— Ma mère, divine et perturbée —
Rose était une femme à la beauté remarquable, reconnue et attestée par bien des personnes de son entourage. Sur les photos en noir et blanc de son mariage, elle illumine, d’un regard volontaire et enfantin, un visage rond sur un corps potelé qui respire la pleine santé, et surtout la belle promesse d’un avenir radieux.
Mais après la naissance de sa dernière, piquée par les remarques jalouses de ses sœurs, elle entreprit un régime dangereux mais très efficace. Elle bascula alors dans l’univers glauque de l’anorexie dont elle ne se libéra plus jamais.
Son amaigrissement prodigieux lui procura une élégante minceur car son corps, flasque et sans forme dans la nudité, devenait ravissant dès qu’il était paré de vêtements. Ses yeux bleu azur brillaient davantage encore sur ses deux joues maigres, et ses dents blanches dévoilaient un sourire des plus charmants sur un visage d’une régularité divine, assorti de lèvres fines et très bien dessinées. À cela, il faut ajouter une voix puissante, très assurée et très bien timbrée, dans laquelle résidait, ainsi qu’il le confessa plus tard, le mystère de l’attachement de mon père à sa personne.
Mes sœurs et moi passions notre temps à l’admirer et à lui dire comme elle était belle, ce qui la rendait faussement gênée. Sa beauté fut son meilleur atout car elle lui donnait beaucoup d’assurance. Mais elle fut aussi mon premier handicap.
C’était un principe non écrit : il était interdit d’être plus belle, donc plus mince qu’elle ; si elle ne pouvait craindre ma concurrence, celle de Camille la menaçait davantage, et elle réussit toujours à faire passer l’aiguille de la balance en deçà du poids de sa dernière fille.
Mon enfance baignait désormais dans cette anorexie qui s’épanouissait ravageusement et souterrainement. Mes souvenirs sont encore ponctués de ses malaises, ses problèmes de santé, ses dépressions chroniques, et l’odeur âcre que laissaient ses vomissements postdînatoires dans les toilettes.
Je constatais, sans plus de réflexion, que son repas était composé de quelques feuilles de salade, de gruyère ou de comté, éventuellement assortis, les jours de grand festin, d’une simple tranche de jambon, le tout accompagné de deux biscottes sans sel, et pas davantage.
Elle décida de supprimer de son alimentation sauces et huiles, viandes rouges et féculents, pâtisseries et chocolats, décrétant, du jour au lendemain, que tout cela l’écœurait.
Au début des années quatre-vingt, à l’aube de la mode des produits allégés, elle s’engouffra dans la valse des repas à 0 % de matière grasse.
Parallèlement à son anorexie, je développai ma boulimie... Enfant, j’étais remplie de toute sa gratitude lorsque, pourtant repue, j’acceptais de finir les restes de plats pour lui faire plaisir.
Lorsque nous nous rendions à une invitation familiale où le vide des conversations allait de pair avec la belle image d’une famille heureuse, elle n’osait refuser la part du gâteau crémeux qui lui était attribuée, et j’attendais près d’elle, tel un petit chien gourmand, mon rab qu’elle balançait discrètement de son assiette à la mienne.
Adolescente, pendant que la maisonnée dormait et que j’étais perturbée par de longues insomnies inexpliquées, je me rendais à la cuisine, poussée par une irrésistible pulsion, pour y prendre un, puis deux, puis dix bâtonnets de glace que j’engloutissais en un temps record. Le lendemain, sans l’ombre d’une remontrance, elle remplissait le congélateur avec un nouveau paquet... pour me faire plaisir.
Enfin, son alimentation était devenue tellement particulière qu’elle ne savait plus évaluer les quantités de nourriture adéquates pour ses cinq filles et son mari. À partir de mes quinze ans et de mon mètre soixante-seize, les repas qu’elle préparait ne calmaient guère ma faim. Je me souviens du dîner du dimanche, constitué d’un soufflé au fromage et d’une salade verte... pour des ados et adultes ! Nous nous rattrapions alors sur les fromages et les desserts lactés en tout genre.
Parfois cependant, elle se laissait aller à des envies incontrôlées et revenait des courses avec plusieurs kilos de bonbons qu’elle dévorait en partie, tandis que l’autre part était consciencieusement et égalitairement distribuée à chacune de nous cinq, sous la forme d’une jolie petite colline posée sur notre lit. Les jours suivants, elle devait compenser ce dangereux écart.
