mort. Et c’est inverser leurs cours, c’est les faire reculer, que de les diriger
vers la naissance et de les obliger à s’y fixer. Elles perdent par là même cette vigueur, cette tension
inapaisable qui gît au fond de l’horreur de la mort, et qui est utile à nos pensées si elles veulent se
dilater, s’enrichir, gagner en force. On comprend alors pourquoi, en parcourant un trajet contraire,
elles manquent d’allant, et sont si lasses quand elles butent enfin contre leur frontière primitive,
qu’elles n’ont plus d’énergie pour regarder par-delà, vers le jamais-né.
*
Ce ne sont pas mes commencements, c’est le commencement qui m’importe. Si je me heurte à ma
naissance, à une obsession mineure, c’est faute de pouvoir me colleter avec le premier moment du
temps. Tout malaise individuel se ramène, en dernière instance, à un malaise cosmogonique,
chacune de nos sensations expiant ce forfait de la sensation primordiale, par quoi l’être se glissa
hors d’on ne sait où...
*
Nous avons beau nous préférer à l’univers, nous nous haïssons néanmoins beaucoup plus que
nous ne pensons. Si le sage est une apparition tellement insolite, c’est qu’il semble inentamé par
l’aversion, qu’à l’égal de tous les êtres, il doit nourrir pour lui-même.
*
Nulle différence entre l’être et le non-être, si on les appréhende avec une égale intensité.
*
Le non-savoir est le fondement de tout, il crée le tout par un acte qu’il répète à chaque instant, il
produit ce monde et n’importe quel monde, puisqu’il ne cesse de prendre pour réel ce qui ne l’est
pas. Le non-savoir est la gigantesque méprise qui sert de base à toutes nos vérités, le non-savoir est
plus ancien et plus puissant que tous les dieux réunis.
*
On reconnaît à ceci celui qui a des dispositions pour la quête intérieure : il mettra au-dessus de
n’importe quelle réussite l’échec, il le cherchera même, inconsciemment s’entend. C’est que l’échec,
toujours essentiel, nous dévoile à nous-mêmes, il nous permet de nous voir comme Dieu nous voit,
alors que le succès nous éloigne de ce qu’il y a de plus intime en nous et en tout.
*
Il fut un temps où le temps n’était pas encore... Le refus de la naissance n’est rien d’autre que la
nostalgie de ce temps d’avant le temps.
*
Je pense à tant d’amis qui ne sont plus, et je m’apitoie sur eux. Pourtant ils ne sont pas tellement à
plaindre, car ils ont résolu tous les problèmes, en commençant par celui de la mort.
*
Il y a dans le fait de naître une telle absence de nécessité, que lorsqu’on y songe un peu plus que
de coutume, faute de savoir comment réagir, on s’arrête à un sourire niais.
*
Deux sortes d’esprit : diurnes et nocturnes. Ils n’ont ni la même méthode ni la même éthique. En
plein jour, on se surveille ; dans l’obscurité, on dit tout. Les suites salutaires ou fâcheuses de ce qu’il
pense importent peu à celui qui s’interroge aux heures où les autres sont la proie du sommeil. Aussi
rumine-t-il sur la déveine d’être né sans se soucier du mal qu’il peut faire à autrui ou à soi-même.
Après minuit commence la griserie des vérités pernicieuses.
*
A mesure qu’on accumule les années, on se forme une image de plus en plus sombre de l’avenir.
Est-ce seulement pour se consoler d’en être exclu ? Oui en apparence, non en fait, car l’avenir a
toujours été atroce, l’homme ne pouvant remédier à ses maux qu’en les aggravant, de sorte qu’à
chaque époque l’existence est bien plus tolérable avant que ne soit trouvée la solution aux difficultés
du moment.
*
Dans les grandes perplexités, astreins-toi à vivre comme si l’histoire était close et à réagir comme
un monstre rongé par la sérénité.
*
Si, autrefois, devant un mort, je me demandais : « A quoi cela lui a-t-il servi de naître ? », la
même question, maintenant, je me la pose devant n’importe quel vivant.
