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La Lémurie de Malcom de Chazal (1) 

mercredi 21 octobre 2009, par Christophe Chabbert

Réécriture chazalienne du mythe lémurien : perspectives d’ensemble

Peu après que Hart eut évoqué en sa présence l’existence passée de la Lémurie et s’apercevant sans doute qu’elle correspondait à une préoccupation ésotérique dont son aïeul François de Chazal eût pu avoir connaissance, Malcolm, « en marchant sur la voie ferrée qui relie Port-Louis au faubourg de la plaine de Lauzun » , voit à son tour, des personnages légendaires, dans le relief montueux de son île. Charmé par l’hypothèse d’Hermann, il semble dès lors convaincu, que les montagnes de Maurice ont été taillées par un peuple de géants, habitant le croissant lémurien :

« Quand le voyageur arrive par mer et qu’il voit se profiler le visage de l’île, ce qui l’attire tout d’abord c’est la forme des montagnes.
Comme ciselées par la main des dieux, les montagnes de Maurice, vues de près, présentent des « personnages » : tout un monde allégorique et mythique. Les montagnes de Maurice parlent.
Voici le POUCE tendant son doigt de pierre vers les cieux. A la montagne du GARDE se présente un personnage allongé qui remonte et retombe sur sa couche de pierre lorsque le voyageur en auto contourne le mont et voit s’animer le tout.
[...] D’autres mythes éblouissants se succèdent dans le Sud et on peut parler d’une Olympe de pierre ».

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Chazal aime à laisser croire qu’il est convaincu que les auteurs de ces gigantesques sculptures minérales sont des Rouges , des poètes et des sages « nés pour la terre mais destinés aux cieux ». Cette légende des Rouges sculpteurs de montagnes fascine Chazal, au point qu’il entreprend, pour sans doute se persuader lui même, une exploration méthodique de son île qui durera quelque cinq mois, de juillet à décembre 1950.

Investigations, rêveries, visions

Le résultat de ses investigations est contenu dans Petrusmok, un « roman mythique » où il retrouve les origines lémuriennes de l’île, puis où il élabore tout un système visant à élucider le mythe de la Chute, à partir de personnages sculptés dans la pierre des montagnes de Maurice.
Dans la première partie, il utilise une technique hallucinatoire très proche de l’illumination swedenborgienne, lui permettant d’avoir accès aux arcanes du monde lémurien. Ainsi, procède-t-il toujours d’une manière identique lors de ses voyages extatiques : il se trouve dans une localité précise. Soudain, quelque chose attire son attention. Une transe alors le terrasse et il se transporte « en esprit » vers d’autres contrées mauriciennes en franchissant le mur des siècles. Là, il contemple en spectateur privilégié la vie quotidienne du peuple rouge, faite de rituels mystiques visant à la célébration du Grand Tout. Lorsqu’il revient à la réalité, il interprète ce qu’il a vu grâce à la technique des Correspondances, « puisque tout sur terre correspond, [...] et tout se reflète, et [qu’] une essence donne toutes les autres essences ».
Dans la seconde partie, ses méthodes d’investigations sont quelque peu différentes. Il a en effet moins recours à la transe car il lui préfère une autre technique, « la divination des montagnes », inspirée de la « Nauscopie » du Capitaine Bottineau, qui, au dix-huitième siècle, pratiquait l’art de la vision marine. C’est au cours de longues promenades sur les hauteurs de l’île, seul ou accompagné, qu’il tente de lire le grand livre minéral qui s’offre aux yeux de tous, pour percer le secret des grandes civilisations humaines disparues. Car selon Chazal, « tout est inscrit dans les montagnes, [...] et qui [les] lirait assez lucidement connaîtrait l’avenir ». En effet, « la lecture des montagnes [allait faire] tomber les dernières écailles des yeux des arcanes, [...] le roc [étant] prophète de ce qui est, de ce qui était, de ce qui sera, au sein des ambiances ».

Le mythe de la Chute

Dans cette seconde partie, l’objet de sa quête change. Il part à la recherche du mystère du mythe de la Chute dont les montagnes de l’île sont couvertes de représentations. Cette recherche le conduira à approfondir sa connaissance du monde lémurien tombé. Chazal raconte ainsi comment, au cours de ses pérégrinations, il a pu élucider le mystère des personnages mythiques, symboles du Mal sous toutes ses formes, se dressant sur les parois infernales du Pieter-Both.