Les dépressions cycliques de Rose ponctuèrent mes jeunes années : elle était d’une tristesse à faire pleurer un régiment entier, doublée d’une nervosité devenue maladive que constataient les médecins généralistes, puis spécialistes, qu’elle avait fini par consulter. « C’est nerveux ! » disaient-ils. Leur diagnostic était à la hauteur de leur impuissance !
Déçue par l’homme qu’elle avait épousé, épuisée par ses grossesses rapprochées (« cinq enfants en six ans et demi ! »), isolée du reste de sa famille qui voyait avec mépris son choix d’habiter en banlieue, loin du giron familial parisien, en qualifiant méchamment ce lieu de « province » lointaine, elle resta enserrée par la réputation que lui taillait désormais sa mère, celle d’une fille enjouée devenue malheureuse sans raison aucune, si ce n’est sous l’effet d’un dérèglement personnel inexplicable. Elle ne trouvait plus de « moteur » pour poursuivre sa vie avec allant.
Pourtant, jeune adulte, avant son mariage, elle avait mené une vie pleine d’espérance et d’insouciance, qui lui avait permis de s’échapper un temps de l’ambiance familiale étouffante imprimée par sa mère. Car elle vivait quotidiennement sous une charge de reproches et de critiques au nom du culte de l’image et de la crainte du qu’en dira-t-on.
Elle se plaignait d’être la mal-aimée de sa famille, et d’avoir été tabassée au moindre écart par une mère dure et sèche qui, pensait-elle, ne l’aimait pas.
Alors, au début des années cinquante, elle prit sa revanche en menant une vie libre et indépendante : elle gagnait son salaire en échange d’un poste d’agent d’assurances et son patron, remarquant qu’elle était très douée pour les affaires, lui prédisait un avenir professionnel brillantissime. Elle travaillait six jours sur sept, soit quarante-huit heures hebdomadaires selon la réglementation en vigueur, à l’époque, sur le temps de travail. Elle conduisait la voiture de son patron avant même d’avoir passé son permis ! Elle se faisait le plaisir de s’offrir de jolies toilettes, non sans avoir préalablement versé la pension alimentaire mensuelle que sa mère exigeait d’elle. Et elle sortait beaucoup.
Ses escapades nocturnes se déroulaient dans le cadre bienséant de « rallyes » qui rassemblaient des jeunes gens et des jeunes filles de bonne famille à caser. Elle s’appelait alors Rose Heulan de Gerfeuil !
Son succès était éclatant auprès d’une gent masculine tout à fait charmée, ce qui rendait ses sœurs jalouses, et sa mère toujours inquiète... réputation oblige. Cette dernière lui imposa rapidement de se fiancer avec un homme bien sous tous rapports. Dans ce monde-là, il était obligatoire de s’engager dès que possible dans une vie maritale, et honteux de devoir fêter la Sainte Catherine. Rose fit alors preuve d’une force de caractère incroyable en refusant, malgré la pression, cet avenir trop bien rangé qui lui était offert : l’annonce des fiançailles avait été rendue publique, la bague achetée, mais elle refusa de poursuivre la comédie qu’on voulait lui imposer.
Lorsqu’elle rencontra mon père, Gabriel Moore, à l’une de ces soirées mondaines, elle fut immédiatement séduite par son allure élancée et son intelligence brillante. Sa mère la sommant d’officialiser la relation, leur rencontre aboutit rapidement à leur mariage, puis à la naissance des jumelles neuf mois plus tard. L’honneur était sauf !
Elle qui était en grand manque de reconnaissance, d’admiration et d’amour, se ferma très vite devant la froideur affective de son mari qui, continuant à mener sa vie de célibataire, passait l’essentiel de son temps libre à pratiquer ses sports préférés et, plus ou moins régulièrement, déchargeait sur elle son impulsive violence.
Elle encaissa alors et endossa avec résignation son nouveau rôle d’épouse et de mère de famille, portant en étendard le drapeau de son devoir, étouffant ses rêves et ses aspirations les plus profondes.
Elle se donna à corps perdu à nous, ses cinq filles, espoir d’un nouvel eldorado, nous choyant plus ou moins lorsque nous étions bébés, puis cachant de plus en plus mal sa déception de nous voir nous affirmer un peu et de nous libérer, bien timidement, de l’emprise d’une éducation carcan.
