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L’inquiétante étrangeté 

mercredi 3 février 2010, par Sigmund Freud

Das Unheimliche (1919) [1]

I

Le psychanalyste ne se sent que rarement appelé faire des recherches d’esthétique,
même lorsque, sans vouloir borner l’esthétique à la doctrine du beau, on la considère
comme étant la science des qualités de notre sensibilité. Il étudie d’autres couches de
la vie psychique et s’intéresse peu à ces mouvements émotifs qui --- inhibés quant au
but, assourdis, affaiblis, dépendant de la constellation des faits qui les accompagnent
forment pour la plupart la trame de l’esthétique. Il est pourtant parfois amené à
s’intéresser à un domaine particulier de l’esthétique, et généralement c’en est alors un
qui se trouve a à côté » et négligé par la littérature esthétique proprement dite.
L’ « Unheimliche », l’inquiétante étrangeté, est l’un de ces domaines. Sans aucun
doute, ce concept est apparenté à ceux d’effroi, de peur, d’angoisse, et il est certain
que le terme n’est pas toujours employé dans un sens strictement déterminé, si bien
que le plus souvent il coïncide avec « ce qui provoque l’angoisse ». Cependant, on est
en droit de s’attendre, pour justifier l’emploi d’un mot spécial exprimant un certain
concept, à ce qu’il présente un fond de sens à lui propre. On voudrait savoir quel est
ce fond, ce sens essentiel qui fait que, dans l’angoissant lui-même, l’on discerne de
quelque chose qui est l’inquiétante étrangeté.

Or, dans les ouvrages d’esthétique détaillés, on ne trouve presque rien là-dessus,
ceux-ci s’occupant plus volontiers des sentiments positifs, beaux, sublimes,
attrayants, de leurs conditions et des objets qui les éveillent que des sentiments contraires, repoussants ou pénibles. Du côté de la littérature médico-psychologique je ne
connais qu’un seul traité, celui de E. Jentsch [2] plein d’intérêt, mais qui n’épuise pas le
sujet. Je dois convenir, toutefois, que, pour des raisons faciles à comprendre et tenant
à l’époque où il a paru, la littérature, dans ce petit article, et en particulier la littérature
étrangère, n’a pas été consultée à fond, ce qui lui enlève auprès du lecteur tout droit à
la priorité.

Jentsch a parfaitement raison de souligner qu’une difficulté dans l’étude de
l’inquiétante étrangeté provient de ce que la sensibilité à cette qualité du sentiment se
rencontre à des degrés extrêmement divers chez les divers individus. Oui, l’auteur lui-même de l’essai qu’on lit doit s’accuser d’être particulièrement peu sensible en cette
matière, là où une grande sensibilité serait plutôt de mise. Voici longtemps qu’il n’a
rien éprouvé ni rencontré qui ait su lui donner l’impression de l’inquiétante étrangeté ;
il doit donc ici d’abord évoquer en pensée ce sentiment, en éveiller en lui comme
l’éventualité. Toutefois, des difficultés de cet ordre se rencontrent dans bien d’autres
domaines de l’esthétique ; il ne faut pas pour cela renoncer à l’espoir de trouver les
cas où la plupart des hommes pourront admettre sans conteste le caractère en question.
On peut choisir entre deux voies : ou bien rechercher quel sens l’évolution du
langage a déposé dans le mot « unheimlich », ou bien rapprocher tout ce qui, dans les
personnes, les choses, les impressions sensorielles, les événements ou les situations,
éveille en nous le sentiment de l’inquiétante étrangeté et en déduire le caractère caché
commun à tous ces cas. Avouons tout de suite que chacune des deux voies aboutit au
même résultat ; l’inquiétante étrangeté sera cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux
choses connues depuis longtemps, et de tout temps familières. On verra par la suite
comment cela est possible et à quelles conditions les choses familières peuvent devenir étrangement inquiétantes, effrayantes. Je ferai encore observer que notre enquête a
été, en réalité, menée sur une série de cas particuliers ; ce n’est qu’après coup qu’elle
s’est vue confirmée par l’usage linguistique. Mais dans mon exposé je compte cependant suivre le chemin inverse.

Le mot allemand « unheimlich » est manifestement l’opposé de « heimlich,
heimisch, vertraut » (termes signifiant intime, « de la maison », familier), et on pourrait en conclure que quelque chose est effrayant justement parce que pas connu, pas
familier. Mais, bien entendu, n’est pas effrayant tout ce qui est nouveau, tout ce qui
n’est pas familier ; le rapport ne saurait être inversé. Tout ce que l’on peut dire, c’est
que ce qui est nouveau devient facilement effrayant et étrangement inquiétant ; telle
chose nouvelle est effrayante, toutes ne le sont certes pas. Il faut, à la chose nouvelle
et non familière, quelque chose en plus pour lui donner le caractère de l’inquiétante
étrangeté.

Jentsch n’a pas été plus loin que cette relation de l’inquiétante étrangeté avec ce
qui est nouveau, non familier. Il trouve la condition essentielle à la genèse du
sentiment de l’inquiétante étrangeté dans l’incertitude intellectuelle. Ce sentiment
découlerait toujours essentiellement, d’après lui, de quelque impression pour ainsi
dire déconcertante. Plus un homme connaît bien son ambiance, moins il recevra des
choses et des événements qu’il y rencontre l’impression de l’inquiétante étrangeté.
Il nous est facile de constater que ce trait ne suffit pas à caractériser l’inquiétante
étrangeté ; aussi essaierons-nous de pousser notre investigation par-delà l’équation :
étrangement inquiétant = non familier. Voyons d’abord ce qu’il en est dans d’autres
langues. Mais les dictionnaires que nous consultons ne nous disent rien de neuf, peut-être simplement parce que nous-mêmes parlons une langue étrangère. Oui, nous
acquérons même l’impression que, dans beaucoup de langues, un mot désignant cette
nuance particulière de l’effrayant fait défaut [3].

Latin (d’après le petit dictionnaire allemand-latin K. E. Georges, 1898) : un endroit
« unheimlich », locus suspectus ; à une heure nocturne « unheimlich », intempesta
nocte.

Grec (dictionnaire de Rost et von Schenkl) ξένος c’est-à-dire
étranger, étrange.

Anglais (tiré des dictionnaires de Lucas, Bellow, Flügel, Muret-Sanders) :
uncomfortable, uneasy, gloomy, dismal, uncanny, ghastly. S’il s’agit d’une maison :
haunted s’il s’agit d’un homme, a repulsive fellow.

Français (Sachs-Villatte) : Inquiétant, sinistre, lugubre, mal à son aise.
Espagnol (Tollhausen, 1889) : sospechoso, de mal aguëro, lugubre, siniestro.
L’italien et le portugais semblent se contenter de mots que nous qualifierons de
périphrases. En arabe et en hébreu, « unheimlich » se confond avec démoniaque,
épouvantable.

Revenons-en par conséquent à la langue allemande.

Dans le dictionnaire de la langue allemande de Daniel Sanders (1860), on trouve
au mot « heimlich » les données suivantes que je vais reproduire ln extenso, faisant
ressortir, en le soulignant, tel ou tel passage (vol. 1, p. 729) :