*
L’appesantissement sur la naissance n’est rien d’autre que le goût de l’insoluble poussé jusqu’à
l’insanité.
*
A l’égard de la mort, j’oscille sans arrêt entre le « mystère » et le « rien du tout », entre les
Pyramides et la Morgue.
*
Il est impossible de sentir qu’il fut un temps où l’on n’existait pas. D’où cet attachement au
personnage qu’on était avant de naître.
*
« Méditez seulement une heure sur l’inexistence du moi et vous vous sentirez un autre homme »,
disait un jour à un visiteur occidental un bonze de la secte japonaise Kousha.
Sans avoir couru les couvents bouddhiques, combien de fois ne me suis-je pas arrêté sur l’irréalité
du monde, donc du moi ? Je n’en suis pas devenu un autre homme, non, mais il m’en est resté
effectivement ce sentiment que mon moi n’est réel d’aucune façon, et qu’en le perdant je n’ai rien
perdu, sauf quelque chose, sauf tout.
*
Au lieu de m’en tenir au fait de naître, comme le bon sens m’y invite, je me risque, je me traîne en
arrière, je rétrograde de plus en plus vers je ne sais quel commencement, je passe d’origine en
origine. Un jour, peut-être, réussirai-je à atteindre l’origine même, pour m’y reposer, ou m’y
effondrer.
*
X m’insulte. Je m’apprête à le gifler. Réflexion faite, je m’abstiens.
Qui suis-je ? Quel est mon vrai moi : celui de la réplique ou celui de la reculade ? Ma première
réaction est toujours énergique ; la seconde, flasque. Ce qu’on appelle « sagesse » n’est au fond
qu’une perpétuelle « réflexion faite », c’est-à-dire la non-action comme premier mouvement.
*
Si l’attachement est un mal, il faut en chercher la cause dans le scandale de la naissance, car naître
c’est s’attacher. Le détachement devrait donc s’appliquer à faire disparaître les traces de ce scandale,
le plus grave et le plus intolérable de tous.
*
Dans l’anxiété et l’affolement, le calme soudain à la pensée du fœtus qu’on a été.
*
En cet instant précis, aucun reproche venu des hommes ou des dieux ne saurait m’atteindre : j’ai
aussi bonne conscience que si je n’avais jamais existé.
*
C’est une erreur de croire à une relation directe entre subir des revers et s’acharner contre la
naissance. Cet acharnement a des racines plus profondes et plus lointaines, et il aurait lieu, n’eût-on
l’ombre d’un grief contre l’existence. Il n’est même jamais plus virulent que dans les chances
extrêmes.
*
Thraces et Bogomiles — je ne puis oublier que j’ai hanté les mêmes parages qu’eux, ni que les
uns pleuraient sur les nouveau-nés et que les autres, pour innocenter Dieu, rendaient Satan
responsable de l’infamie de la Création.
*
Durant les longues nuits des cavernes, des Hamlet en quantité devaient monologuer sans cesse,
car il est permis de supposer que l’apogée du tourment métaphysique se situe bien avant cette fadeur
universelle, consécutive à l’avènement de la Philosophie.
*
L’obsession de la naissance procède d’une exacerbation de la mémoire, d’une omniprésence du
passé, ainsi que d’une avidité de l’impasse, de la première impasse. — Point d’ouverture, ni partant
de joie, qui vienne du révolu mais uniquement du présent, et d’un avenir émancipé du temps.
*
Pendant des années, en fait pendant une vie, n’avoir pensé qu’aux derniers moments, pour
constater, quand on en approche enfin, que cela aura été inutile, que la pensée de la mort aide à tout,
sauf à mourir !
*
Ce sont nos malaises qui suscitent, qui créent la conscience ; leur œuvre une fois accomplie, ils
s’affaiblissent et disparaissent l’un après l’autre. La conscience, elle, demeure et leur survit, sans se
rappeler ce qu’elle leur doit, sans même l’avoir jamais su. Aussi ne cesse-t-elle de proclamer son
autonomie, sa souveraineté, lors même qu’elle se déteste et qu’elle voudrait s’anéantir.
