Considérant le silence assourdissant qui salua la sortie de la Littérature sans estomac (1) de Pierre Jourde, supputons ce qu’il en sera de l’accompagnement critique de Petit Déjeuner chez Tyrannie, par Eric Naulleau, suivi du Crétinisme alpin, par Pierre Jourde (2), en librairie depuis le 21 janvier. Naulleau est directeur de l’Esprit des péninsules, qui édite dans 45 mètres carrés vingt titres par an, parmi lesquels, en janvier 2002, la Littérature sans estomac. Lauréat du prix de la critique de l’Académie française, cet essai ne l’eût sans doute pas été s’il n’avait eu l’heur de déplaire assez vivement au Monde des livres en évoquant certaines connivences médiatico-littéraires appariant les noms de Josyane Savigneau, directrice de ce supplément du quotidien du soir, et de Philippe Sollers, éditeur et auteur Gallimard, qui y collabore avec une intarissable régularité. La première s’en émut. En novembre dernier, après que la revue Chronicart eut publié des bonnes feuilles du Crétinisme alpin (Jourde y revient sur le traitement critique fait à sa Littérature sans estomac), Savigneau somma Jourde et son éditeur Naulleau de n’y pas revenir. En clair, de ne pas publier sous peine de poursuites judiciaires. En plus clair, la directrice du Monde des livres annonçait son intention d’en faire censurer un ( Libération du 21/11/2002).
On se félicitera de ce qu’à ce jour, aucune procédure ne soit encore venue prolonger les menace et promesse de procès contre un texte édifiant. Eric Naulleau y relate un singulier épisode de ce qui ne faisait pas encore une affaire : éditeur, il s’étonnait, au printemps 2002, de la violence faite à son auteur, violence lourde d’attaques ad hominem et ayant peu à voir avec le propos de l’ouvrage. Courtoisement, l’institution le Monde des livres, qu’il sollicita, le convia à déjeuner. Deux collaborateurs de Savigneau - Jean-Luc Douin, qui s’associera aux velléités procédurières de sa rédactrice en chef, et Patrick Kéchichian - accompagneront celle-ci à ces agapes, dont Petit Déjeuner ... relate les minutes accablantes.
D’ores et déjà, un destin infernal semble promis à Petit Déjeuner chez Tyrannie, un destin qui l’avale et le digère en le disqualifiant d’avance. Car il fut vite établi qu’en cette année littéraire très rose bonbon-bleu CRS, il ne serait pas de bonne politique, chez qui se rendit aux tribunaux pour défendre Houellebecq, de les solliciter pour faire taire Naulleau et Jourde. Afin de les tuer, ceux-là, sans prendre le risque de les promouvoir, mieux vaudrait que s’installe un black out doucement consensuel. Non pas une omerta vulgaire et toujours aléatoire (ses organisateurs courraient le risque de s’y salir les mains), mais un silence entendu, neutre, distancié, lisse comme un linceul et lourd comme une chape. Un silence qui n’est d’or que si ceux qui en participent sont convaincus de sa légitimité littéraire, politique et morale ; et l’affaire ne serait tout à fait dans le sac qu’à condition qu’elle puisse instruire le procès de Naulleau et Jourde : le procès de leur désir de procès ? à fins évidemment publicitaires, donc vulgaires. Songez !... S’attaquer au Monde, n’est-ce pas la recette idéale pour vendre ?
Ainsi se développent d’elles-mêmes, en un banal mécanisme d’autocensure, les « quatre figures rhétoriques d’intimidation culturelle » que Jean-Philippe Domecq identifie dans son Pari littéraire (Editions Esprit), et auxquelles Petit Déjeuner... renvoie par anticipation. Soit : 1) Le binôme réussite-frustration (Le Monde est le monde, et Jourde un « petit prof » comme il est de « petits juges » ; 2) La logique de ligue (un « complot », forcément, inspire cette énième tentative de « déstabilisation » de l’institution, complot dont il se susurrera que Naulleau et Jourde sont les agents candides - id est : manipulés) ; 3) La diabolisation politique (en gros, le poujadisme qu’évoquait en août le Nouvel Observateur en parlant de « lutte raffarino-littéraire de la France d’en bas contre la France d’en haut, invectives (...), parole gauloise (...), revanche du cru sur l’écrit » , et le « néopopulisme » qui obsède Alain Minc) ; 4) La disqualification du travail sur les textes (La Littérature sans estomac distinguait aussi une production de qualité ? N’en retenons que les pages qu’une « aigreur jalouse » inspira...).
Le marché et le milieu vont faire le reste, où se jouera le sort de cette éclairante visite dans les coulisses d’une industrie culturelle. Déjà, les couteaux s’affûtent pour de trop prévisibles attentats, chausse-trapes, embûches et coups tordus à nombreuses bandes. Un livre en mourra, ou pas. S’il n’a, pour se faire entendre, que la complicité vicieuse de l’Ardisson du samedi soir, il en mourra. La boucle sera alors bouclée, et il ne sera plus temps de se plaindre.