« Heimlich », a. (-keit, f.-en) 1. aussi « Heimelich », « heimelig », faisant partie
de la maison, pas étranger, familier, apprivoisé, intime, confidentiel, ce qui rappelle
le foyer, etc. ; a) (vieilli) appartenant à la maison, à la famille, ou bien : considéré
comme y appartenant, comparez lat. familiaris, intime : « Die Heimlichen », les
intimes ; « Die Hausgenossen », les hôtes de la maison ; « Der heimliche Rat », le
conseiller intime ; 1. Gen., 41, 45 ; 2. Samuel, 23, 23 ; 1. Chr., 12, 25 ; Sagesse, 8, 4,
terme remplacé maintenant par « Geheimer (voir d 1) Rat », voir « Heimlicher ».
b) Se dit des animaux apprivoisés, s’attachant familièrement à l’homme. Contraire
de sauvage, par exemple : animaux qui ne sont ni sauvages ni « heimlich », c’est-à-dire, ni apprivoisés (Eppendorf, 88). - Animaux sauvages... tels qu’on les élèves pour
qu’ils deviennent familiers, « heimlich » et habitués aux gens (92). - Comme ces
petites bêtes élevées dès leur jeunesse parmi les hommes deviennent tout à fait
« heimlich » (apprivoisées) et affectueuses, etc. (Stumpf, 608 a), etc. - Et encore : il
(l’agneau) est si « heimlich » (confiant) et me mange dans la main (Hölty). Toujours
est-il que la cigogne reste un bel oiseau « heimlich » (familier) (voir c) (Linck. Schl.,
146), voir « _Häuslich_ », 1, etc.
c) Rappelant l’intimité, la familiarité du foyer ; éveillant un sentiment de bien-être
paisible et satisfait, etc., de repos confortable et de sûre protection comme celle
qu’offre la maison confortable et enclose (comparez Geheuer) : Te sens-tu encore
« heimatlos » (à ton aise) dans tes bois où les étrangers défrichent ? (Alexis H., I., I,
289.) - Elle ne se sentait pas trop bien « _eimlich_ » (confortable) auprès de lui
(Brentano Wehm, 92) ; le long d’un haut sentier ombragé « heimlich » (intime)...
suivant le ruisseau de la forêt, qui frissonne, murmure, clapote (Forster B. I., 417). -
Détruire de la Patrie « die Heimlichkeit », le caractère intime (Gervinus Lit, 5, 375). -
Je ne trouverais pas facilement un petit coin aussi « heimlich » (intime) et familier
(G., 14, 14). Nous nous trouvions être si à l’aise, si gentiment, si confortablement et
« heimatlos » (bien chez soi) [15,9]. - Dans une tranquille « Heimlichkeit » (intimité)
entourés d’étroites bornes (Haller). -D’une soigneuse ménagère qui sait créer avec les
moindres choses une délicieuse « Heimlichkeit » (intérieur), agréable (Hartmann
Unst., I, 188). - D’autant plus « heimlich » (à leur aise) au milieu de leurs sujets
catholiques (Kohl Jrl..., I, 172). - Quand il fait « heimlich » (intime) et tranquille, seul
le calme silencieux nocturne guette auprès de ta cellule (Tiedge, 2, 39). - Silencieux,
et aimable et « heimlich » (intime), tel que pour se reposer ils souhaiteraient un
endroit (W., II, 144). - Il ne se sentait là pas du tout « heimlich » (à son aise) [27,
170], etc. - Ou encore : l’endroit était si calme, si solitaire, si « heimlich » (secret] et
ombreux (Scherr, Pilg., I, 170). - Les vagues des flots avançant et se retirant, rêveuses
et d’un bercement « heimlich » (intime) (Korner, Schw., 3, 320), etc. - Comparez
notamment « unheimlich. ». - En particulier chez les auteurs souabes ou suisse
souvent en trois syllabes - Combien « heimelich » (confortable) se sentait à nouveau
Ivo le soir, lorsqu’il couchait à la maison (Auerbach, D. I, 249). - Dans cette maison
je me suis senti si « heimelig » (4, 307). - La chambre chaude l’après-midi
« heimelig » (confortable) [Gotthelf, Sch., 127, 148]. - C’est là ce qui est le véritable
« heimelig », quand l’homme sent du fond du cœur combien il est peu de chose,
combien grand est le Seigneur (147). - Peu à peu on se trouva très à l’aise et
« Heimelig » tous ensemble (U., I, 297). - La douce « Heimeligkeit » (intimité) [380,
2, 86]. - Je crois que nulle part je ne me sentirai plus « heimelich » qu’ici (327 ;
Pestalozzi, 4, 240). -Qui vient de loin... ne saurait certainement pas vivre tout à fait
« heimelig » (en compatriote, en amical voisinage) avec les gens (325). - La
chaumière où autrefois il était souvent assis dans le cercle des siens si « heimelig »
(confortablement), si joyeux (Reithard, 20). - Le cor du veilleur sonne là si
« heimelig » (chaudement) de la tour - sa voix si hospitalière nous invite (49). - On
s’endort là si doucement et chaudement, si merveilleusement « heimlig » (intime)
[23], etc.
Celle forme aurait mérité de se généraliser pour préserver, à cause de la confusion si facile avec 2, le mot adéquat de tomber en désuétude. Comparez - « Les Zeck
sont tous « heimlich » [2]. Heimlich ? Que voulez-vous dire par heimlich ? - « Eh
bien..., ils me font l’effet d’un puits comblé ou d’un étang desséché ; on ne peut pas
passer dessus sans avoir l’impression que l’eau pourra y réapparaître un jour.
Nous appelons cela un-heimlich. Vous l’appelez heimlich... En quoi trouvez-vous
donc que cette famille ait quelque chose de dissimulé, de peu sûr ? etc. (Gutzkow, 2,
61) [4].
d) (voyez c) Spécialement silésien : joyeux, gai, se dit aussi du temps, voyez
« Adelung » et « Weinhold ».
2. Secret tenu caché, de manière à ne rien en laisser percer, à vouloir le dissimuler
aux autres, comparez « Geheim », qui, dans le nouveau haut-allemand et surtout dans
la langue plus ancienne, par ex. dans la Bible, Job 11, 6 ; 15, 8 ; Sagesse 2, 22 ; 1.
Cor. 2, 7, etc. et de même aussi « Heimlichkeit » au lieu de « Geheimnis », Math., 13,
35, etc., n’est pas toujours pris dans un sens absolument distinct. paire quelque chose
en secret (heimlich) derrière le dos de quelqu’un. -S’éloigner « heimlich », furtive-
ment ; rendez-vous « heimlich » (clandestin), convention « heimlich » (secrète). -
Regardez « heimlich », avec une joie maligne (et dissimulée). - Soupirer, pleurer
« heimlich » (en secret). - Se comporter « heimlich » (de manière mystérieuse,
comme si l’on avait quelque chose à cacher. - « Heimiche Liebe, Liebschaften,
Sünde » (amour, amourette, péché secret). - « Hein-Aiche » (intimes), organes que la
bienséance enjoint de dissimuler, 1. Sam. 5, 6. -L’endroit « heimlich » (secret) [les
cabinets]. - 2. Rois 10, 27 ; W., 5, 256, etc. - Aussi : Siège « heimlich » (chaise per-
cée). [Zinkgräf, 1, 249]. - Précipiter quelqu’un au fossé, dans les « Heimlichkeiten »
(oubliettes) [3, 75 ; Rollenhagen Fr., 83, etc.]. - Il amena « heimlich » (en secret) les
juments devant Laomédon (B. 161 b), etc. - Aussi dissimulé « heimlich » (sournois),
perfide et méchant envers des maîtres cruels... que franc, ouvert, sympathique et
serviable pour l’ami souffrant (Burmeister, g B 2, 157). - Il faut que tu saches encore
ce. que j’ai de plus « heimlich » (intime), sacro-saint (Chamisso, 4, 56). - L’art
« heimlich » occulte ; de la Magie) [3, 224]. - Où la discussion publique est obligée
de cesser, là commence l’intrigue « heimlich » (ténébreuse) [Forster, Br. 2, 135]. -
Liberté est le mot d’ordre silencieux des conspirateurs « heimlich » (secrets), le
bruyant cri de guerre des révolutionnaires déclarés (G. 4, 222). - Une sainte influence
« heimlich » (sourde). - J’ai des racines qui sont fort « heimlich » (cachées), dans le
sol profond je prends pied (2, 109). - Ma malice « heimlich » (sournoise) (comparez
Heimstücke) [30, 344]. - S’il ne l’accepte pas ouvertement et consciencieusement, il
pourrait s’en emparer « heimlich » (en cachette) et sans scrupules 39, 22). - Il fit
« heimlich » (en cachette), et secrètement agencer des lunettes d’approche
achromatiques (375). - Désormais, je veux qu’il n’y ait plus rien de « heimlich »
(secret) entre nous (Sch., 369 b). - Découvrir, publier, trahir les « Heimlichkeiten »
(secrets) de quelqu’un ; tramer derrière mon dos des « Heimlichkeiten » (secrètes
menées) [Alexis, H., 2, 3, 168]. - De mon temps, on s’appliquait à montrer de la
« Heimlichheit » (discrétion) [Hagedorn, 3, 92]. - La « Heimlichkeit » (cachotterie) et
chuchotements dont on s’occupe en sous-main (Immermann, M. 3, 289). - Seule
l’action de l’intelligence peut rompre le charme puissant de la « Heimlichkeit » (de
l’or caché). [Novalis, 1, 69]. - Dis, où la caches-tu... dans quel endroit de silencieuse
« Heimlichkeit » (retraite cachée) [Schr., 495 b]. – O vous, abeilles, qui pétrissez le
sceau des « Heimlichkeiten » (des secrets, cire à cacheter) [Tieck, Cymb., 3, 2]. - Être
expert en (procédés occultes) rares « Heimlichkeiten » (arts magiques). [Schlegel Sh.,
6, 102, etc. ; comparez « Geheimnis » L. 10 : p. 291 sq.].
En liaison, voir le, comme aussi en particulier la contrepartie « Unheimlich »,
faisant naître une terreur pénible, angoissante : Qui presque lui parut « unheimlich »,
plein d’une inquiétante étrangeté, spectal (Chamisso, 3, 238). - De la nuit les heures
« unheimlich » (étrangement inquiétantes) et anxieuses (4, 148). - Depuis longtemps
j’étais dans un état d’âme « unheimlich » (étrangement inquiet), voire sinistre (242). -
Voici maintenant que je commence à me sentir « unheimlich » (étrangement mal à
l’aise). (Gutzkow. 2, 82.) - Éprouve un effroi « unheimlich » (étrangement inquiétant)
[Verni., 1, 51]. - « Unheimlich » (étrangement inquiétant) et figé comme une statue
de pierre. [Reis, 1, 10]. - Le brouillard « unheimlich » (étrangement inquiétant),
appelé « Haarrauch » (Immermann M., 3, 299). - Ces pâles jeunes jens [5]] sont « unheimlich » (d’une inquiétante étrangeté) et méditent, Dieu sait quoi de mal (Laube, vol. I, 119). - On appelle « unheimlich » tout ce qui devrait rester secret,
caché, et qui se manifeste (Schelling, 2, 2, 649, etc.). - Voiler le Divin, l’envelopper
d’une certaine « Unheimlichkeit » (inquiétante étrangeté) [658], etc. - N’est pas usité
comme contraire de (2), ainsi que Campe le dit sans preuve à l’appui.


Ce qui ressort pour nous de plus intéressant de cette longue citation, c’est que le
mot « heimatlos », parmi les nombreuses nuances de son sens, en possède une qui
coïncide avec son contraire « unheimlich ». Ce qui était sympathique se transforme
en inquiétant, troublant ; comparez l’exemple de Gutzkow : « Nous appelons cela
“ unheimlich ”, vous l’appelez “ heimatlos ”. » Nous voilà avertis, en somme, que le
mot « heimlich » n’a pas un seul et même sens, mais qu’il appartient à deux groupes
de représentations qui, sans être opposés, sont cependant très éloignés l’un de l’autre :
celui de ce qui est familier, confortable, et celui de Ce qui est caché, dissimulé.
« Unheimlich » ne serait usité que dans le sens du contraire de la première signification du mot et non de la deuxième. Sanders ne nous apprend pas si l’on peut tout
de même admettre un rapport génétique entre ces deux sens. Par contre, notre
attention est sollicitée par une observation de Schelling qui énonce quelque chose de
tout nouveau sur le contenu du concept « Unheimlich ». Nous ne nous attendions
certes pas à cela. « Unheimlich » serait tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais
se manifeste.

Une part des incertitudes ainsi créées se trouve levée par ce que nous apprennent
Jacob et Wilhelm Grimm (Deutsches Wörterbuch ; Leipzig, 1877, IV/2, p. 874 sq.) :

a) « Heimlich, adj. et adv. vernaculus, occultus ; moyen-haut-allemand :
« heimelich » « heimatlos ».
Page 874 : dans un sens un peu différent : je me sens « heimlich », bien, à mon
aise, sans crainte...

b) « Heimlich » désigne aussi un endroit sans fantômes...
Page 875 familier, aimable, intime.

4. du sentiment du pays natal, du foyer émane la, notion de ce qui est soustrait
aux regards étrangers, caché, secret, ceci dans des rapports divers.
Page 876 : « à sa gauche, au bord du lac, s’étend nue prairie « heimlich » (cachée)
dans les bois ».
(Schiller, Tell, 1, 4.)
... Familier et peu usité dans la langue moderne... « heimlich » s’adjoint à un verbe
exprimant l’acte de cacher : il me gardera secrètement (heimlich) caché dans sa tente.
(Ps., 27, 5.)
... « heimliche Orte », parties secrètes du corps humain, pudenda... les hommes
qui ne mouraient point étaient frappés dans leurs organes secrets. (I Samuel, 5, 12 ...).

c) Des fonctionnaires qui ont à donner dans les affaires de gouvernement des
conseils importants et « geheim » (secrets) s’appellent « heimliche Räthe », conseillers secrets ; l’adjectif « heimliche » est remplacé dans le langage courant par
« Geheim » (voyez d) :
... Pharaon le (Joseph) nomme conseiller secret (I Genèse, 41, 45).

Page 878 : 6. « heimlich », par rapport à la connaissance, mystique, allégorique :
« heimliche », signification secrète mysticus, divinus, occultus, figuratus.

Page 878 : « heimlich » est de sens différent dans l’acception suivante : soustrait à
l’intelligence, inconscient...

Mais alors « heimlich » signifie aussi fermé, impénétrable par rapport à l’investigation... :
« Vois-tu bien ? ils n’ont pas confiance en mot, ils ont peur du visage « heimlich »
(fermé) du Due de Friedland. »
(Camp de Wallenstein, acte II.)

9. Le sens du caché, du dangereux, qui ressort du numéro précédent, se précise
encore plus, si bien que « heimlich » prend le sens qu’a d’habitude « unheimlich »
(formé d’après « heimlich », 3 b, sp. 874) : « Je me sens parfois comme un homme
qui marche dans la nuit et croit aux revenants ; pour lui, chaque recoin est
« heimlich » (étrangement inquiétant) et lugubre. » (Klinger, Théâtre, 111, 298.)

Ainsi « heimlich » est un mot dont le sens se développe vers une ambivalence,
jusqu’à ce qu’enfin il se rencontre avec son contraire « unheimlich ». « Unheimlich »
est, d’une manière quelconque, un genre de « heimlich ». Rapprochons ce résultat
encore insuffisamment éclairci de la définition donnée par Schelling de ce qui est
« unheimlich ». L’examen successif des divers cas de l’« Unheimliche » va nous
rendre compréhensibles les indications ci-dessus.