*
Selon le règle de saint Benoît, si un moine devenait fier ou seulement content du travail qu’il
faisait, il devait s’en détourner et l’abandonner.
Voilà un danger que ne redoute pas celui qui aura vécu dans l’appétit de l’insatisfaction, dans
l’orgie du remords et du dégoût.
*
S’il est vrai que Dieu répugne à prendre parti, je n’éprouverais nulle gêne en sa présence, tant il
me plairait de l’imiter, d’être comme Lui, en tout, un sans-opinion.
*
Se lever, faire sa toilette et puis attendre quelque variété imprévue de cafard ou d’effroi.
Je donnerais l’univers entier et tout Shakespeare pour un brin d’ataraxie.
*
La grande chance de Nietzsche d’avoir fini comme il fini. Dans l’euphorie !
*
Se reporter sans cesse à un monde où rien encore ne s’abaissait à rougir, où l’on pressentait la
conscience sans la désirer, où, vautré dans le virtuel, on jouissait de la plénitude nulle d’un moi
antérieur au moi...
N’être pas né, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace !
Si le dégoût du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrais éviter la
canonisation.
*
Personne n’aura vécu si près de son squelette que j’ai vécu du mien : il en est résulté un dialogue
sans fin et quelques vérités que je n’arrive ni à accepter ni à refuser.
*
Il est plus aisé d’avancer avec des vices qu’avec des vertus. Les vices, accommodants de nature,
s’entraident, sont pleins d’indulgence les uns à l’égard des autres, alors que les vertus, jalouses, se
combattent et s’annulent, et montrent en tout leur incompatibilité et leur intolérance.
*
C’est s’emballer pour des bricoles que de croire à ce qu’on fait ou à ce que font les autres. On
devrait fausser compagnie aux simulacres et même aux « réalités », se placer en dehors de tout et de
tous, chasser ou broyer ses appétits, vivre, selon un adage hindou, avec aussi peu de désirs qu’un
« éléphant solitaire ».
*
Je pardonne tout à X, à cause de son sourire démodé.
*
N’est pas humble celui qui se hait.
*
Chez certains, tout, absolument tout, relève de la physiologie : leur corps est leur pensée, leur
pensée est leur corps.
*
Le Temps, fécond en ressources, plus inventif et plus charitable qu’on ne pense, possède une
remarquable capacité de nous venir en aide, de nous procurer à toute heure quelque humiliation
nouvelle.
*
J’ai toujours cherché le paysage d’avant Dieu. D’où mon faible pour le Chaos.
*
J’ai décidé de ne plus m’en prendre à personne depuis que j’ai observé que je finis toujours par
ressembler à mon dernier ennemi.
*
Pendant bien longtemps, j’ai vécu avec l’idée que j’étais l’être le plus normal qui fut jamais. Cette
idée me donna le goût, voire la passion, de l’improductivité : à quoi bon se faire valoir dans un
monde peuplé de fous, enfoncé dans la niaiserie ou le délire ? Pour qui se dépenser et à quelle fin ?
Reste à savoir si je me suis entièrement libéré de cette certitude, salvatrice dans l’absolu, ruineuse
dans l’immédiat.
*
Les violents sont en général des chétifs, des « crevés ». Ils vivent en perpétuelle combustion, aux
dépens de leur corps, exactement comme les ascètes, qui, eux, s’exerçant à la quiétude, à la paix, s’y
usent et s’y épuisent, autant que des furieux.
*
On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne.
*
Quand Mâra, le Tentateur, essaie de supplanter le Bouddha, celui-ci lui dit entre autre : « De quel
droit prétends-tu régner sur les hommes et sur l’univers ? Est-ce que tu as souffert pour la
connaissance ? »
C’est la question capitale, peut-être unique, que l’on devrait se poser lorsqu’on s’interroge sur
n’importe qui, principalement un penseur. On ne saurait assez faire le départ entre ceux qui ont payé
pour le moindre pas vers la connaissance et ceux, incomparablement plus nombreux, à qui fut
départi un savoir commode, indifférent, un savoir sans épreuves.