Les règles qu’elle nous imposait, en parfait accord avec notre père, étaient celles qu’elle avait plus ou moins reçues de sa mère. Les enfants devaient être polis, obéissants et silencieux ; quand nous disions « merci » ou « bonjour », il ne fallait pas oublier le « maman » qui suivait ; nous devions vouvoyer nos parents ; il ne fallait pas porter une bague au majeur, ce qui était vulgaire, ni d’ailleurs à l’annulaire, qui était réservé aux symboles maritaux ; il fallait nous tenir droites à table, « un poing devant le buste et deux derrière » ; il ne fallait pas nous « avachir » mais nous asseoir ; elle nous reprochait régulièrement de parler à table, nous rappelant qu’elle n’avait pas eu ce privilège dont nous abusions effrontément ; il ne fallait pas dire « des fois », « je vais au coiffeur », « la chose à ma mère », car tout cela était affreusement incorrect et indigne de notre milieu, systématiquement et étonnamment supérieur à toute personne que nous pouvions fréquenter ; rapidement, nos cheveux devaient être coupés courts pour ne pas être « filasse », comme disait sa propre mère ; et enfin, il était évidemment interdit d’avoir des relations sexuelles avant le mariage... ce qu’aucune de nous ne respecta. Merci mai 68 !
Ma vie d’enfant se jouait dans le périmètre assez restreint d’une paisible banlieue parisienne qui n’avait rien de l’image négative qu’elle endosse aujourd’hui. Au 119 d’une large avenue, un portail métallique un peu grinçant nous faisait pénétrer dans un jardin décoré d’une dizaine de châtaigniers, de noyers et de quelques bosquets de fleurs, et au fond duquel se trouvaient deux petits immeubles de couleur rosée. Nous habitions au deuxième étage de celui de droite.
À proximité, se trouvait une placette flanquée d’une minisupérette et d’un cabinet médical. En face, de l’autre côté de l’avenue, se tenaient les écoles maternelle et primaire que nous fréquentions toutes les cinq. Je me souviens encore de l’allure de ma mère qui nous attendait à 16 h 30 dans nos jeunes années, notre goûter entre les mains : l’allure toujours aussi élégante, mais le visage serré par un chignon châtain strict, les lèvres pincées et le regard vide.
Nous croisions parfois, sur le chemin des courses, quelques voisines bien compatissantes et compréhensives devant les difficultés quotidiennes qu’égrenait ma mère : « Ma pauvre ! », « Comme c’est dur pour vous ! », « Ce n’est pas facile ! ». Puis la conversation devenait enfin plus légère et je restais plantée là, sans bouger, fascinée devant la bizarrerie du monde des adultes, capables de dérouler d’interminables conversations dont je ne voyais pas du tout l’intérêt, et qui repartaient de plus belle après un court silence que j’avais interprété trop tôt comme le signe de ma délivrance.
Mon enfance fut donc baignée dans une atmosphère totalement déprimante, que je tenais pour normale jusqu’à ce que plus tard, je découvre la mère d’une amie du collège, pour qui la vie semblait être une vraie partie de plaisir. Ce bonheur qu’elle affichait me sidérait vraiment, et j’avais du mal à comprendre un tel optimisme.
La vie de Rose, au contraire, était un long fleuve ininterrompu de drames qui charriaient des litres de plaintes, d’angoisses, de remarques pessimistes, désespérées et désespérantes. Le sens de ma condition humaine ne me sautait pas aux yeux, et alors que je m’aventurai un jour, vers treize ans, à lui demander l’intérêt de la vie, elle me répondit, d’une parole définitive : « On est sur terre pour souffrir et mourir ». Circulez !
Je soupçonne notre physiologie d’avoir trouvé des astuces infaillibles pour échapper à cette symphonie de plaintes infinies, en nous offrant des otites à répétition et autres maladies diverses dont elle pouvait se plaindre encore. Elle soignait en permanence toutes nos maladies infantiles, malgré quelques vaccins bien inutiles, mais aussi nos bronchites chroniques et notre asthme, de gros rhumes et de bonnes grippes, des crises de nerfs et des crises d’appendicite et, pour ma part, un rhumatisme articulaire.