II

Si maintenant nous voulons passer en revue les personnes, choses, impressions,
événements et situations susceptibles d’éveiller en nous avec une force et une netteté
particulières le sentiment de l’inquiétante étrangeté, le choix d’un heureux exemple est
évidemment ce qui s’impose d’abord. E. Jentsch a mis en avant, comme étant un cas
d’inquiétante étrangeté par excellence « celui où l’on doute qu’un être en apparence
animé ne soit vivant, et, inversement, qu’un objet sans vie ne soit en quelque sorte
animé », et il en appelle à l’impression que produisent les figures de cire, les poupées
savantes et les automates. Il compare cette impression à celle que produisent la crise
épileptique et les manifestations de la folie, ces derniers actes faisant sur le spectateur
l’impression de processus automatiques, mécaniques, qui pourraient bien se dissimuler sous le tableau habituel de la vie. Sans être tout à fait convaincus de la justesse
de cette opinion de Jentsch, nous la prendrons pour point de départ de nos propres
recherches, car elle nous fait penser à un écrivain qui, mieux qu’aucun autre, s’entend
à faire naître en nous le sentiment de l’inquiétante étrangeté.

« L’un des procédés les plus sûrs pour évoquer facilement l’inquiétante étrangeté
est de laisser le lecteur douter de ce qu’une certaine personne qu’on lui présente soit
un être vivant ou bien un automate. Ceci doit être fait de manière à ce que cette
incertitude ne devienne pas le point central de l’attention, car il ne faut Pas que le
lecteur soit amené à examiner et vérifier tout de suite la chose, ce qui, avons-nous dit,
dissiperait aisément son état émotif spécial. E. T. A. Hoffmann, à diverses reprises,
s’est servi avec succès de cette manœuvre psychologique dans ses Contes fantastiques. »
Cette observation, certainement juste, vise avant tout le conte Der Sandmann
(L’homme au sable), dans les Nachtstücke (Contes nocturnes) [6], d’où est tiré le personnage de la poupée Olympia du premier acte de l’opéra d’Offenbach Les Contes
d’Hoffmann. Je dois cependant dire — et j’espère avoir l’assentiment de la plupart des
lecteurs du conte - que le thème de la poupée Olympia, en apparence animée, ne peut
nullement être considéré comme seul responsable de l’impression incomparable
d’inquiétante étrangeté que produit ce conte ; non, ce n’est même pas celui auquel on
peut en première ligne attribuer cet effet. La légère tournure satirique que le poète
donne à l’épisode d’Olympia, et qu’il fait servir à railler l’amoureuse présomption du
jeune homme, ne favorise guère non plus cette impression. Ce qui est au centre du
conte est bien plutôt un autre thème, le même qui a donné au conte son titre, thème
qui est toujours repris aux endroits décisifs : c’est celui de l’homme au sable qui
arrache les yeux aux enfants.

L’étudiant Nathanaël, dont les souvenirs d’enfance forment le début du conte
fantastique, ne peut pas, malgré son bonheur présent, bannir les souvenirs qui se
rattachent pour lui à la mort mystérieuse et terrifiante de son père bien-aimé. Certains
soirs, sa mère avait l’habitude d’envoyer les enfants au lit de bonne heure en leur
disant : l’homme au sable va venir et, réellement, l’enfant, chaque fois, entendait le
pas lourd d’un visiteur qui accaparait son père toute cette soirée-là. La mère, interrogée sur cet homme au sable, démentit que celui-ci existât autrement qu’en une
locution courante, mais une bonne d’enfant sut donner des renseignements plus
précis : « C’est un méchant homme qui vient chez les enfants qui ne veulent pas aller
au lit, jette des poignées de sable dans leurs yeux, ce qui fait sauter ceux-ci tout
sanglants hors de la tête. Alors il jette ces yeux dans un sac et les porte dans la lune
en pâture à ses petits qui sont dans le nid avec des becs crochus comme ceux des
hiboux, lesquels leurs servent à piquer les yeux des enfants des hommes qui n’ont pas
été sages. »

Quoique le petit Nathanaël fût alors assez âgé et intelligent pour ne pas croire à
des choses si épouvantables touchant l’homme au sable, néanmoins la terreur que lui
inspirait celui-ci se fixa en lui. Il décida de découvrir de quoi avait l’air l’homme au
sable, et, un soir où l’on attendait celui-ci, il se cacha dans le cabinet de travail de son
père. Il reconnut alors dans le visiteur l’avocat Coppélius, personnage repoussant
dont, d’habitude, les enfants prenaient peur lorsque, par hasard, il venait déjeuner
chez eux, et il identifia ce Coppélius à l’homme au sable redouté. En ce qui concerne
la suite de cette scène, le poète laisse déjà dans le doute si nous avons affaire à un
premier accès de délire de l’enfant en proie à l’angoisse, ou bien à un récit fidèle qu’il
convient d’envisager comme réel dans l’ambiance où évolue ce conte. Le père et son
hôte se mettent à l’œuvre auprès d’un fourneau au brasier enflammé. Le petit aux
aguets entend Coppélius s’écrier : « Des yeux, ici, des yeux ! » et se trahit par ses cris.
Coppélius le saisit et veut verser des grains ardents dans ses yeux, qu’il jettera ensuite
sur le foyer. Le père le supplie d’épargner les yeux de son enfant Un profond évanouissement et une longue maladie sont la suite de cet événement. Quiconque se
prononce pour l’explication rationnelle de l’homme au sable ne pourra méconnaître,
dans cette vision fantastique de l’enfant, l’influence persistante du récit de la bonne.
Au lieu de grains de sable, ce sont de brûlants grains enflammés qui, dans les deux
cas, doivent être jetés dans les yeux pour les faire sauter de leur orbite. Au cours
d’une visite ultérieure de l’homme au sable, un an plus tard, le père est tué dans son
cabinet de travail par une explosion, et l’avocat Coppélius disparaît de la région sans
laisser de traces.

Cette figure terrifiante du temps de son enfance, l’étudiant Nathanaël croit la
reconnaître dans un opticien ambulant italien, Giuseppe Coppola, qui, dans la ville
universitaire où il se trouve, vient lui offrir des baromètres et qui, sur son refus,
ajoute : « Hé, point de baromètres, point de baromètres ! J’ai aussi de beaux yeux, de
beaux yeux. » L’épouvante de l’étudiant se calme en voyant que les yeux ainsi offerts
sont d’inoffensives lunettes ; il achète une lorgnette à Coppola et, au moyen de celle-ci, épie la demeure voisine du professeur Spalanzani où il aperçoit la fille de celui-ci,
la belle, mais mystérieusement silencieuse et immobile Olympia. Il en devient bientôt
si éperdument amoureux qu’il en oublie sa sage et modeste fiancée. Mais Olympia est
un automate dont Spalanzani a fabriqué les rouages et auquel Coppola - l’homme au
sable - a posé les yeux. L’étudiant survient au moment où les deux maîtres ont une
querelle au sujet de leur œuvre ; l’opticien a emporté la poupée de bois sans yeux et le
mécanicien Spalanzani rainasse par terre les yeux sanglants d’Olympia et les jette à la
tête de Nathanaël en s’écriant que c’est à lui que Coppola les a volés. Celui-ci est saisi
d’une nouvelle crise de folie et, dans son délire, la réminiscence de la mort de son
père s’allie à cette nouvelle impression. Il crie : « Hou-hou-hou ! cercle de feu ! cercle
de feu ! tourne, cercle de feu, - gai, gai ! Petite poupée de bois, hou ! belle petite pou-
pée de bois, danse ! » Là-dessus il se précipite sur le professeur supposé d’Olympia et
cherche à l’étrangler.

Revenu à lui après une longue et grave maladie, Nathanaël semble enfin guéri. Il
songe à épouser sa fiancée, qu’il a retrouvée. Ils traversent un jour ensemble la ville
sur le marché de laquelle la tour de l’Hôtel de Ville projette son ombre géante. La
jeune fille propose à son fiancé de monter à la tour tandis que le frère de la jeune fille,
qui accompagne le couple, restera en bas. De là-haut, une apparition singulière qui
s’avance dans la rue fixe l’attention de Clara. Nathanaël examine l’apparition à travers
la lorgnette de Coppola qu’il trouve dans sa poche, il est alors repris de folie et
cherche à précipiter la jeune fille dans l’abîme en criant : « Danse, danse, poupée de
bois ! » Le frère, attiré par les cris de sa sœur, la sauve et la redescend en bas. Là-haut,
l’insensé court en tous sens, criant : « Tourne, cercle de feu ! » cri dont nous comprenons certes la provenance. Parmi les gens rassemblés en bas surgit soudain
l’avocat Coppélius qui vient de réapparaître. Nous devons supposer que c’est son
apparition qui a fait éclater la folie chez Nathanaël. On veut monter pour s’emparer du
forcené, mais Coppélius [7] ricane : « Attendez donc, il va bien descendre tout seul ! »
Nathanaël s’arrête soudain, aperçoit Coppélius et se précipite par-dessus la balustrade
avec un cri perçant : « Oui, de beaux yeux, de beaux yeux ! » Le voilà étendu, la tête
fracassée, sur le pavé de la vue : l’homme au sable a disparu dans le tumulte.
Cette histoire rapidement contée ne laisse subsister aucun doute : le sentiment de
l’inquiétante étrangeté est inhérent à la personne de l’homme au sable, par conséquent
à l’idée d’être privé des yeux, et une incertitude intellectuelle dans le sens où l’entend
Jentsch n’a rien à voir ici.

Le doute relatif au fait qu’une chose soit animée ou non, qui était de mise dans le
cas de la poupée Olympia, n’entre pas en ligne de compte dans cet exemple plus
significatif d’inquiétante étrangeté. Le conteur, il est vrai, fait naître en nous, au
début, une sorte d’incertitude en ce sens que, non sans intention, il ne nous laisse pas
deviner s’il compte nous introduire dans la vie réelle, ou bien dans un monde
fantastique de son intention. Un auteur a certes le droit de faire ou l’un ou l’autre, et
s’il a choisi, par exemple, pour scène un monde où évoluent des esprits, des démons
et des spectres, tel Shakespeare dans Hamlet, Macbeth et, en un autre sens, dans la
Tempête ou le Songe d’une nuit d’été,nous devons l’y suivre et tenir pour réel, pendant tout le temps que nous nous abandonnons à lui, ce monde de son imagination.
Mais, au cours du récit d’Hoffmann, ce doute disparaît, nous nous apercevons que le
conteur veut nous faire nous-même regarder à travers les lunettes ou la satanique
lorgnette de l’opticien, ou peut-être que lui-même, en personne, a regardé à travers
l’un de ces instruments. La conclusion du conte montre bien que l’opticien Coppola
est réellement l’avocat Coppélius et par conséquent aussi l’homme au sable.
Il n’est plus question ici d’incertitude intellectuelle : nous savons maintenant qu’on
n’a pas mis en scène ici les imaginations fantaisistes d’un dément, derrière lesquelles,
nous, dans notre supériorité intellectuelle, nous pouvons reconnaître le sain état des
choses, et l’impression d’inquiétante étrangeté n’en est pas le moins du monde
diminuée. « Une incertitude intellectuelle » ne nous aidera en rien à comprendre cette
impression-là.

Par contre, l’observation psychanalytique nous apprend : se blesser les yeux ou
perdre la vue est une terrible peur infantile. Cette peur a persisté chez beaucoup
d’adultes qui ne craignent aucune autre lésion organique autant que celle de l’œil.
N’a-t-on pas aussi coutume de dire qu’on couve une chose comme la prunelle de ses
yeux ? L’étude des rêves, des fantasmes et des mythes nous a encore appris que la
crainte pour les yeux, la peur de devenir aveugle, est un substitut fréquent de la peur
de la castration. Le châtiment que s’inflige Oedipe, le criminel mythique, quand il
s’aveugle lui-même, n’est qu’une atténuation de la castration laquelle, d’après la loi du
talion, seule serait à la mesure de son crime.