*
On dit : Tel n’a pas de talent, il n’a qu’un ton. Mais le ton est justement ce qu’on ne saurait
inventer, avec quoi on naît. C’est une grâce héritée, le privilège qu’ont certains de faire sentir leur
pulsation organique, le ton c’est plus que le talent, c’en est l’essence.
*
Le même sentiment d’inappartenance, de jeu inutile, où que j’aille : je feins de m’intéresser à ce
qui ne m’importe guère, je me trémousse par automatisme ou par charité sans jamais être dans le
coup, sans jamais être quelque part. Ce qui m’attire est ailleurs, et cet ailleurs je ne sais ce qu’il est.
*
Plus les hommes s’éloignent de Dieu, plus ils avancent dans la connaissance des religions.
*
« ... Mais Elohim sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront. »
A peine se sont-ils ouverts, que le drame commence. Regarder sans comprendre, c’est cela le
paradis. L’enfer serait donc le lieu où l’on comprend, où l’on comprend trop...
*
Je ne m’entends tout à fait bien avec quelqu’un que lorsqu’il est au plus bas de lui-même et qu’il
n’a ni le désir ni la force de réintégrer ses illusions habituelles.
*
En jugeant sans pitié ses contemporains, on a toutes chances de faire, aux yeux de la postérité,
figure d’esprit clairvoyant. Du même coup on renonce au côté hasardeux de l’admiration, aux
risques merveilleux qu’elle suppose. Car l’admiration est une aventure, la plus imprévisible qui soit
parce qu’il peut arriver qu’elle finisse bien.
*
Les idées viennent en marchant, disait Nietzsche. La marche dissipe la pensée, professait
Sankara.
Les deux thèses sont également fondées, donc également vraies, et chacun peut s’en assurer dans
l’espace d’une heure, parfois d’une minute...
*
Aucune espèce d’originalité littéraire n’est encore possible si on ne torture, si on ne broie pas le
langage. Il en va autrement si l’on s’en tient à l’expression de l’idée comme telle. On se trouve là
dans un secteur où les exigences n’ont pas varié depuis les présocratiques.
*
Que ne peut-on remonter avant le concept, écrire à même les sens, enregistrer les variations
infimes de ce qu’on touche, faire ce que ferait un reptile s’il se mettait à l’ouvrage !
*
Tout ce que nous pouvons avoir de bon vient de notre indolence, de notre incapacité de passer à
l’acte, de mettre à exécution nos projets et nos desseins. C’est l’impossibilité ou le refus de nous
réaliser qui entretient nos « vertus », et c’est la volonté de donner notre maximum qui nous porte
aux excès et aux dérèglements.
*
Ce « glorieux délire », dont parle Thérèse d’Avila pour marquer une des phases de l’union avec
Dieu, c’est ce qu’un esprit desséché, forcément jaloux, ne pardonnera jamais à un mystique.
*
Pas un seul instant où je n’aie été conscient de me trouver hors du Paradis.
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N’est profond, n’est véritable que ce que l’on cache. D’où la force des sentiments vils.
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Ama nesciri, dit l’Imitation. Aime à être ignoré. On n’est content de soi et du monde que lorsqu’on
se conforme à ce précepte.
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La valeur intrinsèque d’un livre ne dépend pas de l’importance du sujet (sans quoi les théologiens
l’emporteraient, et de loin), mais de la manière d’aborder l’accidentel et l’insignifiant, de maîtriser
l’infime. L’essentiel n’a jamais exigé le moindre talent.
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Le sentiment d’avoir dix mille ans de retard, ou d’avance, sur les autres, d’appartenir aux débuts
ou à la fin de l’humanité...
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La négation ne sort jamais d’un raisonnement mais d’on ne sait quoi d’obscur et d’ancien. Les
arguments viennent après, pour la justifier et l’étayer. Tout non surgit du sang.