Ce n’est que dans ces moments que je sentais son amour, peut-être doublé de culpabilité. Elle me parlait alors avec douceur, et me regardait, et me touchait... enfin ! Je la laissais avec ravissement contrôler l’allure de mes yeux ou la température de mon corps. Elle me préparait des repas de bébé constitués de jambon haché et de purée Mousline, et achetait des albums de coloriage que je remplissais avec avidité derrière les volets fermés de la chambre, censés favoriser mon précieux repos.
En dehors de cela, elle ruminait son passé à n’en plus finir et passait en revue dans mes oreilles impuissantes la dureté de sa mère, la méchanceté de ses sœurs, la scène où, enfant, elle fut baladée des heures durant dans les ruelles d’Alger par un inconnu, « un Arabe » aux mauvaises intentions, avant d’être sauvée par une voisine qui l’avait reconnue. Mais elle s’était fait tabasser par sa mère à son retour, furieuse et inquiète de son retard.
Et puis, il y avait la mort de son frère aîné. L’enterrement de ce dernier, dont elle nous fit le récit plusieurs fois, bercé du triste refrain qu’elle avait dû chanter à l’âge de dix ans (« Ce n’est qu’un au revoir, mon frère, ce n’est qu’un au revoir... ») me déchirait le cœur et m’arrachait les larmes, accompagnant les siennes, toujours plus dignes.
À d’autres moments, les plaintes concernaient notre père et c’était une litanie de critiques qui s’imprégnaient durablement dans mon cerveau : il n’était pas fait pour le mariage, il n’aimait pas les enfants, il ne pensait qu’à lui, il était très égoïste, et puis si dur... Je sentais en filigrane qu’il valait mieux ne pas l’approcher de trop près, qu’il était peut-être dangereux. Elle en avait sans doute peur et avait besoin de ses cinq filles pour les placer en protection autour d’elle, à distance de lui.
Régulièrement, nous lui demandions de nous raconter nos naissances. Elle prenait alors son ton le plus dramatique ponctué de « Alors là, j’ai dégusté ! » nous faisant ressentir l’extrême douleur que nous lui avions infligée durant chaque grossesse et chaque accouchement. Nous étions donc aussi la cause d’une partie de ses malheurs, et je me sentais responsable de l’avoir tant fait souffrir bien malgré moi. Dans ses souvenirs, elle mélangeait la venue au monde de ses cinq filles, les réminiscences n’étant nettes et abondantes qu’aux premières, puis quasi inexistantes à la dernière. De toute façon, nous n’avions pas d’identité propre à ses yeux.
J’absorbais son malheur comme une éponge, la plaignant infiniment par des « Pauvre Maman ! », je pleurais avec elle à la fois sur ses souffrances inextinguibles et sur mon impuissance à la rendre heureuse. Parallèlement, je faisais taire mes propres inquiétudes quotidiennes et mes questions existentielles qui me paraissaient n’être que de peu de poids devant son immense malheur. D’autant plus que, lors de vacances dans le sud de la france, où l’écrasante chaleur se rajoutait à ses problèmes de santé, elle était tombée en syncope plusieurs soirs de suite, suppliant mon père : « Gabriel ! Je veux mourir ! Je t’en prie ! Je veux mourir ! ». Nous étions toutes les cinq suspendues par le destin, à proximité de cette scène déchirante et je suppliais le bon Dieu de sauver ma pauvre mère.
Comment, dans de telles conditions, aurais-je pu me faire entendre d’elle si je m’étais aventurée à lui dire que son mari m’avait incestée à mes huit ans ? Il valait mieux pour moi tout oublier, ne plus savoir.
Elle était, évidemment, la mère éplorée, sacrifiée, sanctifiée, crucifiée. Et c’est alors l’image de la Stabat Mater qui prenait forme sous mes yeux enfantins.
Sa tendance dépressive chronique, loin de s’arranger, se doubla d’une agressivité certaine, à mesure du développement de nos âges et de nos personnalités.
Je pleurais pour ce qu’elle qualifiait de broutille ? « Garde tes larmes pour quand je serai morte ». Je me plaignais de douleurs ventrales ? « Moi aussi — Oui, mais j’ai mal depuis ce matin ! —Moi, c’est depuis trois jours. » fin de l’échange. Bouche clouée. Car il était interdit d’avoir plus mal qu’elle et d’être plus triste qu’elle puisque, dans le déroulement de sa vie, seul le malheur avait le droit de cité.