On peut tenter, du point de vue rationnel, de nier que la crainte pour les yeux se
ramène à la peur de la castration ; on trouvera compréhensible qu’un organe aussi
précieux que l’œil soit gardé par une crainte anxieuse de valeur égale, oui, on peut
même affirmer, en outre, que ne se cache aucun secret plus profond, aucune autre
signification derrière la peur de la castration elle-même. Mais on ne rend ainsi pas
compte du rapport substitutif qui se manifeste dans les rêves, les fantasmes et les
mythes, entre les yeux et le membre viril, et on ne peut s’empêcher de voir qu’un
sentiment particulièrement fort et obscur s’élève justement contre la menace de perdre
le membre sexuel et que c’est ce sentiment qui continue à résonner dans la représentation que nous nous faisons ensuite de la perte d’autres organes. Toute hésitation
disparaît lorsque, de par l’analyse des névropathes, on a appris à connaître les
particularités du « complexe de castration » et le rôle immense que celui-ci joue dans
leur vie psychique.

Aussi ne conseillerais-je à aucun adversaire de la méthode psychanalytique de
s’appuyer justement sur le conte d’Hoffmann, l’Homme au sable, pour affirmer que la
crainte pour les yeux soit indépendante du complexe de castration. Car pourquoi la
crainte pour les yeux est-elle mise ici en rapport intime avec la mort du père ?
Pourquoi l’homme au sable revient-il chaque fois comme trouble-fête de l’amour ? Il
sépare le malheureux étudiant de sa fiancée et du frère de celle-ci, qui est son
meilleur ami ; il détruit l’objet de son second amour, la belle poupée Olympia, et le
force lui-même au suicide juste avant son heureuse union avec Clara qu’il vient de
reconquérir. Ces traits du conte, de même que plusieurs autres, semblent arbitraires et
sans importance à qui refuse d’admettre la relation qui existe entre la crainte pour les
yeux et la castration, mais deviennent pleins de sens dès qu’on met à la place de
l’homme au sable le père redouté, de la part de qui l’on craint la castration [8].

Nous oserons maintenant rapporter à l’infantile complexe de castration l’effet
étrangement inquiétant que produit l’homme au sable. Cependant l’idée qu’un tel
facteur infantile ait pu engendrer ce sentiment nous incitera à rechercher une dérivation semblable à d’autres exemples de l’inquiétante étrangeté. Dans L’Homme au
sable se rencontre encore le thème de la poupée animée que Jentsch a relevé. D’après
cet auteur, c’est une circonstance particulièrement favorable à la création de sentiments d’inquiétante étrangeté qu’une incertitude intellectuelle relative au fait qu’une
chose soit animée ou non, ou bien lorsqu’un objet privé de vie prend l’apparence trop
marquée de la vie. Bien entendu, avec les poupées, nous voilà assez près de l’infantile. Nous nous rappellerons qu’en général l’enfant, au premier âge des jeux, ne trace
pas une ligne bien nette entre une chose vivante ou un objet inanimé et qu’il traite
volontiers sa poupée comme un être vivant. Il arrive qu’on entende une patiente
raconter qu’âgée de huit ans déjà, elle était convaincue encore qu’en regardant ses
poupées d’une manière particulièrement pénétrante celles-ci allaient devenir vivantes.
Ainsi, le facteur infantile est ici encore facile à déceler, mais, chose étrange, si, dans
le cas de l’homme au sable, il s’agissait du réveil d’une ancienne peur infantile avec la
poupée vivante, il n’est plus ici question de peur, l’enfant n’avait pas peur à l’idée de
voir vivre sa poupée, peut-être même le désirait-elle. La source du sentiment de
l’inquiétante étrangeté ne proviendrait pas ici d’une peur infantile, mais d’un désir
infantile, ou, plus simplement encore, d’une croyance infantile. Voilà qui semble
contradictoire ; il est possible cependant que cette diversité apparente favorise plus
tard notre compréhension.

E. T. A. Hoffmann est le maître inégalé de l’ « Unheimliche » ou inquiétante
étrangeté en littérature. Son roman, les Elixirs du Diable, présente tout un faisceau de
thèmes auxquels on pourrait attribuer l’effet étrangement inquiétant de l’histoire.
L’ensemble du roman est trop touffu et enchevêtré pour qu’on puisse en citer un
extrait. A la fin du livre, lorsque les bases sur lesquelles s’élève l’action, dissimulées
jusque-là au lecteur, lui sont enfin dévoilées, le résultat n’est pas d’éclairer celui-ci,
mais plutôt de le déconcerter complètement. Le conteur a accumulé trop d’effets
semblables ; l’impression dans l’ensemble n’en souffre pas, mais bien la compréhension. Il faut se contenter de choisir, parmi ces thèmes qui produisent un effet
d’inquiétante étrangeté, les plus saillants, afin de rechercher si, à ceux-ci également,
peut se retrouver une source infantile. Nous avons alors tout ce qui touche au thème
du « double » dans toutes ses nuances, tous ses développements : on y voit apparaître
des personnes qui, vu la similitude de leur aspect, doivent être considérées comme
identiques, ces relations se corsent par le fait que des processus psychiques se
transmettent de l’une à l’autre de ces personnes, — ce que nous appellerions télépathie,
— de sorte que l’une d’elles participe à ce que l’autre sait, pense et éprouve ; nous y
trouvons une personne identifiée avec une autre, au point qu’elle est troublée dans le
sentiment de son propre mot, ou met le moi étranger à la place du sien propre. Ainsi,
redoublement du mot, scission du moi, substitution du moi, - enfin, constant retour du
semblable, répétition des mêmes traits, caractères destinées, actes criminels, voire des
mêmes noms dans plusieurs générations successives.

Le thème du « double » a été sous ce même titre travaillé à fond par O. Rank [9].
Les rapports qu’a le double avec l’image dans le miroir et avec l’ombre, avec les
génies tutélaires, avec les doctrines relatives à l’âme et avec la crainte de la mort y
sont étudiés., et du même coup, une vive lumière tombe sur la surprenante histoire de
l’évolution de ce thème. Car, primitivement, le double était une assurance contre la
destruction du mot, un « énergique démenti à la puissance de la mort » (O. Rank) et
l’âme « immortelle » a sans doute été le premier double du corps. La création d’un
pareil redoublement, afin de conjurer l’anéantissement, a son pendant dans un mode
de figuration du langage onirique où la castration s’exprime volontiers par le redou-
blement ou la multiplication du symbole génital ; elle donna chez les Égyptiens une
impulsion à l’art en incitant les artistes à modeler dans une matière durable l’image du
mort. Mais ces représentations ont pris naissance sur le terrain de l’égoïsme illimité,
du narcissisme primaire qui domine l’âme de l’enfant comme celle du primitif, et
lorsque cette phase est dépassée, le signe algébrique du double change et, d’une assu-
rance de survie, il devient un étrangement inquiétant signe avant-coureur de la mort.
L’idée du double ne disparaît en effet pas forcément avec le narcissisme primaire,
car elle peut, au cours des développements successifs du moi, acquérir des contenus
nouveaux. Dans le moi se développe peu à peu une instance particulière qui peut
s’opposer au restant du mot, qui sert à s’observer et à se critiquer soi-même, qui
accomplit un travail de censure psychique et se révèle à notre conscient sous le nom
de « conscience morale ». Dans le cas pathologique de délire d’introspection, cette
instance est isolée, détachée du moi, perceptible au médecin. Le fait qu’une pareille
instance existe et puisse traiter le restant du moi comme un objet, que l’homme, par
conséquent, soit capable d’auto-observation, permet à la vieille représentation du
double d’acquérir un fond nouveau et on lui attribue alors bien des choses, en premier
lieu tout ce qui apparaît à la critique de soi-même comme appartenant au narcissisme
surmonté du temps primitif [10].

Cependant ce qui heurte la critique de notre mot n’est pas la seule chose à pouvoir
être incorporée au double ; le peuvent encore toutes les éventualités non réalisées de
notre destinée dont l’imagination ne veut pas démordre, toutes les aspirations du moi
qui n’ont pu s’accomplir par suite des circonstances extérieures, de même que toutes
ces décisions réprimées de la volonté qui ont produit l’illusion du libre arbitre [11].

Mais après avoir ainsi exposé la motivation manifeste de cette figure du « double », nous sommes forcés de nous avouer que rien de tout ce que nous avons dit ne
nous explique le degré extraordinaire d’inquiétante étrangeté qui lui est propre. Notre
connaissance des processus psychiques pathologiques nous permet même d’ajouter
que rien de ce que nous avons trouvé ne saurait expliquer l’effort de défense qui
projette le double hors du mot comme quelque chose d’étranger. Ainsi le caractère
d’inquiétante étrangeté inhérent au double ne peut provenir que de ce fait : le double
est une formation appartenant aux temps psychiques primitifs, temps dépassés où il
devait sans doute alors avoir un sens plus bienveillant. Le double s’est transformé en
image d’épouvante à la façon dont les dieux, après la chute de la religion à laquelle ils
appartenaient, sont devenus des démons. (Heine, Die Götter un Exil, Les dieux en
exil.)

Il est facile de juger, d’après le modèle du thème du double, des autres troubles du
moi nus en œuvre par Hoffmann. Il s’agit ici du retour à certaines phases dans
l’histoire évolutive du sentiment du moi, d’une régression à l’époque où le moi n’était
pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui. Je crois que
ces thèmes contribuent à donner l’impression de l’inquiétante étrangeté aux contes
d’Hoffmann, quoiqu’il ne soit pas facile de déterminer, d’isoler quelle y est leur part.
Le facteur de la répétition du semblable ne sera peut-être pas admis par tout le
monde comme produisant le sentiment en question. D’après mes observations, il engendre indubitablement un sentiment de ce genre, dans certaines conditions et en
combinaison avec des circonstances déterminées ; il rappelle, en outre, la détresse
accompagnant maints états oniriques. Un Jour où, par un brûlant après-midi d’été, je
parcourais les rues vides et inconnues d’une petite ville italienne, je tombai dans un
quartier sur le caractère duquel je ne pus pas rester longtemps en doute. Aux fenêtres
des petites maisons on ne voyait que des femmes fardées et je m’empressai de quitter
l’étroite rue au plus proche tournant. Mais, après avoir erré quelque temps sans guide,
je me retrouvai soudain dans la même rue où je commençai à faire sensation et la hâte
de mon éloignement n’eut d’autre résultat que de m’y faire revenir une troisième fois
par un nouveau détour. Je ressentis alors un sentiment que je ne puis qualifier que
d’étrangement inquiétant, et je fus bien content lorsque, renonçant à d’autres explorations, je me retrouvai sur la place que je venais de quitter. D’autres situations, qui ont
de commun avec la précédente le retour involontaire au même point, en différant
radicalement par ailleurs, produisent cependant le même sentiment de détresse et
d’étrangeté inquiétante. Par exemple, quand on se trouve surpris dans la haute futaie
par le brouillard, qu’on s’est perdu, et que, malgré tous ses efforts pour retrouver un
chemin marqué ou connu, on revient à plusieurs reprises à un endroit signalé par un
aspect déterminé. Ou bien lorsqu’on erre ans une chambre inconnue et obscure,
cherchant la porte ou le commutateur et que l’on se heurte pour la dixième fois au
même meuble, — situation que Marc Twain a, par une grotesque exagération, il est
vrai, transformée en situation d’un comique irrésistible.