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A la faveur de l’érosion de la mémoire, se rappeler les premières initiatives de la matière et le
risque de vie qui s’en est suivi...
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Toutes les fois que je ne songe pas à la mort, j’ai l’impression de tricher, de tromper quelqu’un en
moi.
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Il est des nuits que le plus ingénieux des tortionnaires n’aurait pu inventer. On en sort en miettes,
stupide, égaré, sans souvenirs ni pressentiments, et sans même savoir qui on est. Et c’est alors que le
jour paraît inutile, la lumière pernicieuse, et plus oppressante encore que les ténèbres.
*
Un puceron conscient aurait à braver exactement les mêmes difficultés, le même genre d’insoluble
que l’homme.
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Il vaut mieux être animal qu’homme, insecte qu’animal, plante qu’insecte, et ainsi de suite.
Le salut ? Tout ce qui amoindrit le règne de la conscience et en compromet la suprématie.
*
J’ai tous les défauts des autres et cependant tout ce qu’ils font me paraît inconcevable.
*
A regarder les choses selon la nature, l’homme a été fait pour vivre tourné vers l’extérieur. S’il
veut voir en lui-même, il lui faut fermer les yeux, renoncer à entreprendre, sortir du courant. Ce
qu’on appelle « vie intérieure » est un phénomène tardif qui n’a été possible que par un
ralentissement de nos activités vitales, « l’âme » n’ayant pu émerger ni s’épanouir qu’aux dépens du
bon fonctionnement des organes.
*
La moindre variation atmosphérique remet en cause mes projets, je n’ose dire mes convictions.
Cette forme de dépendance, la plus humiliante qui soit, ne laisse pas de m’abattre, en même temps
qu’elle dissipe le peu d’illusions qui me restaient sur mes possibilités d’être libre, et sur la liberté tout
court. A quoi bon se rengorger si on est à la merci de l’Humide et du Sec ? On souhaiterait esclavage
moins lamentable, et des dieux d’un autre acabit.
*
Ce n’est pas la peine de se tuer, puisqu’on se tue toujours trop tard.
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Quand on sait de façon absolue que tout est irréel, on ne voit vraiment pas pourquoi on se
fatiguerait à le prouver.
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A mesure qu’elle s’éloigne de l’aube et quelle avance dans la journée, la lumière se prostitue, et ne
se rachète — éthique du crépuscule — qu’au moment de disparaître.
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Dans les écrits bouddhiques, il est souvent question de « l’abîme de la naissance ». Elle est bien
un abîme, un gouffre, où l’on ne tombe pas, d’où au contraire l’on émerge, au plus grand dam de
chacun.
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A des intervalles de plus en plus espacés, accès de gratitude envers Job et Chamfort, envers la
vocifération et le vitriol...
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Chaque opinion, chaque vue est nécessairement partielle, tronquée, insuffisante. En philosophie
et en n’importe quoi, l’originalité se ramène à des définitions incomplètes.
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A bien considérer nos actes dits généreux, il n’en est aucun qui, par un certain côté, ne soit
blâmable et même nuisible, de nature à nous inspirer le regret de l’avoir exécuté, si bien que nous
n’avons à opter en définitive qu’entre l’abstention et le remords.
*
La force explosive de la moindre mortification. Tout désir vaincu rend puissant. On a d’autant
plus de prise sur ce monde qu’on s’en éloigne, qu’on n’y adhère pas. Le renoncement confère un
pouvoir infini.
*
Mes déceptions, au lieu de converger vers un centre et de se constituer, sinon en système, tout au
moins en un ensemble, se sont éparpillées, chacune se croyant unique et se perdant ainsi, faute
d’organisation.
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Seules réussissent les philosophies et les religions qui nous flattent, que ce soit au nom du
progrès ou de l’enfer. Damné ou non, l’homme éprouve un besoin absolu d’être au cœur de tout.
C’est même uniquement pour cette raison qu’il est homme, qu’il est devenu homme. Et si un jour il
ne ressentait plus ce besoin, il lui faudrait s’effacer au profit d’un autre animal plus orgueilleux et
plus fou.
