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Gérard Bobillier ou la conscience de l’écart 

jeudi 8 octobre 2009, par Ariane Molkhou

Hier, à 17:22

« Voilà ce qu’il ne faut pas être » disais-tu en parlant de moi, ça commence comme ça entre nous, ça commence par un coup d’épée, de ligne, de langue à qui on ne la fait pas, ça commence par la vérité.

À l’époque, je vais très mal, je m’endors dans la journée, devant Henri Meschonnic je m’endors, devant Jaques Réda je m’endors, tu prends ta fourchette et tu me l’enfonces dans les fesses, tu me dis : « si tu t’endors, tu meurs, si tu meurs, tu pars de chez moi, c’est compris ? ».

J’y comprends rien, je te hurle au visage que je fais ce que je veux, tu hurles encore plus fort, doucement tu hurles, c’est à celui qui existera le plus, c’est puissance contre flammes, c’est mille fois mille cris d’orage, c’est permanent, ne cesse pas, tout ce temps où j’ai travaillé aux éditions Verdier tu n’as cessé de m’aimer.

C’est la confiance. C’est la conscience. C’est l’éveil et l’errance. C’est l’histoire d’un type qui s’appelle Spinoza, la grande usurpation de la philosophie, tu t’arrêtes, me balances des crayons de couleur, c’est violent, c’est pour le coloriage, c’est la vérité, tu sens que je pige pas, je choisis de lire Éthique. Et les nazis qu’est-ce qu’on en fait ? On les flingue.

J’attendais d’aller mieux pour te revoir, je suis allée mieux et puis je me suis dit je vais aller encore mieux que ça, je veux qu’il n’en revienne pas, tu parles, t’en ai jamais revenu. Tu danses ? Tout doucement à l’oreille tu me dis ça, tu danses ? Il est 16 heures, je travaille sur le Zohar, tu me prends dans les bras, j’ai pas le choix, on danse, parfois tu te pinces le nez avec voix de canard et tu réponds au téléphone « Gérard Bobillier n’est pas là, veuillez laisser message, merci », je hurle de rire, je suis tordue, allez maintenant tu pars, arrête de travailler, arrête tu me dis, j’arrêterai pas, c’est moi qui décide, non c’est moi, je te fais face, toi l’immensité d’homme, me laisse pas faire, l’intelligence et l’âme, je résiste, j’ai 20 ans, je te mords. Ariane, il y a Maïmonide au téléphone. Balle au centre.

Dans ce bistrot, tu m’envoies des signes, une sorte de langue inventée par toi pour nous, la kabbale, c’est à mourir de rire, j’en oublie l’alphabet, je pleure, c’est cela que tu appelles l’écart ? je ne sais plus qui je suis, inverse les syllabes, l’ordre des mots je ne sais plus, de quelle langue es-tu ? Suis-je ? Seulement, suis-je ?

Je t’ai connu 6 mois, on s’est vu de temps en temps après et puis j’ai arrêté de te voir, j’avais cette obsession d’aller mieux, pas une obsession, une exigence, devant toi je voulais être, pas moins.

Il y des êtres qui cherchent toute leur vie à devenir eux-mêmes et d’autres qui cherchent à se quitter, je fais partie de la deuxième catégorie me disais-tu, c’était hier, c’était il y a longtemps, c’est le petit bistrot de la rue Saint-Antoine où tu m’offres à déjeuner tous les jours, à la fin tu me dis : prends, c’est pour toi, c’est trop, Bob je peux pas, tu me réponds, fais pas d’histoire, va aux putes.

Je voulais t’en mettre plein les yeux, je voulais que tu saches que j’en étais pas restée là, tu es mort aux soins palliatifs hier à Carcassonne. Tu m’as piqué les fesses, fait bouffer les tripes, arraché la conscience. Je ne t’ai jamais revu.

Ariane Molkhou

(Sur la photo, Pierre Michon et Gérard Bobillier, fondateur des éditions Verdier)

P.-S.

Les Editions Verdier font part du décès de Gérard BOBILLIER, leur directeur fondateur, le lundi 5 octobre à Carcassonne.
Gérard Bobillier a affronté le cancer qui l’avait frappé depuis plus d’un an, avec un vouloir vivre et un rare courage, une volonté exceptionnelle d’honorer le vivant à son plus haut point de dignité.
Né à Besançon le 12 octobre 1945, Gérard Bobillier s’engage au cours des années 68 dans la cause révolutionnaire avec la détermination et la générosité qui l’ont caractérisé sa vie durant. De la Gauche Prolétarienne, en passant par LIP, Toulouse et les Corbières, où il accompagne en 1976 la lutte des viticulteurs de l’Aude, il a été de tous les combats.
Dans ce pays des Corbières qu’il aimait particulièrement, tout en se méfiant de l’illusion dangereuse d’un enracinement identitaire, il fonde en 1979 avec Benny Lévy et quelques amis les Editions Verdier, étant convaincu que l’au-delà du « tout politique » passe par une mise en réserve de l’engagement politique et par la longue patience de l’étude des textes fondateurs. L’effort exigeant de la pensée suppose d’oeuvrer à la circulation des textes et des idées.
Les Editions Verdier ont trente ans cette année. Elles sont riches d’un catalogue qui traduit fidèlement le geste inaugural voulu par Gérard Bobillier. Au premier plan, s’y inscrivent des collections de textes des grandes spiritualités. Tout particulièrement, la collection des « Dix Paroles », longtemps dirigée par Charles Mopsik, à travers la publication des traductions françaises d’ouvrages fondateurs tels que Le Guide des Egarés, de Moïse Maïmonide, les Traités du Talmud, ou encore le Zohar, s’efforce de permettre l’étude des grands textes philosophiques et spirituels de la tradition juive. La publication de grands textes de la philosophie – qu’il s’agisse Des Premiers Principes de Damascius (dans la traduction de Marie-Claire Galpérine) ou bien De la véracité du philosophe Guy Lardreau, des Essais hérétiques de Jan Patocka, ou bien encore de Rousseau : une philosophie de l’âme, de Paul Audi – obéissait à sa conviction que l’urgence de ce temps est de créer un espace de tension fertile « entre Athènes et Jérusalem ». De même en est-il des autres textes de pensée et de sciences humaines qui figurent au catalogue : citons au fil des pages les livres de Jean-Claude Milner, de l’historien Carlo Ginzburg ou bien d’Henri Meschonnic. Enfin, le catalogue Verdier offre à lire des auteurs français ou étrangers parmi les meilleurs de la littérature contemporaine – Gérard Bobillier était convaincu que, dans ce qu’elle a de plus haut, la littérature est la chair de la Pensée. Ainsi a-t-il été l’éditeur de Pierre Michon avec qui il a entretenu un long compagnonnage d’amitié et de pensée, ou encore de Pierre Bergounioux.
Par ailleurs, à côté des éditions Verdier, Gérard Bobillier a impulsé de façon décisive, comme il savait le faire, la création de la Maison du Banquet et des générations, à Lagrasse, dans ce même pays des Corbières, qui organise notamment depuis 1995 le « Banquet du Livre », au mois d’août. C’est là un lieu rayonnant d’étude et d’échange, autour du livre et de la pensée. Sa vie, Gérard Bobillier l’avait dédiée à cette exigence.

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