Nous le voyons aussi sans peine dans une autre série de faits : c’est uniquement le
facteur de la répétition involontaire qui nous fait paraître étrangement inquiétant ce
qui par ailleurs serait innocent, et par là nous impose l’idée du néfaste, de l’inéluctable, là où nous n’aurions autrement parlé que de « hasard ». Ainsi, par exemple,
c’est un incident certes indifférent qu’on vous donne à un vestiaire un certain numéro
— disons le 62 — ou que la cabine du bateau qui vous est destinée porte ce numéro.
Mais cette impression se modifie si ces deux faits, indifférents en eux-mêmes, se
rapprochent ait point que l’on rencontre le chiffre 62 plusieurs fois le même jour ou si
l’on en vient, par aventure, à faire l’observation que tout ce qui porte un chiffre,
adresses, chambre d’hôtel, wagon de chemin de fer, etc., ramène toujours le même
chiffre ou du moins ses composantes. On trouve cela étrangement inquiétant et
quiconque n’est pas cuirassé contre la superstition sera tenté d’attribuer un sens
mystérieux à ce retour obstiné du même chiffre, d’y voir — par exemple une allusion à
l’âge qu’il ne dépassera pas. Ou bien, si l’on vient de se consacrer à l’étude des œuvres
du grand physiologiste H. Hering et qu’alors on reçoive à peu de jours d’intervalle, et
provenant de pays différents, des lettres de deux personnes portant ce même nom,
tandis que jusque-là on n’était jamais entré en relation avec des gens s’appelant ainsi.
Un savant a entrepris dernièrement de ramener à de certaines lois les événements de
ce genre, ce qui supprimerait nécessairement toute impression d’inquiétante étrangeté.
Je ne me risquerai pas à décider s’il l’a fait avec succès [12].

Je ne puis ici qu’indiquer comment l’impression d’inquiétante étrangeté produite
par la répétition de l’identique dérive de la vie psychique infantile et je suis obligé de
renvoyer à un exposé plus détaillé de la question dans un contexte différent [13]. En
effet, dans l’inconscient psychique règne, ainsi qu’on peut le constater, un « automatisme de répétition » qui émane des pulsions instinctives, automatisme dépendant
sans doute de la nature la plus intime des instincts, et assez fort pour s’affirmer par-delà le principe du plaisir. Il prête à certains côtés de la vie psychique un caractère
démoniaque, se manifeste encore très nettement dans les aspirations du petit enfant et
domine une partie du cours de la psychanalyse du névrosé. Nous sommes préparés
par tout ce qui précède à ce que soit ressenti comme étrangement inquiétant tout ce
qui peut nous rappeler cet automatisme de répétition résidant en nous-mêmes.
Mais, il est temps, je pense, d’abandonner la discussion de ces rapports toujours
difficiles à saisir afin de rechercher des cas indiscutables d’inquiétante étrangeté dont
l’analyse nous permette de juger en fin de compte la valeur de notre hypothèse.
Dans l’Anneau de Polycrate, l’hôte se détourne avec effroi lorsqu’il s’aperçoit que
chaque désir de son ami s’accomplit aussitôt, que chacun des soucis de celui-ci se
trouve instantanément effacé par le destin. Son ami lui en apparaît étrangement
inquiétant. La raison qu’il se donne à lui-même de son sentiment, que celui qui est
trop heureux doit craindre l’envie des dieux, nous semble encore trop peu transparente, son sens reste mythologiquement voilé. C’est pourquoi nous allons prendre un
autre exemple bien plus modeste. J’ai rapporté, dans l’histoire d’un névrosé obsessionnel [14], que ce malade avait fait dans une station thermale un séjour qui lui avait
valu une très grande amélioration. Mais il fut assez sage pour ne pas attribuer ce
succès à la puissance curative des eaux, mais à la situation de sa chambre qui était
directement contiguë à celle d’une aimable garde-malade. Lorsqu’il revint une deuxième fois dans cet établissement, il réclama la même chambre, et, en apprenant qu’elle
était déjà occupée par un vieux monsieur, il donna libre cours à son mécontentement
en s’exclamant : Que l’apoplexie le terrasse ! Quinze jours plus tard, le vieux monsieur
est, en effet, frappé d’une attaque. Ce fut pour mon malade un événement étrangement inquiétant. L’impression en aurait été plus forte encore si un temps bien plus
court s’était écoulé entre cette exclamation et l’accident, ou bien si mon malade avait
pu mentionner de nombreux événements absolument semblables qui lui seraient
arrivés. De fait, il n’était pas embarrassé pour apporter de semblables confirmations
et, non seulement lui, mais encore tous les obsédés que J’ai étudiés avaient des
histoires analogues les touchant à raconter. Ils n’étaient pas surpris de toujours
rencontrer la personne à laquelle ils venaient justement de penser, parfois après un
long intervalle ; régulièrement il leur arrivait de recevoir une lettre d’un ami lorsque,
le soir précédent, ils avaient dit : Il y a bien longtemps qu’on ne sait plus rien d’un tel !
et surtout, des accidents ou des morts arrivaient rarement sans que l’idée leur en eût
traversé l’esprit. Ils exprimaient cet état de choses de la manière la plus discrète,
prétendant avoir des « pressentiments » qui « le plus souvent » se réalisaient.
Une des formes les plus répandues et les plus étrangement inquiétantes de la
superstition est la peur du « mauvais oeil » ; S. Seligmann, oculiste à Hambourg [15], a
consacré à ce sujet une étude approfondie. La source d’où provient cette crainte ne
semble pas avoir été jamais méconnue. Quiconque possède quelque chose de précieux et de fragile à la fois craint l’envie des autres, projetant sur ceux-ci celle qu’à
leur place il aurait éprouvée. C’est par le regard qu’on trahit de tels émois, même
lorsqu’on s’interdit de les exprimer en paroles, et quand quelqu’un se fait remarquer
par quelque manifestation frappante, surtout de caractère déplaisant, on est prêt à
supposer que son envie devra atteindre une force particulière, et que cette force sera
capable de se transformer en actes. On suspecte là une sourde intention de nuire et on
admet, d’après certains indices, qu’elle dispose en outre d’un pouvoir nocif.
Ces derniers exemples d’inquiétante étrangeté relèvent du principe que j’ai appelé,
à l’incitation d’un malade, la « toute-puissance des pensées ». Nous ne pouvons, à
présent, plus méconnaître le terrain sur lequel nous nous trouvons. L’analyse de ces
divers cas d’inquiétante étrangeté nous a ramenés à l’ancienne conception du monde,
à l’animisme , conception caractérisée par le peuplement du monde avec des esprits
humains, par la surestimation narcissique de nos propres processus psychiques, par la
toute-puissance des pensées et la technique de la magie basée sur elle, par la répartition de forces magiques soigneusement graduées entre des personnes étrangères et
aussi des choses (Mana), de même que par toutes les créations au moyen desquelles
le narcissisme illimité de cette période de l’évolution se défendait contre la protestation évidente de la réalité. Il semble que nous ayons tous, au cours de notre
développement individuel, traversé une phase correspondant à cet animisme des
primitifs, que chez aucun de nous elle n’ait pris fin sans laisser en nous des restes et
des traces toujours capables de se réveiller, et que tout ce qui aujourd’hui nous semble
étrangement inquiétant remplisse cette condition de se rattacher à ces restes d’activité
psychique animiste et de les inciter à se manifester [16].

J’ajouterai ici deux observations où je voudrais faire tenir le fond essentiel de cette
petite enquête. En premier lieu, si la théorie psychanalytique a raison d’affirmer que
tout affect d’une émotion, de quelque nature qu’il soit, est transformé en angoisse par
le refoulement, il faut que, parmi les cas d’angoisse, se rencontre un groupe dans
lequel on puisse démontrer que l’angoissant est quelque chose de refoulé qui se
montre à nouveau. Cette sorte d’angoisse serait justement l’inquiétante étrangeté,
l’ « Unheimliche », et il devient alors indifférent que celle-ci ait été à l’origine par
elle-même de l’angoisse ou bien qu’elle provienne d’un autre affect. En second lieu, si
telle est vraiment la nature intime de l’ « Unheimliche », nous comprendrons que le
langage courant fasse insensiblement passer le « Heimliche » à son contraire
l’ « Unheimliche » (voir 167-175) car cet « Unheimliche » n’est en réalité rien de
nouveau, d’étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier, depuis toujours, à la
vie psychique, et que le processus du refoulement seul a rendu autre. Et la relation au
refoulement éclaire aussi pour nous la définition de Schelling, d’après laquelle
l’ « Unheimliche », l’inquiétante étrangeté, serait quelque chose qui aurait dû demeurer caché et qui a reparu.
Il ne nous reste plus qu’à appliquer les vues que nous venons d’acquérir à l’élucidation de quelques autres cas d’inquiétante étrangeté.

Ce qui semble, à beaucoup de gens, au plus haut degré étrangement inquiétant,
c’est tout ce qui se rattache à la mort, aux cadavres, à la réapparition des morts, aux
spectres et aux revenants. Nous avons vu que plusieurs langues modernes ne peuvent
rendre notre expression « une maison unheimlich  » autrement que par cette circonlocution : une maison hantée. En somme, nous aurions pu commencer nos recherches
par cet exemple, le plus frappant peut-être de l’inquiétante étrangeté, mais nous ne
l’avons pas fait car, dans ce cas, celle-ci se confond trop avec l’effrayant et s’en
trouve en partie recouverte. Mais il n’y a guère d’autre domaine dans lequel notre
pensée et nos sensations se soient aussi peu modifiées depuis les temps primitifs, où
ce qui est ancien se soit aussi bien conservé sous un léger vernis, que nos relations à
la mort. Deux facteurs expliquent cet arrêt évolutif : la force de nos réactions
sentimentales primitives et l’incertitude de notre savoir scientifique. Notre biologie
n’a pu encore déterminer si la mort est une fatalité nécessaire inhérente à tout ce qui
vit ou seulement un hasard régulier, mais peut-être évitable, de la vie même. La
proposition : tous les hommes sont mortels, s’étale, il est vrai, dans les traités de logique comme exemple d’une assertion générale, mais elle n’est, au fond, une évidence
pour personne, et notre inconscient a, aujourd’hui, aussi peu de place qu’autrefois
pour la représentation de notre propre mortalité. De nos jours encore, les religions
contestent son importance au fait incontestable de la mort individuelle, et elles font
continuer l’existence par-delà la fin de la vie ; les autorités publiques ne croiraient pas
pouvoir maintenir l’ordre moral parmi les vivants, s’il fallait renoncer à voir la vie
terrestre corrigée par un au-delà meilleur ; on annonce sur les colonnes d’affichage de
nos grandes villes des conférences qui se proposent de faire connaître comment on
peut se mettre en relation avec les âmes des défunts, et il est indéniable que plusieurs
des meilleurs esprits et des plus subtils penseurs parmi les hommes de science,
surtout vers la fin de leur propre vie, ont estimé que la possibilité à de pareilles
communications n’était pas exclue. Comme la plupart d’entre nous pense encore sur
ce point comme les sauvages, il n’y a pas lieu de s’étonner que la primitive crainte des
morts soit encore si puissante chez nous et se tienne prête à resurgir dès que quoi que
ce soit la favorise. Il est même probable qu’elle conserve encore son sens ancien : le
mort est devenu l’ennemi du survivant, et il se propose de l’emmener afin qu’il soit
son compagnon dans sa nouvelle existence. On pourrait plutôt se demander, vu cette
immutabilité de notre attitude envers la mort, où se trouve la condition du refoule-
ment exigible pour que ce qui est primitif puisse reparaître en tant qu’inquiétante
étrangeté. Mais elle existe cependant ; officiellement, les soi-disant gens cultivés ne
croient plus que les défunts puissent en tant qu’âmes réapparaître à leurs yeux, ils ont
rattaché leur apparition à des conditions lointaines et rarement réalisées, et la
primitive attitude affective à double sens, ambivalente, envers le mort, s’est atténuée
dans les couches les plus hautes de la vie psychique jusqu’à n’être plus que celle de la
piété [17].
Nous n’avons plus que peu de chose à ajouter car, avec l’animisme, la magie et les
enchantements, la toute-puissance des pensées, les relations à la mort, les répétitions
involontaires et le complexe de castration, nous avons à peu près épuisé l’ensemble
des facteurs qui transforment ce qui n’était qu’angoissant en inquiétante étrangeté.
On dit aussi d’un homme qu’il est « unheimlich », étrangement inquiétant, quand
on lui suppose de mauvaises intentions. Mais cela ne suffit pas, il faut ajouter ici que
ces siennes intentions, pour devenir malfaisantes, devront se réaliser à l’aide de forces
particulières. Le « gettatore » en est un bon exemple, ce personnage étrangement
inquiétant de la superstition romane qu’Albert Schaeffer dans Joseph Montfort, a
transformé, avec une intuition poétique et une profonde intelligence psychanalytique,
en une figure sympathique. Mais ces forces secrètes nous ramènent de nouveau à
l’animisme. C’est le pressentiment de ces forces mystérieuses qui fait paraître
Méphisto si étrangement inquiétant à la pieuse Marguerite :