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Il répugnait aux vérités objectives, à la corvée de l’argumentation, aux raisonnements soutenus. Il
n’aimait pas démontrer, il ne tenait à convaincre personne. Autrui est une invention de dialecticien.
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Plus on est lésé par le temps, plus on veut y échapper. Écrire une page sans défaut, une phrase
seulement, vous élève au-dessus du devenir et de ses corruptions. On transcende la mort par la
recherche de l’indestructible à travers le verbe, à travers le symbole même de la caducité.
*
Au plus vif d’un échec, au moment où la honte menace de nous terrasser, tout à coup nous
emporte une frénésie d’orgueil, qui ne dure pas longtemps, juste assez pour nous vider, pour nous
laisser sans énergie, pour faire baisser, avec nos forces, l’intensité de notre honte.
*
Si la mort est aussi horrible qu’on le prétend, comment se fait-il qu’au bout d’un certain temps
nous estimons heureux n’importe quel être, ami ou ennemi, qui a cessé de vivre ?
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Plus d’une fois, il m’est arrivé de sortir de chez moi, parce que si j’y étais resté, je n’étais pas sûr
de pouvoir résister à quelque résolution soudaine. La rue est plus rassurante, parce qu’on y pense
moins à soi-même, et que tout s’y affaiblit et s’y dégrade, en commençant par le désarroi.
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C’est le propre de la maladie de veiller quand tout dort, quand tout se repose, même le malade.
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Jeune, on prend un certain plaisir aux infirmités. Elles semblent si nouvelles, si riches ! Avec
l’âge, elles ne surprennent plus, on les connaît trop. Or, sans un soupçon d’imprévu, elles ne méritent
pas d’être endurées.
*
Dès qu’on fait appel au plus intime de soi, et qu’on se met à œuvrer et à se manifester, on
s’attribue des dons, on devient insensible à ses propres lacunes. Nul n’est à même d’admettre que ce
qui surgit de ses profondeurs pourrait ne rien valoir. La « connaissance de soi » ? Une contradiction
dans les termes.
*
Tous ces poèmes où il n’est question que du Poème, toute une poésie qui n’a d’autre matière
qu’elle-même. Que dirait-on d’une prière dont l’objet serait la religion ?
*
L’esprit qui met tout en question en arrive, au bout de mille interrogations, à une veulerie quasi
totale, à une situation que le veule précisément connaît d’emblée, par instinct. Car la veulerie,
qu’est-elle sinon une perplexité congénitale ?
*
Quelle déception qu’Epicure, le sage dont j’ai le plus besoin, ait écrit plus de trois cents traités ! Et
quel soulagement qu’ils se soient perdus !
*
— Que faites-vous du matin au soir ?
— Je me subis.
*
Mot de mon frère à propos des troubles et des maux qu’endura notre mère : « La vieillesse est
l’autocritique de la nature. »
*
« Il faut être ivre ou fou, disait Sieyès, pour bien parler dans les langues connues. »
Il faut être ivre ou fou, ajouterai-je, pour oser encore se servir de mots, de n’importe quel mot.
*
Le fanatique du cafard elliptique est appelé à exceller dans n’importe quelle carrière, sauf dans
celle d’écrivain.
*
Ayant toujours vécu avec la crainte d’être surpris par le pire, j’ai, en toute circonstance, essayer de
prendre les devants, en me jetant dans le malheur bien avant qu’il ne survînt.
*
On ne jalouse pas ceux qui ont la faculté de prier, alors qu’on est plein d’envie pour les
possesseurs de biens, pour ceux qui connaissent richesse et gloire. Il est étrange qu’on se résigne au
salut d’un autre, et non à quelques avantages fugitifs dont il peut jouir.
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Je n’ai pas rencontré un seul esprit intéressant qui n’ait été largement pourvu en déficiences
inavouables.
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Il n’est pas d’art vrai sans une forte dose de banalité. Celui qui use de l’insolite d’une manière
constante lasse vite, rien n’étant plus insupportable que l’uniformité de l’exceptionnel.