Parfois agacée et épuisée par l’énergie de notre jeunesse, elle se plaignait de son lot de cinq filles qu’elle qualifiait d’exigeantes et d’égoïstes, et qu’elle ne trouvait vraiment pas reconnaissantes des sacrifices qu’elle faisait. Pleuvaient alors sur certaines d’entre nous tous les reproches de l’univers, mais d’une façon cyclique, propre à entretenir notre mise en concurrence.
Ajoutant parfois le geste à sa parole imagée, elle déclamait : « Les enfants, on leur donne ça, ils vous prennent ça ! » ou « Elles me mangeront la laine sur le dos ! ».
Je ne me souviens d’aucun câlin, d’aucun moment de tendresse, mais juste de sa poigne, extrêmement rassurante et sécurisante lorsqu’elle tenait fermement ma main dans la rue.
L’autre souvenir de sa main, c’est quand elle me laissait la découvrir par le toucher et la vue : assise près d’elle vers l’âge de dix ans, je contemplais ses doigts, fascinée par leur grandeur. Plus tôt, cette scène n’aurait pas pu se dérouler car il nous était interdit de poser notre séant sur le canapé, sanctuaire réservé aux fessiers adultes, beaucoup plus nobles que les nôtres.
L’autre souvenir de ses mains, parfois remplacées par un martinet dont les lanières se détachaient avec force gentillesse, correspondait aux moments où, excédée par nos disputes habituelles, elle surgissait dans la chambre en hurlant. Nous nous blottissions alors dans un coin en la suppliant « Non, Maman, non ! ». Mais les coups me faisaient moins mal que ses reproches et l’image désastreuse qu’elle nous renvoyait. Elle se défoulait alors, verbalement et physiquement, semblant ne plus pouvoir s’arrêter de taper, emportée qu’elle était par une folie passagère.
Pourtant, ce n’est pas moi qui subissais le plus. Une fois, lorsque je fus battue par elle, puis enfermée dans la salle de douche qui faisait office de cagibi, elle fut tellement atteinte par mes pleurs qu’elle vint me délivrer de ma punition, sous les remarques discrètement jalouses de mes trois sœurs aînées, vu le régime de faveur qui m’était accordé. Cet acte confirmait à leurs yeux mon statut envié de « chouchoute ». Elle me délivra donc en me lançant d’un ton sec et sans appel : « Tu voulais apprendre à tricoter ? Alors viens ! ». Je me retrouvai alors, reniflant mes dernières larmes, prenant sur moi pour calmer ma respiration déstructurée et goûter au plaisir un peu gâché de découvrir enfin les mystères du tricot.
Il me vint un jour un questionnement de haute importance : « Est-ce qu’elle m’aime ? Et si je mourais ? ». Je décidai alors de m’enfermer dans les toilettes pour tester sa réaction et me mis à pousser un cri des plus forts, des plus aigus et des plus inquié- tants. Je fus rassurée par le fait qu’elle accourut immédiatement, tout affolée, et maniant nerveusement la poignée de la porte, elle hurla : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Je laissai volontairement ma réponse en suspens avant d’adopter un ton calme, étonné et naturel : « Rien, rien. Ça va. ». J’étais rassurée.
En dehors de ses plaintes ritournelles et de ses énervements, sa vie était exclusivement dédiée à ses devoirs avec un grand « D », dont le ménage revêtait la plus haute importance.
Cette manie de la propreté, devenue obsessionnelle, m’apparut bien suspecte à l’âge adulte. Jour après jour, elle procédait au ménage matinal, établi toujours selon le même scénario : les lits, la poussière, le balai, la serpillière, le nettoyage des sanitaires et de la cuisine. Tout y passait !
Parallèlement, tout devait être en ordre et notre vie était rythmée par ses recommandations agacées sur notre obligation de ne devoir laisser aucune goutte d’eau traîner dans le lavabo après nous être lavé les mains, ou de remettre telle chaise exactement à la place qui lui était attribuée. Aujourd’hui encore, je suis une invitée idéale !
Son appartement était toujours parfaitement rangé et si, lorsque nous étions en bas âge, elle évitait les bibelots trop fragiles, elle se rattrapa après nos départs successifs. Son habitat prit alors, définitivement, l’allure d’un véritable musée. Rien ne traînait, tout brillait.