Elle pressent que je dois être un génie
ou peut-être bien même le Diable [18].

L’impression étrangement inquiétante que font l’épilepsie, la folie, a la même
origine. Le profane y voit la manifestation de forces qu’il ne soupçonnait pas chez son
prochain, mais dont il peut pressentir obscurément l’existence dans les recoins les
plus reculés de sa propre personnalité. Le Moyen Age, avec beaucoup de logique, et
presque correctement du point de vue psychologique, avait attribué à l’influence de
démons toutes ces manifestations morbides. Je ne serai pas non plus étonné d’apprendre que la psychanalyse, qui s’occupe de découvrir ces forces secrètes, ne soit
devenue elle-même, de par cela, étrangement inquiétante aux yeux de bien des gens.
Dans un cas où j’avais réussi, quoique pas très rapidement, à guérir une jeune fille
malade depuis de longues années, je l’ai entendu dire à la mère de la jeune fille depuis
longtemps guérie.

Des membres épars, une tête coupée, une main détachée du bras, comme dans un
conte de Hauff, des pieds qui dansent tout seuls comme dans le livre de A. Schaeffer
cité plus haut, voilà ce qui, cri soi, a quelque chose de tout particulièrement étrangement inquiétant, surtout quand il leur est attribué, ainsi que dans ce dernier exemple,
une activité indépendante. C’est, nous le savons déjà, de la relation au complexe de
castration que provient cette impression particulière. Bien des gens décerneraient la
couronne de l’inquiétante étrangeté à l’idée d’être enterrés vivants en état de léthargie.
La psychanalyse nous l’a pourtant appris : cet effrayant fantasme n’est que la transformation d’un autre qui n’avait. à l’origine rien d’effrayant, mais était au contraire
accompagné d’une certaine volupté, à savoir le fantasme de la vie dans le corps
maternel.

*

Bien qu’elle soit à la rigueur incluse dans nos précédentes allégations sur
l’animisme et les méthodes périmées de travail de l’appareil psychique, nous ferons
ici une observation générale qui nous semble mériter d’être mise en valeur : c’est que
l’inquiétante étrangeté surprit souvent et aisément chaque fois où les limites entre
imagination et réalité s’effacent, où ce que nous avions tenu pour fantastique s’offre à
nous comme réel, où un symbole prend l’importance et la force de ce qui était
symbolisé et ainsi de suite. Là-dessus repose en grande partie l’impression inquiétante
qui s’attache aux pratiques de magie. Ce qu’elles comportent d’infantile et qui domine
aussi la vie psychique du névrosé, c’est l’exagération de la réalité psychique par
rapport à la réalité matérielle, trait qui se rattache à la toute-puissance des pensées.
Pendant le blocus de la guerre mondiale, un numéro du magazine anglais Strand me
tomba entre les mains, dans lequel, parmi d’autres élucubrations assez peu intéressantes, je pus lire l’histoire d’un jeune couple qui s’installe dans un appartement
meublé où se trouve une table de forme étrange avec des crocodiles en bois sculpté.
Vers le soir, une insupportable et caractéristique puanteur se répand dans l’appartement, on trébuche dans l’obscurité sur quelque chose, on croit voir glisser quelque
chose d’indéfinissable dans l’escalier, bref, on devine qu’à cause de la présence de
cette table, des crocodiles fantômes hantent la maison, ou bien que, dans l’obscurité,
les monstres de bois sculpté prennent vie ou que quelque chose d’analogue a lieu.
L’histoire était assez sotte, mais l’impression d’inquiétante étrangeté qu’elle produisait
était de premier ordre.

Pour clore cette série, encore bien incomplète, d’exemples, nous mentionnerons
une observation que la clinique psychanalytique nous a permis de faire et qui, si elle
ne repose pas sur quelque coïncidence fortuite, nous apporte la confirmation la plus
belle de notre conception de l’inquiétante étrangeté. Il arrive souvent que des hommes
névrosés déclarent que les organes génitaux féminins représentent pour eux quelque
chose d’étrangement inquiétant. Cet étrangement inquiétant est cependant l’orée de
l’antique patrie des enfants des hommes, de l’endroit où chacun a dû séjourner en son
temps d’abord. On le dit parfois en plaisantant : Liebe ist Heimweh (l’amour est le mal
du pays), et quand quelqu’un rêve d’une localité ou d’un paysage et pense en rêve : je
connais cela, J’ai déjà été ici — l’interprétation est autorisée à remplacer ce lieu par les
organes génitaux ou le corps maternel. Ainsi, dans ce cas encore, l’ « Unheimliche »
est ce qui autrefois était « heimisch », de tous temps familier. Mais le préfixe « un »
placé devant ce mot est la marque du refoulement.

III

Ait cours de la lecture des pages précédentes, des doutes ont déjà dû s’élever chez
le lecteur sur la validité de notre conception. Il serait temps de les embrasser d’un
coup d’œil d’ensemble et de les exprimer.

Peut-être est-il vrai que l’ « Unheimliche » est le « Heimliche-Heimische », c’est-à-dire l’ « intime de la maison », après que celui-ci a subi le refoulement et en a fait
retour, et que tout ce qui est « unheimlich » remplit cette condition. Mais l’énigme de
l’inquiétante étrangeté ne semble pas être par là résolue. De toute évidence, notre proposition ne supporte pas le renversement. N’est pas nécessairement étrangement
inquiétant tout ce qui rappelle des désirs refoulés et des modes de penser réprimés
propres aux temps primitifs de l’individu ou des peuples.

Aussi ne voudrions-nous pas passer sous silence ce fait : on peut, à chacun des
exemples qui devrait démontrer notre proposition, opposer un cas analogue qui le
contredit. Par exemple, la main coupée, dans le conte de Hauff : « Histoire de la main
coupée », fait certes une impression étrangement inquiétante, que nous avons rapportée au complexe de castration. Mais, dans l’histoire du trésor de Rhampsenit, dans
Hérodote, le maître voleur que la princesse veut retenir par la main lui tend la main
coupée de son frère à lui, et je crois que d’autres jugeront, comme moi, que ce trait ne
fait aucune impression d’inquiétante étrangeté, etc.
La rapide réalisation des désirs, dans Der Ring des Polycrates (L’anneau de
Polycrate
), produit sur nous un effet tout aussi étrangement inquiétant que sur le roi
d’Égypte lui-même. Pourtant, dans nos contes populaires, il y a des masses de
souhaits aussitôt accomplis que formés, et toute inquiétante étrangeté est exclue de la
chose. Dans le conte des « Trois Souhaits », la femme se laisse aller, séduite par la
bonne odeur d’une saucisse qu’on fait cuire, à dire, qu’elle voudrait bien en avoir une
pareille. Aussitôt, en voilà une sur l’assiette. Plein de colère contre l’indiscrète,
l’homme souhaite que la saucisse lui pende au nez. La voilà, qui, aussitôt, lui pendille
au nez. Tout cela est très impressionnant, mais dénué de toute inquiétante étrangeté.
Le conte se place d’emblée ouvertement sur le terrain de l’animisme, de la toute-puissance des pensées et des désirs, et, du reste, je ne saurais citer un seul vrai conte
de fées où se fasse quelque chose d’étrangement inquiétant. Nous avons vu que cette
impression est produite au plus haut degré par des objets, images ou poupées inanimées qui prennent vie, mais, dans Andersen, la vaisselle, les meubles, le soldat de
plomb vivent et rien n’est peut-être plus loin de faire une impression d’inquiétante
étrangeté. De même on aura peine à trouver étrangement inquiétant le fait que la belle
statue de Pygmalion s’anime.

Nous avons appris à considérer comme étrangement inquiétant la léthargie et le
retour des morts à la vie. Ce sont choses pourtant très fréquentes dans les contes de
fées et qui oserait dire qu’il soit étrangement inquiétant, de voir, par exemple,
Blanche-neige dans son cercueil rouvrir les yeux ? De même dans les histoires miraculeuses, par exemple du Nouveau Testament, la résurrection des morts évoque des
sentiments qui n’ont rien à voir avec l’inquiétante étrangeté. Le retour involontaire de
l’identique, qui nous a fourni des effets si manifestes de ce sentiment, préside
cependant à toute une série d’autres cas faisant un effet très différent. Nous en avons
déjà rencontré un de ce genre, où la répétition sert à provoquer le sentiment du
comique, et nous pourrions accumuler quantité d’exemples de ce genre. D’autres fois,
la répétition sert à renforcer, etc., enfin : d’où provient l’inquiétante étrangeté qui
émane du silence, de la solitude, de l’obscurité ? Ces facteurs ne font-ils pas voir le
rôle du danger dans la genèse de l’inquiétante étrangeté, bien que ce soit dans les
mêmes conditions que nous voyions les enfants manifester le plus souvent de
l’angoisse simple ? Et pouvons-nous vraiment tout à fait négliger le facteur de l’incertitude intellectuelle après avoir admis son importance dans ce qu’il y a d’étrangement
inquiétant dans la mort ?

Nous voici prêts à admettre que, pour faire éclore le sentiment de l’inquiétante
étrangeté, d’autres conditions encore que celles mentionnées plus haut sont nécessaires. On pourrait, à la rigueur, dire qu’avec ce que nous avons déjà établi, l’intérêt
que porte la psychanalyse au problème de l’inquiétante étrangeté est épuisé, et que ce
qui en reste requiert probablement d’être étudié du point de vue de l’esthétique. Mais
nous ouvririons ainsi la porte au doute : nous pourrions douter de la valeur même de
nos vues relativement au fait que l’ « Unheimliche » provient du « Heimische » (de
l’intime) refoulé.