*
L’inconvénient de pratiquer une langue d’emprunt est de n’avoir pas le droit d’y faire trop de
fautes. Or, c’est en cherchant l’incorrection sans pourtant en abuser, c’est en frôlant à chaque
moment le solécisme, qu’on donne une apparence de vie à l’écriture.
*
Chacun croit, d’une façon inconsciente s’entend, qu’il poursuit seul la vérité, que les autres sont
incapables de la rechercher et indignes de l’atteindre. Cette folie est si enracinée et si utile, qu’il est
impossible de se représenter ce qu’il adviendrait de chacun de nous, si elle disparaissait un jour.
*
Le premier penseur fut sans nul doute le premier maniaque du pourquoi. Manie inhabituelle,
nullement contagieuse. Rares en effet sont ceux qui en souffrent, qui sont rongés par l’interrogation,
et qui ne peuvent accepter aucune donnée parce qu’ils sont nés dans la consternation.
*
Être objectif, c’est traiter l’autre comme on traite un objet, un macchabée, c’est se comporter à son
égard en croque-mort.
*
Cette seconde-ci a disparu pour toujours, elle s’est perdue dans la masse anonyme de
l’irrévocable. Elle ne reviendra jamais. J’en souffre et n’en souffre pas. Tout est unique — et
insignifiant.
*
Emily Brontë. Tout ce qui émane d’Elle a la propriété de me bouleverser. Haworth est mon lieu
de pèlerinage.
*
Longer une rivière, passer, couler avec l’eau, sans effort, sans précipitation, tandis que la mort
continue en nous ses ruminations, son soliloque ininterrompu.
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Dieu seul a le privilège de nous abandonner. Les hommes ne peuvent que nous lâcher.
*
Sans la faculté d’oublier, notre passé pèserait d’un pas si lourd sur notre présent que nous
n’aurions pas la force d’aborder un seul instant de plus, et encore moins d’y entrer. La vie ne paraît
supportable qu’aux natures légères, à celles précisément qui ne se souviennent pas.
*
Plotin, raconte Porphyre, avait le don de lire dans les âmes. Un jour, sans autre préambule, il dit à
son disciple, grandement surpris, de ne pas tenter de se tuer et d’entreprendre plutôt un voyage.
Porphyre partit pour la Sicile : il s’y guérit de sa mélancolie mais, ajoute-t-il plein de regret, il
manqua ainsi la mort de son maître, survenue pendant son absence.
Il y a longtemps que les philosophes ne lisent plus les âmes. Ce n’est pas leur métier, dira-t-on.
C’est possible. Mais aussi qu’on ne s’étonne pas s’ils ne nous importent plus guère.
*
Une œuvre n’existe que si elle est préparée dans l’ombre avec l’attention, avec le soin de l’assassin
qui médite son coup. Dans les deux cas, ce qui prime, c’est la volonté de frapper.
*
La connaissance de soi, la plus amère de toutes, est aussi celle que l’on cultive le moins : à quoi
bon se surprendre du matin au soir en flagrant délit d’illusion, remonter sans pitié à la racine de
chaque acte, et perdre cause après cause devant son propre tribunal ?
*
Toutes les fois que j’ai un trou de mémoire, je pense à l’angoisse que doivent ressentir ceux qui
savent qu’ils ne se souviennent plus de rien. Mais quelque chose me dit qu’au bout d’un certain
temps une joie secrète les possède, qu’ils n’accepteraient d’échanger contre aucun de leurs souvenirs,
même le plus exaltant.
*
Se prétendre plus détaché, plus étranger à tout que n’importe qui, et n’être qu’un forcené de
l’indifférence !
*
Plus on est travaillé par des impulsions contradictoires, moins on sait à laquelle céder. Manquer
de caractère, c’est cela et rien d’autre.
*
Le temps pur, le temps décanté, liberté d’événements, d’êtres et de choses, ne se signale qu’à
certains moments de la nuit, quand vous le sentez avancer, avec l’unique souci de vous entraîner
vers une catastrophe exemplaire.