Hier, à 17:22
« Voilà ce qu’il ne faut pas être » disais-tu en parlant de moi, ça commence comme ça entre nous, ça commence par un coup d’épée, de ligne, de langue à qui on ne la fait pas, ça commence par la vérité.
À l’époque, je vais très mal, je m’endors dans la journée, devant Henri Meschonnic je m’endors, devant Jaques Réda je m’endors, tu prends ta fourchette et tu me l’enfonces dans les fesses, tu me dis : « si tu t’endors, tu meurs, si tu meurs, tu pars de chez moi, c’est compris ? ».
J’y comprends rien, je te hurle au visage que je fais ce que je veux, tu hurles encore plus fort, doucement tu hurles, c’est à celui qui existera le plus, c’est puissance contre flammes, c’est mille fois mille cris d’orage, c’est permanent, ne cesse pas, tout ce temps où j’ai travaillé aux éditions Verdier tu n’as cessé de m’aimer.
C’est la confiance. C’est la conscience. C’est l’éveil et l’errance. C’est l’histoire d’un type qui s’appelle Spinoza, la grande usurpation de la philosophie, tu t’arrêtes, me balances des crayons de couleur, c’est violent, c’est pour le coloriage, c’est la vérité, tu sens que je pige pas, je choisis de lire Éthique. Et les nazis qu’est-ce qu’on en fait ? On les flingue.
J’attendais d’aller mieux pour te revoir, je suis allée mieux et puis je me suis dit je vais aller encore mieux que ça, je veux qu’il n’en revienne pas, tu parles, t’en ai jamais revenu. Tu danses ? Tout doucement à l’oreille tu me dis ça, tu danses ? Il est 16 heures, je travaille sur le Zohar, tu me prends dans les bras, j’ai pas le choix, on danse, parfois tu te pinces le nez avec voix de canard et tu réponds au téléphone « Gérard Bobillier n’est pas là, veuillez laisser message, merci », je hurle de rire, je suis tordue, allez maintenant tu pars, arrête de travailler, arrête tu me dis, j’arrêterai pas, c’est moi qui décide, non c’est moi, je te fais face, toi l’immensité d’homme, me laisse pas faire, l’intelligence et l’âme, je résiste, j’ai 20 ans, je te mords. Ariane, il y a Maïmonide au téléphone. Balle au centre.
Dans ce bistrot, tu m’envoies des signes, une sorte de langue inventée par toi pour nous, la kabbale, c’est à mourir de rire, j’en oublie l’alphabet, je pleure, c’est cela que tu appelles l’écart ? je ne sais plus qui je suis, inverse les syllabes, l’ordre des mots je ne sais plus, de quelle langue es-tu ? Suis-je ? Seulement, suis-je ?
Je t’ai connu 6 mois, on s’est vu de temps en temps après et puis j’ai arrêté de te voir, j’avais cette obsession d’aller mieux, pas une obsession, une exigence, devant toi je voulais être, pas moins.
Il y des êtres qui cherchent toute leur vie à devenir eux-mêmes et d’autres qui cherchent à se quitter, je fais partie de la deuxième catégorie me disais-tu, c’était hier, c’était il y a longtemps, c’est le petit bistrot de la rue Saint-Antoine où tu m’offres à déjeuner tous les jours, à la fin tu me dis : prends, c’est pour toi, c’est trop, Bob je peux pas, tu me réponds, fais pas d’histoire, va aux putes.
Je voulais t’en mettre plein les yeux, je voulais que tu saches que j’en étais pas restée là, tu es mort aux soins palliatifs hier à Carcassonne. Tu m’as piqué les fesses, fait bouffer les tripes, arraché la conscience. Je ne t’ai jamais revu.
Ariane Molkhou