Rêveries pseudo-scientifiques

Il trouve par ailleurs, une réponse fort curieuse aux interrogations d’Elisée Reclus concernant la capacité des Lémuriens à découper les montagnes, avec les faibles moyens dont ils disposaient à leur époque. Selon lui, la Terre aurait eu un satellite naturel supplémentaire, en plus de celui que nous connaissons aujourd’hui, il y a plusieurs milliers d’années. Les effets de cet astre sur notre planète seraient à l’origine de l’apparence et de la formidable force physique des géants lémuriens :

« Lorsqu’une des deux lunes se trouva rapprochée de la Terre, la gravitation terrestre ayant baissé du fait de ce rapprochement, le poids des choses n’était qu’une fraction de ce qu’il est aujourd’hui.
Du fait de cet allègement gravitatoire, les arbres étaient alors immenses. Les animaux de même. Et les hommes étaient des géants.
Ceci nous ramène à la légende biblique des géants et à celle des hommes cyclopéens légendaires.

Le poids des choses, au temps de la double lune, étant considérablement réduit par le fait du double appel lunaire, cela explique encore comment certaines sections des montagnes de l’île Maurice auraient pu avoir été taillées par la main de l’homme protohistorique qui ne pesait qu’une fraction de son poids actuel ».

Après la parution de Petrusmok, Chazal reçut quelques réactions de lecteurs qui lui firent part de leurs observations : Denis Saurat, fit un rapprochement « entre les mythes pétrés révélés par les montagnes de l’île Maurice et les grands mythes de l’ancienne Egypte, tels qu’ils sont contenus dans les temples de la vallée du Nil ». Daniel Ruzio affirma quant à lui dans une lettre, que « des personnages taillés, mais comme détachés des montagnes » étaient visibles dans les Andes. Cet archéologue a attiré par ailleurs l’attention, sur l’existence de rochers, « en des points aussi éloignés les uns des autres que l’Amérique Australe et Centrale, l’Egypte, l’Angleterre et le bassin parisien, parfois de taille colossale, manifestement sculptés ou retouchés par des civilisations de la protohistoire et témoignant de la part de celles-ci de préoccupations et de connaissances fondamentalement symboliques et religieuses ».
Ces préoccupations planétaires pour un continent mythique disparu, dont les montagnes auraient été taillées par des géants, permettent d’affirmer sans réserve, que la Lémurie est bien un mythe, auquel un grand nombre de personnes est attaché, quelles que soient les raisons qu’elles invoquent. Ainsi, la remise en cause du caractère mythique de la Lémurie, présentée parfois comme un épiphénomène seulement connu de l’élite intellectuelle de l’Océan Indien, me semble aujourd’hui pour le moins contestable.

Géologie et Lémurie

Quant aux recherches géologiques menées au dix-neuvième siècle par d’éminents chercheurs, il serait maladroit de les mettre sur le même plan que les affabulations des occultistes, même si de nouvelles découvertes ont amené à corriger telle ou telle de leurs conclusions. Dans les années 1940 en effet, l’on enseignait à l’université les modalités de l’évolution géologique et morphologique de la Terre, en se fondant sur les travaux de Wegener mais aussi sur ceux des précurseurs que furent Slater et Haecke. « Le continent lémurien, explique en effet René Agnel , n’est pas un mythe pour les géographes qui reconnaissent en Slater, Haeckel et les autres, des savants authentiques et dignes de foi. Le caractère mythique de la Lémurie est à chercher ailleurs, dans les assertions fantasques des anthroposophes qui se fient avant tout à leur imagination débordante. Au sujet de la Lémurie, ce qui est fantasque, ce n’est pas la conviction qu’a existé au Permien et pendant une période postérieure, une étendue continentale que les géologues désignent plutôt par l’appellation de Gondwana. Ce qui est fantasque, ce n’est pas le morcellement (par fractures, effondrements et transgressions marines) et la dérive de cette masse disloquée emportée vers le Nord au long de millions d’années, par le mouvement des plaques de l’écorce terrestre qui supportent tous les bâtis continentaux. Ce qui est fantasque, ce sont les spéculations que les anthroposophes, les rosicruciens et Malcolm de Chazal ont échafaudé sur les observations des géologues car ils ont voulu mettre en rapport la réalité scientifique avec les fantasmes de leur imagination. Si l’on cherche en effet dans un Atlas, une carte d’ensemble des continents du globe mettant en évidence soit les principaux reliefs, soit la composition géologique, l’on peut y suivre de façon ininterrompue, la succession des grandes chaînes de montagnes qui prennent notre globe en écharpe : l’Atlas nord africain (séparé par une cassure) puis les Alpes, les Carpates, les monts du nord de la Grèce et de la Serbie, la Turquie, le Caucase, le nord de l’Iran, les Himalayas, les îles de la Sonde et la Nouvelle Guinée. L’on peut également observer comment se disposent l’Afrique du Nord, le nord de la péninsule arabique, le nord de la péninsule indienne et le nord du bouclier australien. Toute la longue bande de ces montagnes se trouve dans une zone qui s’est trouvée coincée entre les plaques et les masses en dérive du Sud vers le Nord, et les môles de résistance de continents déjà stabilisés : continent nord-atlantique et bouclier scandinave, plate-forme russe, bâtis sibérien et tibétain. La zone où sont aujourd’hui les grandes chaînes était occupée à l’origine par une succession de fosses marines où se sont entassés des alluvions et des sédiments multiples, jusqu’à ce que, sous la pression de la dérive venue du Sud, cet empilement de dépôts et de couches se trouve contraint par un rétrécissement continu à émerger et à se soulever. Il n’y a pas d’autre explication possible à la surrection de cette interminable chaîne montagneuse ».