Je dois reconnaître que sa manie du rangement nous procurait un bien bel avantage : elle faisait tout, nous ne faisions rien !
En son absence, j’ouvrais parfois les tiroirs de la commode du salon pour fouiner dans ses affaires personnelles, dans l’espoir inconscient d’y découvrir un secret, une explication à la vie qu’elle menait. Je n’y trouvais jamais rien, mais je m’arrêtais sur la petite pile de ses foulards en soie, et y plongeais mon nez pour humer l’odeur de parfum qui y était imprégnée. Je cherchais ma mère, je me rapprochais d’elle. Elle n’était pourtant pas loin... si divine et si perturbée !
Je me souviens du jour où, enfermée dans ma chambre, pleurant des larmes rageuses, j’étais bien décidée à désobéir à son injonction d’ouvrir la porte pour que nous allions m’acheter des vêtements. Je me sentais le devoir de ne pas être la cause de soucis financiers supplémentaires.
C’était l’époque où la mode n’était pas aussi différenciée que maintenant : tous les enfants, quel que soit leur milieu, portaient des sous-pulls aux couleurs ternes qui collaient et serraient la gorge, ainsi que le traditionnel tricot de peau pour les protéger du froid. L’hiver, nous endossions des cagoules en laine, ainsi que des pulls faits maison qu’elle tricotait si près du corps, qu’à partir de l’adolescence, je les abandonnai dans le placard et la laissai avec sa déception.
J’étais fascinée par sa façon de tricoter, et je passais des heures à côté d’elle : le fil posé sur le creux de ma main glissait à une allure vertigineuse en me chatouillant délicieusement, au son du cliquetis rapide des aiguilles qui s’entrechoquaient. Elle ne regardait même pas son ouvrage, ce qui accroissait encore l’admiration sans borne que je vouais à ma Stabat Mater !
Je l’aimais ma mère, vraiment, profondément, mais elle créait, dans ses rapports avec moi, une dépendance qui confinait à la drogue dure. Elle avait un magnétisme, un aplomb, un charme et une voix qui m’ensorcelaient.
À l’adolescence, je continuais, certainement en grave manque affectif, à la câliner, à l’embrasser, à lui dire comme elle était belle. Elle se régala longtemps de ce cadeau pur amour. Mes sœurs également, selon les époques de leurs vies.
Avec le recul, je vois des petits chiens collés à sa peau pour quémander une marque d’affection.
Aucune de mes sœurs aînées ne put résister longtemps à une séparation d’avec elle dans l’enfance : leur départ en colonie de vacances ? Infaisable ! Leur séjour chez d’autres membres de la famille ? Échec cuisant. Pleurs et crises de nerfs mettaient un terme à toute tentative d’éloignement.
Je fus la seule à avoir eu rapidement l’envie de m’échapper de cet enfer dont je n’avais aucune conscience, grâce à des invitations nocturnes chez des amies ou des séjours en Allemagne dès l’âge de treize ans. Pourtant, je me rendis compte bien plus tard que, quelles qu’aient été mes velléités d’éloignement de cette mère attirante mais destructrice, alors que je menais ma vie loin d’elle à l’âge adulte, le déroulement de mon existence se faisait en parallèle de la sienne... tout à fait inconsciemment.
Dans cet océan de malheur où je tentais de survivre sans pouvoir me construire, il me reste quelques souvenirs de bonheur où Rose riait, et même chantait de temps en temps. Elle nous abreuvait des meilleures chansons de variété du moment par quelques refrains qu’elle fredonnait : ceux d’Adamo, de Pierre Perret, de Michel Sardou, de Sacha Distel ou de Joe Dassin.
Les Noëls également étaient de purs moments de bonheur pour elle. Je la regardais, admirative, fabriquer des « crottes en chocolat », des dattes et des pruneaux fourrés de pâte d’amande. Elle consacrait beaucoup de temps à l’achat de nos cadeaux, qu’elle entassait avec application en haut du placard du couloir, inefficacement cachés par des couvertures ou des draps. Je me souviens de sa gaieté et de sa satisfaction à nous voir déballer nos présents.
Ce qu’elle ne savait pas, c’est que ma petite sœur Camille et moi-même avions déjà fêté une première fois Noël : dans le plus grand secret de notre chambre, nous avions déjà découvert nos cadeaux mutuels. Nous nous remerciions alors avec tendresse, et refermions nos paquets. Chut !