Une observation pourra nous amener à résoudre ces incertitudes. Presque tous les
exemples qui sont en contradiction avec ce que nous nous attendions à trouver sont
empruntés au domaine de la fiction, de la poésie. Ainsi, nous en voilà avertis : il y a
peut-être une différence à établir entre l’inquiétante étrangeté qu’on rencontre dans la
vie et celle qu’on s’imagine simplement, ou qu’on trouve dans les livres.
Ce qui est étrangement inquiétant dans la vie dépend de conditions beaucoup plus
simples, mais ne comprend que des cas bien moins nombreux. Je crois que cette
inquiétante étrangeté-là se plie sans exception à nos tentatives de solution et que
chaque fois elle se laisse ramener au refoulé de choses autrefois familières. Cependant, là encore, il y a lieu d’établir une distinction importante et d’une grande
signification psychologique que des exemples appropries pourront mieux nous faire
saisir.

Prenons l’inquiétante étrangeté qui émane de la toute-puissance des pensées, de la
prompte réalisation des souhaits, des forces néfastes occultes ou du retour des morts.
On ne peut méconnaître la condition de laquelle dépend ici ce sentiment. Nous-mêmes, — j’entends nos ancêtres primitifs, — nous avons jadis cru réelles ces éventualités, nous étions convaincus de la réalité de ces choses. Nous n’y croyons plus aujourd’hui, nous avons « surmonté » ces façons de penser, niais nous ne nous sentons pas absolument sûrs de nos convictions nouvelles, les anciennes survivent en nous et sont à l’affût d’une confirmation. Alors, dès qu’arrive dans notre vie quelque
chose qui semble apporter une confirmation à ces vieilles convictions abandonnées,
le sentiment de l’inquiétante étrangeté nous envahit et c’est comme si nous nous
disions : serait-il donc possible qu’on puisse faire mourir quelqu’un par la simple
force d’un souhait, que les morts continuent à vivre et qu’ils réapparaissent aux lieux
où ils ont vécu, et ainsi de suite ? Mais pour celui qui, au contraire, se trouve avoir
absolument et définitivement abandonné ces convictions animistes, ce genre
d’inquiétante étrangeté n’existe plus. La plus extraordinaire coïncidence entre un
souhait et sa réalisation, la répétition la plus énigmatique d’événements analogues en
un même endroit ou à la même date, les plus trompeuses perceptions visuelles et les
bruits les plus suspects ne l’abuseront pas, n’éveilleront pas en lui une peur que l’on
puisse qualifier d’étrangement inquiétante. Ainsi il s’agit simplement ici d’un cas
d’épreuve de la réalité, d’une question de réalité matérielle [19].

Tout autrement en est-il de l’inquiétante étrangeté qui émane de complexes
infantiles refoulés, du complexe de castration, du fantasme du corps maternel, etc., à
la différence près que les événements réels susceptibles d’éveiller ce genre d’inquiétante étrangeté ne sauraient être nombreux. L’inquiétante étrangeté dans la vie réelle
appartient le plus souvent au groupe précédent, mais du point de vue de la théorie, la
distinction entre les deux groupes est des plus importantes. Dans l’inquiétante
étrangeté due aux complexes infantiles, la question de la réalité matérielle n’entre pas
du tout en jeu, c’est la réalité psychique qui en tient lieu. Il s’agit ici du refoulement
effectif d’un contenu psychique et du retour de ce refoulé, non de l’abolition de la
croyance en la réalité de ce contenu psychique lui-même. On pourrait dire que dans
l’un des cas un certain contenu de représentations est refoulé, dans l’autre la croyance
en sa réalité (matérielle). Mais cette dernière manière de s’exprimer étend probable-
ment au-delà de ses limites légitimes l’emploi du terme de « refoulement ». Il serait
plus correct de tenir compte ici d’une différence psychologique sensible et de
qualifier la condition dans laquelle se trouvent les convictions animistes de l’homme
civilisé, d’état plus ou moins « surmonté  ». Nous nous résumerions alors ainsi : l’inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque impression extérieure, ou bien lorsque de
primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confirmées. Enfin, il ne
faut pas, par prédilection pour les solutions faciles et les exposés clairs, se refuser à
reconnaître que les deux sortes d’inquiétante étrangeté que nous distinguons ici ne
peuvent pas toujours se séparer nettement dans la vie réelle. Quand on considère que
les convictions primitives se rattachent profondément aux complexes infantiles et y
prennent, à proprement parler, racine, on ne s’étonnera pas beaucoup de voir leurs
limites se confondre.

Ce qui est étrangement inquiétant dans la fiction, l’imagination, la poésie, mérite,
de fait, un examen à part. L’inquiétante étrangeté dans la fiction est avant tout beaucoup plus pleine et riche que cette même étrangeté dans la vie réelle ; elle englobe
complètement celle-ci et comprend de plus autre chose encore qui ne se présente pas
dans les conditions de la vie. Le contraste entre ce qui est refoulé et ce qui est « 
surmonté » ne peut pas être transposé à l’inquiétante étrangeté dans la fiction sans une
importante mise au point, car le domaine de l’imagination implique, pour être mis en
valeur, que ce qu’il contient soit dispensé de l’épreuve de la réalité. Le résultat, qui
tourne au paradoxe en est donc, que dans la fiction bien des choses ne sont pas
étrangement inquiétantes qui le seraient si elles se passaient dans la vie, et que, dans
la fiction, il existe bien des moyens de provoquer des effets d’inquiétante étrangeté
qui, dans la vie, n’existent pas.

L’auteur, qui dispose de nombreuses libertés, possède aussi celle de choisir à son
gré le théâtre de son action, que celui-ci appartienne à la réalité familière ou s’en
écarte d’une manière quelconque. Nous le suivons dans tous les cas. Le monde des
contes de fées, par exemple, a, dès l’abord, abandonné le terrain de la réalité et s’est
rallié ouvertement aux convictions animistes. Réalisation des souhaits, forces occultes, toute-puissance des pensées, animation de l’inanimé, autant d’effets courants dans
les contes et qui ne peuvent y donner l’impression de l’inquiétante étrangeté. Car,
pour que naisse ce sentiment, il est nécessaire, comme nous l’avons vu, qu’il y ait
débat, afin de juger si l’ « incroyable », qui fut surmonté ne pourrait pas, malgré tout,
être réel ; or, cette question a été écartée dès l’abord par les conventions qui président
au monde où évoluent les contes. De cette manière le conte, qui nous a fourni la
plupart des exemples qui sont en contradiction avec notre théorie de l’inquiétante
étrangeté, réalise le cas, d’abord mentionné, dans lequel au domaine de la fiction, bien
des choses ne sont pas étrangement inquiétantes, qui le seraient dans la vie réelle. De
plus, d’autres facteurs concourent à ce fait, facteurs, qui, plus tard, seront rapidement
effleurés.

L’auteur peut aussi s’être créé un monde qui, moins fantastique que celui des
contes, s’écarte pourtant du monde réel par le fait qu’il admet des être surnaturels,
démons ou esprits des défunts. Tout ce qui pourrait sembler étrangement inquiétant
dans ces apparitions disparaît alors dans la mesure où s’étend le domaine des
conventions présidant à cette réalité poétique. Les âmes de l’Enfer de Dante ou les
apparitions dans Hamlet, Macbeth ou Jules César de Shakespeare peuvent être
effrayantes et lugubres au possible, mais elles sont, au fond, aussi dénuées d’inquiétante étrangeté que, par exemple, l’univers serein des dieux d’Homère. Nous
adaptons notre jugement aux conditions de cette réalité fictive du poète et nous
considérons alors les âmes, les esprits et les revenants comme s’ils avaient une
existence réelle ainsi que nous-mêmes dans la réalité matérielle. C’est là encore un
cas où le sentiment de l’inquiétante étrangeté nous est épargné.
Tout autrement en est-il quand l’auteur semble s’en tenir au terrain de la réalité
courante. Il assume alors toutes les conditions qui importent pour faire naître dans la
vie réelle le sentiment de l’inquiétante étrangeté, et tout ce qui agit de façon
étrangement inquiétante dans la vie produit alors le même effet dans la fiction. Mais,
dans ce cas, l’auteur a la possibilité de renforcer, de multiplier encore l’effet d’inquiétante étrangeté bien au-delà du degré possible dans la vie réelle en faisant surgir des
incidents qui, dans la réalité, ne pourraient pas arriver, ou n’arriver que très rarement.
Il fait pour ainsi dire se trahir en nous notre superstition soi-disant réprimée, il nous
trompe en nous promettant la vulgaire réalité et en en sortant cependant. Nous
réagissons à ses fictions comme nous le ferions à des événements nous concernant ;
quand nous remarquons la mystification il est trop tard, l’auteur a déjà atteint son but,
mais je soutiens, moi, qu’il n’a pas obtenu un effet pur. Il nous reste un sentiment
d’insatisfaction, une sorte de rancune qu’on ait voulu nous mystifier, ainsi que je l’ai
éprouvé très nettement après la lecture du récit de Schnitzler, Die Weissagung (la
Prophétie
), et d’autres productions du même ordre recourant au miraculeux. L’écrivain dispose encore d’un autre moyen pour se dérober à notre révolte et améliorer du
même coup les conditions lui permettant d’atteindre son but. Ce moyen consiste à ne
pas nous laisser deviner pendant un temps assez long quelles conventions président à
l’univers qu’il a adopté, ou bien d’éviter, avec art et astuce, jusqu’à la fin, de nous en
donner une explication décisive. Somme toute, le cas énoncé tout à l’heure se réalise,
et l’on voit que la fiction peut créer de nouvelles formes du sentiment de l’inquiétante
étrangeté qui n’existent pas dans la vie réelle.

Toutes ces variations ne se rapportent vraiment qu’au sentiment d’inquiétante
étrangeté provenant de ce qui est « surmonté ». L’inquiétante étrangeté émanée des
complexes refoulés est plus résistante, elle reste dans la fiction (à une condition près)
tout aussi étrangement inquiétante que dans la vie. L’autre cas de l’inquiétante étrangeté, celle émanant du « surmonté », présente ce caractère et dans la réalité et dans la
fiction qui s’élève sur le terrain de la réalité matérielle, mais il peut le perdre dans les
réalités fictives créées par l’écrivain.

Les libertés de l’auteur et, à leur suite, les privilèges de la fiction pour évoquer et
inhiber le sentiment de l’inquiétante étrangeté ne sauraient évidemment être épuisés
par les précédentes remarques. Envers ce qui nous arrive dans la vie, nous nous
comportons en général tous avec une passivité égale et restons soumis à l’influence
des faits. Mais nous sommes dociles à l’appel du poète ; par la disposition dans
laquelle il nous met, par les expectatives qu’il éveille en nous, il peut détourner nos
sentiments d’un effet pour les orienter vers un autre, il peut souvent d’une même
matière tirer de très différents effets. Tout cela est connu depuis longtemps et a
probablement été jugé à sa valeur par les esthéticiens de profession. Nous avons été
entraînés sans le vouloir par nos recherches sur ce domaine, ceci en cherchant à
élucider la contradiction que constituent à notre dérivation de l’inquiétante étrangeté
certains exemples cités plus haut. Aussi, allons-nous reprendre quelques-uns de ceux-ci.
Tout à l’heure nous nous demandions pourquoi la main coupée du Trésor de
Rhampsenit ne faisait pas la même impression d’inquiétante étrangeté que celle de
l’histoire de la main coupée de Hauff. Cette question nous semble maintenant avoir
plus de portée, car nous avons constaté la plus grande résistance de l’inquiétante
étrangeté émanée des complexes refoulés. Cependant la réponse est facile à donner :
dans cette histoire nous ne vibrons pas aux émotions de la princesse, mais à la ruse
supérieure du maître voleur. Le sentiment d’inquiétante étrangeté n’a probablement
pas été épargné à la princesse, nous trouvons même vraisemblable qu’elle se soit
évanouie, mais nous n’éprouvons rien de réellement inquiétant et étrange, car nous ne
nous mettons pas à sa place, à elle, mais à celle du maître voleur.