Ainsi, même si les découvertes géophysiques concernant la dérive des continents corrigent quelque peu les hypothèses émises par les géologues du dix-neuvième siècle, elles ne les rendent pas entièrement caduques. En revanche, les occultistes qui défendent la thèse de l’existence de continents engloutis et qui échafaudent des théories extravagantes, n’utilisent que des arguments irrecevables : enseignements à caractère secret ou révélations opportunes invérifiables sont malheureusement le dénominateur commun de toutes leurs assertions. Chazal en a sans doute bien conscience. Cependant, il exploite la légende en oscillant entre le sérieux et la plaisanterie grossière. Certes, on peut penser qu’il s’accommode de la Rose-Croix, sans trop y croire, puisque François de Chazal est toujours décrit comme un être supérieur et bon. Malcolm par ailleurs, respecte infiniment Robert-Edward Hart et ne se serait pas autorisé à tourner son enseignement au ridicule. Ces constatations ne doivent pas nous faire oublier que l’on ne peut pas attester avec certitude l’authenticité de ses visions qu’il rehausse bien souvent de la parure de son verbe surréaliste étincelant, en procédant à une poétisation extrême du paysage :

« L’abeille semble plus belle ici qu’ailleurs, car elle tisse le silence de ses ailerons de soie. Et l’odeur de la terre sent la framboise mûre, et les plis du ruisseau tout contre sont des chrysalides de chair dans notre œil ».

Finalement, qu’il soit convaincu ou non par ce qu’il affirme n’est pas très important. L’essentiel réside dans la qualité littéraire de l’œuvre où le cosmos est magnifié. Maurice, cette terre perdue au milieu de l’océan, devient le laboratoire où s’élabore lentement la cosmogonie chazalienne. La Lémurie fournit à Chazal le prétexte lui permettant de longs développements poétiques, dans lesquels se mêlent les tempêtes, le vent, l’eau et le feu, en un fantastique tourbillon évanescent. La poésie, telle est sans doute la clef de Petrusmok, une poésie rebelle, ésotérique et mythique dont seuls les initiés pourront percer les arcanes.

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Le monde chazalien de Petrusmok est avant tout un univers allégorique. L’auteur procède en effet par symboles, sans doute plus que dans ses autres textes, car il avait probablement l’ambition de rédiger un « roman mythique » aux influences théologiques et philosophiques variées. Ce monde mythologique emprunte des références multiples à la Bible mais aussi à la théosophie et à l’occultisme. Petrusmok se situe en effet au confluent de deux époques, à un moment où Chazal avait découvert fortuitement qu’un de ses ancêtres était célèbre dans le milieu de la Rose-Croix. Le lecteur ne sera donc pas étonné de rencontrer de nombreuses références à la mystique rosicrucienne ou aux doctrines chrétiennes hétérodoxes. Toutes ces influences aident vraisemblablement Chazal à créer un univers nouveau : Petrusmok rend compte d’une géographie mauricienne nouvelle, une géographie se fondant non pas sur la science mais sur le symbole et la croyance. Tout y est vivant : les plantes, les montagnes et les hommes semblent animés du même souffle, malgré l’épisode tragique du Commencement.

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