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Le mauvais mirage (1893) 

vendredi 2 janvier 2009, par René Maizeroy (1856-1918)

Dans ces brusques métamorphoses de la lumière électrique, s’épandant tantôt en ondes d’un rose fané, exquis, tantôt en une coulée d’or fluide, comme filtrée à travers des cheveux de blonde, tantôt en une nappe bleuâtre, aux tons crépusculaires et étranges, où les femmes semblaient avec leur épaules nues, de vivantes fleurs, tandis qu’au milieu des rires se déroulait une verveuse revue d’atelier jouée par d’incomparables marionnettes - c’était en la nuit du premier janvier, chez Montmirail, le raffiné peintre des onduleuses poses, des miroitants surahs, des miévreries parisiennes - le grand Pescaleilles, que d’aucunes ont surnommé Moumoute, je ne sais pourquoi, nous dit tout à coup, à mi-voix :

 Certes oui, l’on ne se trompait pas et les faiseurs de potins n’ont eu tort qu’à demi en accolant mon nom à celui de la tant jolie Lucy Pernelle. Elle m’avait pris le cœur comme un oiselier englue, un matin de gel, quelque imprudent roitelet. Elle eut fait de moi tout ce qu’elle aurait voulu.

J’étais sous le charme de son énigmatique et moqueur sourire, où les dents entre les lèvres si rouges avaient quelque chose de cruel, luisaient comme prêtes à mordre, à aviver d’une souffrance le plus câlin, le plus voluptueux des baisers.

J’aimais tout en elle, ses souplesses félines, ses lents regards glissant entre les cils mi-clos comme chargés de promesses et de tentations, son élégance un peu cherchée et ses mains, ses blanches mains fines, longues, veinées de bleu comme les exsangues mains d’une sainte de vitrail, ses doigts fuselés où ne brillait que la goutte de sang d’un rubis.

J’aurais donné tout ce qui me reste de forces, de jeunesse seulement pour la décoiffer, pour appuyer mes paumes brûlantes sur sa nuque fraîche, sa nuque ronde comme un fruit, pour sentir toute cette soie rayonnante, toute cette crinière d’or m’envelopper, me caresser la peau. Je ne pouvais me lasser d’entendre cette voix dédaigneuse, perverse, inattendue qu’elle a, ces vibrations de cristal fraîches, cette musique qui devient par instants rauque, dure, farouche comme les grands appels sonores des Valkyries.

Ah ! Dieu de Dieu ! être son amant, être sa chose, lui appartenir, lui vouer l’existence entière, épuiser jusqu’à son dernier sou, sombrer en pleine misère pour avoir eu cette gloire, cette béatitude de posséder seul, bien seul, ne fût-ce que quelques mois, la splendeur de sa chair, la douceur de son baiser, le rose et le noir de son âme de démone !

Cela vous fait rire, n’est-ce pas, que je me sois emballé ainsi, moi qui donne de si bons, de si sages conseils aux camarades, qui ai l’effroi de l’amour comme de ces terrains vagues, de ces grèves que découvre la marée basse et où l’on s’enlise, où l’on disparaît !

Mais qui peut répondre de soi, qui peut se défendre contre un tel danger, contre l’attirance magnétique qui se dégage d’une femme ?

Pourtant, je me suis guéri, bien guéri et par hasard. Et voici comme l’enchantement en apparence si infrangible a été rompu.

Un soir de première, j’étais assis aux balcons, tout près de Lucy. Comme toujours, sa mère l’avait accompagnée et elles occupaient le devant d’une loge l’une à côté de l’autre. Je ne cessais pas, par une insurmontable attraction, de regarder celle que j’aimai de toutes les forces de mon être. Je me régalais les yeux de sa beauté. Je ne voyais plus personne dans la salle. Je n’écoutais plus la pièce qu’on dévidait là-bas sur la scène.

Et brusquement, je reçus comme un coup de poing au cœur, j’eus comme une hallucination démente. Lucy avait fait un mouvement et sa jolie tête se profilait en la même attitude, avec les mêmes lignes que celle de la maman. Je ne sais quel navrant jeu de lumière l’avait ombrée, durcissait, empâtait ces traits délicats, en déformait l’idéale joliesse.

Et plus je les contemplais toutes les deux, celle qui était jeune et celle qui était vieille, plus s’accusait cette désespérante ressemblance.

Je voyais Lucy vieillir, vieillir, lutter contre les années qui s’accumulent, qui griffent le visage de rides, qui engraissent le menton, qui cernent les paupières, qui abîment la bouche et en écornent la fermeté savoureuse de fruit. Elles avaient presque l’air de jumelles.

Je crus que j’allais devenir fou tant je souffrais. Et malgré moi, au lieu de secouer cette obsession, de me sauver hors du théâtre loin, bien loin dans le tumulte du boulevard, je m’entêtais à dévisager l’autre, l’ancienne, à la parcourir, à l’étudier, à la disséquer des yeux. Je m’acharnais avec de l’hypnose sur ces bajoues avachies, ces fossettes ridicules, à demi comblées, ce triple menton comme sanglé par des brides de capote, ces cheveux qui devaient être teints, ces prunelles qui n’avaient plus de lueur, ce nez qui était la caricature du merveilleux, du spirituel petit nez de Lucy.

J’avais la prescience de l’avenir. J’aimais, j’aimerais chaque jour davantage l’ensorceleuse qui m’avait si despotiquement et si vite conquis. Je n’admettrais aucun partage, aucune liaison, du jour où elle se serait donnée à moi. Ce serait bientôt l’absolu collage et qui sait, au moment où l’on s’en défend le plus, la fin légale, - le mariage.

Pourquoi ne pas donner son nom à une femme qu’on aime et dont on est sûr ? Et je serais rivé à une créature déformée, enlaidie qu’on n’ose pas sortir, que les camarades reluquent avec des railleries dans les yeux et de la pitié pour l’accompagnateur de ces restes.

Alors, sans bonjour ni bonsoir, sans détourner la tête, le rideau tombé, je me suis enfin fait conduire au galop, jusqu’au Moulin-Rouge et j’y ai ramassé la première venue, une drôlesse quelconque affriolante et canaille pour m’en griser jusqu’à l’aube, pour me vider jusqu’aux moelles...

 Eh bien, s’exclama Florise d’Anglet, c’est moi qui ne mènerait plus maman au théâtre, les hommes deviennent décidément trop loufoques !

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