Sous un autre signe, l’impression d’inquiétante étrangeté nous est épargnée dans la
farce de Nestroy. Der Zerrissene (Le déchiré), lorsque le fugitif qui se croit un
meurtrier, voit, en soulevant le couvercle de chacune des trappes, surgir à chaque fois
le soi-disant fantôme de l’assassiné et s’écrie, désespéré : « Pourtant, je n’en ai tué
qu’un seul ! » Quel sens a ici cette atroce multiplication ? Nous savons quelles sont
les conditions préliminaires de la scène et nous ne partageons pas l’erreur du
« déchiré » ; voilà pourquoi ce qui, pour lui, doit être étrangement inquiétant, ne
produit sur nous qu’un effet irrésistiblement comique. Et même un véritable spectre,
comme celui du conte de O. Wilde, Le fantôme de Canterville, perd tous droits à
inspirer la moindre terreur, du moment que l’écrivain se permet la plaisanterie de le
laisser tourner en ridicule et berner. L’effet affectif peut être indépendant à ce point
du choix de la matière au domaine de la fiction. Quant au monde des contes de fées,
les sentiments d’angoisse, partant les sentiments d’inquiétante étrangeté, ne doivent
pas y être éveillés. Nous le comprenons, et c’est pourquoi nous détournons les yeux
de tout ce qui pourrait provoquer un effet semblable.

De la solitude, du silence, de l’obscurité, nous ne pouvons rien dire, si ce n’est que
ce sont là vraiment les éléments auxquels se rattache l’angoisse infantile qui jamais ne
disparaît tout entière chez la plupart des hommes. De ce problème, l’investigation
psychanalytique s’est occupée ailleurs.

P.-S.

Paru dans Imago, tome V (1919), puis dans la cinquième série de Ja Sammlung kleiner Schrillen
zur Neurosenlehre
.


Traduit de l’Allemand par Marie Bonaparte et Mme E. Marty, 1933. L’article
est publié dans l’ouvrage intitulé : Essais de psychanalyse appliquée. Paris :
Éditions Gallimard, 1933. Réimpression, 1971. Collection Idées, nrf, n˚ 263, 254
pages. (pp. 163 à 210).

Les traductrices se sont servies des textes contenus dans le Xe volume des
Gesammelte Schriften (Œuvres complètes) de Sigmund Freud, paru en 1921 à
l’ « Internationaler Psychoanalytischer Verlag », Leipzig, Vienne, Zurich.
Les traductions du Moïse de Michel-Ange, d’Une névrose démoniaque au XVIIe
siècle
et du Thème des trois coffrets ont paru une première fois dans la Revue
française de Psychanalyse
(Paris, Doin, 1927, t. I, fasc. 1, 2 et 3).
Elles ont été ici reprises et revues par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.

Notes

[1Note des traductrices : il nous a semblé impossible de mieux traduire ce terme allemand en réalité intraduisible en
français. Le double vocable auquel, après bien des hésitations, nous nous sommes arrêtées. nous
paraît du moins avoir le mérite de rendre les deux principaux concepts contenus dans le terme
allemand. (N. D. T.)

[2Zur Psychologie des Unheimlichen (Psychiatr. neurolog. Wochenschrift, 1906, nos 22 et 23).

[3Je dois au docteur Th. Reik les extraits qui suivent.

[4Ces italiques, comme aussi celles qui suivent plus loin, sont de l’auteur de cet essai.

[5[Tel quel dans le texte. JMT

[63e volume de l’édition des Oeuvres complètes d’Hoffmann par Crisebach.

[7Pour la dérivation du nom : Coppella = coupelle (les opérations chimiques dont son père est
victime) ; coppo = orbite de l’œil (d’après une remarque de Mme Rank).

[8De fait, l’imagination du conteur n’a pas brassé à tel point les éléments de son sujet qu’on ne puisse
en rétablir l’ordonnance primitive. Dans l’histoire de l’enfant, le père et Coppélius représentent
l’image du père décomposé, grâce à l’ambivalence, en ses deux contraires ; le premier menace
l’enfant de l’aveugler (castration), l’autre, le bon père, lui sauve les yeux par son intervention. Le
côté du complexe que le refoulement frappa le plus fortement, la désir de la mort du mauvais père,
se trouve représenté par la mort du bon père dont est chargé Coppélius. A ces deux pères
correspondent dans la suite de l’histoire de l’étudiant le professeur Spalanzani et l’opticien
Coppola, le professeur par lui-même personnage de la lignée des pères, et Coppola identifié avec
l’avocat Coppélius. De même qu’ils travaillaient dans le temps ensemble nu mystérieux foyer, de même ils ont parachevé la poupée Olympia ; le professeur est d’ailleurs appelé le père d’Olympia.
Tous deux, par cette double communauté, se révèlent comme étant des dédoublements de l’image
paternelle - le mécanicien comme l’opticien se trouvent être le père d’Olympia comme de
Nathanaël. Dans la scène d’horreur d’autrefois, Coppélius, après avoir renoncé à aveugler l’enfant,
lui avait dévissé à titre d’essai bras et jambes, le traitant comme l’aurait fait un mécanicien d’une
poupée. Ce trait singulier, qui sort complètement du cadre de l’apparition de l’homme au sable,
nous apporte un nouvel équivalent de la castration ; mais il indique aussi l’identité interne de
Coppélius et de son futur antagoniste, le mécanicien Spalanzani, et nous prépare à l’interprétation
d’Olympia. Cette poupée automate ne peut être autre chose que la matérialisation de l’attitude
féminine de Nathanaël envers son père dans sa première enfance. Les pères de celle-ci, -
Spalanzani et Coppola, - ne sont que des rééditions, des réincarnations des deux pères de
Nathanaël ; l’allégation, qui serait sans cela incompréhensible, de Spalanzani, d’après laquelle
l’opticien aurait volé les yeux de Nathanaël (voir plus haut) pour les poser à la poupée, acquiert
ainsi une signification en tant que preuve de l’identité d’Olympia et de Nathanaël. Olympia est en
quelque sorte un complexe détaché de Nathanaël qui se présente à lui sous l’aspect d’une personne ;
la domination exercée par ce complexe trouve son expression dans l’absurde amour obsessionnel
pour Olympia. Nous avons le droit d’appeler cet amour du narcissisme, et nous comprenons que
celui qui en est atteint devienne étranger à l’objet d’amour réel. Combien il est exact,
psychologiquement, que le jeune homme fixé au père par le complexe de castration devienne
incapable d’éprouver de l’amour pour la femme, c’est ce que démontrent de nombreuses analyses
de malades dont la matière est moins fantastique, mais guère moins triste que l’histoire de
l’étudiant Nathanaël.
E. T. A. Hoffmann était l’enfant d’un mariage malheureux. Lorsqu’il avait trois ans, son père
se sépara de sa petite famille et ne revint plus jamais auprès d’elle. D’après les témoignages que
rapporte E. Grisebach dans son introduction biographique aux Oeuvres d’Hoffmann, la relation du
conteur à son père fut toujours un des côtés les plus douloureux de sa vie affective.

[9O. Rank, Der Doppelgänger, Imago, III, 1914, (Une étude sur le double), Denoël et Steele, 1932.

[10Je crois que lorsque les auteurs se lamentent sur ce que deux âmes habitent dans le sein de
l’homme et quand les psychologues vulgarisateurs parlent de la scission du moi chez l’homme,
c’est cette division, ressortissant à la psychologie entre l’instance critique et le restant du moi, qui
flotte devant leurs yeux, et non point l’opposition, découverte par la psychanalyse, entre le moi et
le refoulé inconscient. La différence s’efface cependant de ce fait que, parmi ce que la critique du
moi écarte, se trouvent en première ligne les rejetons du refoulé.

[11Dans la nouvelle de H. H. Ewers, Der Student von Prag (L’étudiant de Prague) qui a servi de point
de départ à Rank pour son étude sur le double, Io héros a promis à sa fiancée de ne pas tuer son
adversaire en duel. Mais tandis qu’il se rend sur le terrain il rencontre son double qui vient de tuer
son rival.

[12P. Kammerer, Das Gesetz der Serie (La Loi de la série), Vienne, 1919.

[13Jenseits des Lustprinzips (Par-delà le principe du plaisir) dans Essais de Psychanalyse. (Trad.
Jankélévitch, Paris, Payot, 1927.) (N. D. T.)

[14Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose (Remarques sur un cas de névrose
obsessionnelle
). Ges. Schriften, vol. VIII. (Trad. Marie Bonaparte et R. Loewenstein, Revue
française de Psychanalyse
, 1932, 3.)

[15Der böse Blick und Verwandtes. (Le mauvais œil et choses connexes), 2 vol., Berlin, 1910 et
1911.

[16Comparer la partie III, « animisme, magie et toute-puissance des idées », dans le livre de l’auteur
Totem et Tabou, 1913 (trad. Jankélévitch, Payot, Paris, 1921). Là aussi se trouve cette remarque : « 
Il semble que nous prêtions le caractère de l’inquiétante étrangeté (de l’Unheimliche), à ces
impressions qui tendent à confirmer la toute-puissance des pensées et la manière animiste de
penser, alors que notre jugement s’en est déjà détourné. »

[17Comparez : « Le tabou et l’ambivalence des sentiments, », dans Totem et Tabou.

[18Sie ahnt, dass ich ganz sicher ein Genie
Vielleicht sogar der Teufet bin.

[19Comme l’inquiétante étrangeté qui touche au double est de cette famille, il est intéressant de nous
rendre compte de l’effet que produit sur nous l’apparition non voulue et imprévue de notre propre
personne. E. Mach raconte deux semblables observations dans Analyse der Empfindungen
(Analyse des sensations), 1900, p. 3. La première fois il ne fut pas peu effrayé en reconnaissant
dans la figure qu’il venait d’apercevoir son propre visage ; une autre fois, il porta un jugement très
défavorable sur le soi-disant étranger qui montait dans son omnibus. « Quel est le misérable
instituteur qui monte là ! » Je puis raconter une aventure analogue arrivée à moi-même. J’étais assis
seul dans un compartiment de wagons-lits lorsque, à la suite d’un violent cahot de la marche, la
porte qui menait au cabinet de toilette voisin s’ouvrit et un homme d’un certain âge, en robe de
chambre et casquette de voyage, entra chez moi. Je supposai qu’il s’était trompé de direction en
sortant des cabinets qui se trouvaient entre les deux compartiments et qu’il était entré dans le mien
par erreur. Je me précipitai pour le renseigner, mais je m’aperçus, tout interdit, que l’intrus n’était
autre que ma propre image reflétée dans la glace de la porte de communication. Et je me rappelle
encore que cette apparition m’avait profondément déplu. Au lieu de nous effrayer de notre double,
nous ne l’avions tout simplement, - Mach et moi, - tous les deux, pas reconnu. Qui sait si le
déplaisir éprouvé n’était tout de même pas un reste de cette réaction archaïque que ressent le
double comme étant étrangement inquiétant ?

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