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Les aventures d’Alice sous terre (chapitre 2) 

Première version d’Alice au pays des merveilles

jeudi 8 août 2024, par Lewis Carroll

Ce fut vraiment une singulière assemblée que celle qui se tint sur le rivage : les oiseaux laissaient traîner lamentablement leurs plumes ; les mammifères avaient la fourrure collée au corps ; et tous étaient trempés, mal à l’aise et de maussade humeur. La première question abordée concerna, bien entendu, la façon de se sécher. Chacun donna son avis à ce sujet, et Alice ne fut pas du tout surprise de découvrir qu’elle parlait familièrement avec les oiseaux, comme si elle les eût depuis toujours connus. A dire vrai, elle eut une assez longue discussion avec le Lori, qui finit par prendre un air boudeur et par déclarer assez sottement : "Je suis plus vieux que vous, je dois mieux que vous savoir ce qu’il faut faire." Ce qu’Alice ne voulut pas admettre sans connaître son âge exact ; et, comme le Lori refusait catégoriquement de le dire, la discussion tourna court.

Finalement la souris, qui semblait avoir un certain ascendant sur les autres animaux, ordonna d’une voix forte : "Asseyez-vous, vous tous, et écoutez-moi ! J’aurai tôt fait de vous faire suffisamment sécher !" Tout le monde aussitôt s’assit grelottant en formant un large cercle, au centre duquel se trouva Alice, fixant sur la souris un regard inquiet, car elle se rendait compte qu’elle allait attraper un bon rhume si elle ne se séchait pas au plus vite.

"Hum ! fit la souris en prenant un air important, êtes-vous tous prêts ? Voici l’histoire la plus aride que je connaisse. Silence à la ronde, je vous prie !"

"Guillaume le Conquérant, dont la cause bénéficiait de la faveur du pape, reçut bientôt la soumission des Anglais, qui avaient besoin de chefs, et qui, depuis quelque temps, s’étaient accoutumés à l’usurpation et à la conquête. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie... "

"Brrr !" fit en frissonnant le Lori.

"Je vous demande pardon ! dit la souris, très poliment, mais en fronçant le sourcil. Avez-vous dit quelque chose ?"

"Ce n’est pas moi !" se hâta d’affirmer le Lori.

"J’avais cru vous entendre parler, reprit la souris. Je continue. Edwin et Morcar, comtes de Mercie et de Northumbrie, se rallièrent à son parti ; et l’archevêque patriote de Canterbury, Stigand lui-même, trouva opportun d’aller avec Edgar Atheling à la rencontre de Guillaume pour offrir la couronne à ce dernier. Guillaume se conduisit d’abord avec modération... Comment vous sentez-vous, maintenant, ma chère ?" demanda la souris en se tournant vers Alice.

"Plus mouillée que jamais, répondit la pauvre Alice, ton histoire ne semble pas m’avoir fait sécher le moins du monde."

"Dans ce cas, dit en se redressant d’un air solennel le Dodo, je propose l’ajournement de l’assemblée, en vue de l’adoption immédiate de remèdes plus énergiques..."

"Parlez plus clairement, dit le Canard. Je ne comprends pas le sens de la moitié de ces grands mots, et, en outre, je ne crois pas que vous y compreniez grand’ chose vous-même !" Et le Canard cancana à part soi d’un rire satisfait. Quelques-uns des autres oiseaux firent entendre un petit gloussement.

"Ce que j’allais dire, poursuivit, d’un ton passablement offensé, le Dodo, c’est que je connais près d’ici une maison où nous pourrions mettre sécher la jeune dame et le reste de la troupe, avant d’écouter confortablement l’histoire que vous avez eue, je crois, la bonté de promettre de nous conter." Tout en parlant, il s’inclinait gravement vers la souris.

La souris n’éleva contre ces mots aucune objection, et toute la troupe se déplaça le long de la berge de la rivière (car entre-temps la mare avait commencé de déborder de la salle, et ses rives à se franger de joncs et de myosotis), en une lente procession, le Dodo montrant la voie. Au bout d’un moment, le Dodo s’impatienta et laissant le Canard conduire le reste de la bande, continua à se déplacer d’un pas plus rapide avec Alice, le Lori et l’Aiglon, qu’il amena bientôt à une petite maisonnette, où ils s’assirent pelotonnés près du feu, enveloppés dans des couvertures jusqu’à l’arrivée du reste de la bande, et qu’ils fussent à leur tour tous séchés.

Puis ils s’assirent tous derechef en un large anneau sur la berge et demandèrent à la souris de commencer son histoire.

"C’est que c’est long et triste !" dit la souris en se tournant vers Alice et en exhalant un soupir.

"Vos queues, à vous autres souris, sont longues sans doute, dit Alice en abaissant avec étonnement son regard vers l’appendice caudal de son interlocutrice, qui se lovait presque tout autour de la bande, mais pourquoi dire qu’elles sont tristes ?" Et elle continua de se creuser la tête à ce propos, tandis que la souris parlait, si bien que l’idée qu’elle se fit de l’histoire ressembla à ce qui suit :

"Grasses et couchées en rond

Nous vivions sous le paillasson ;

Mais un malheur arriva,

Et ce fut le chat.

A nos joies une entrave,

Devant nos yeux un

voile. Sur nos

coeurs un billot

Et cela fut le

Chien ! Quand

le chat est au

loin alors

dansent les

souris :

Mais hélas ! un

jour, dit-on,

vinrent le chien

et le chat

pourchassant un

rat et voici

nos souris,

écrasées

tout aplaties,

grasses

et couchées

en rond,

chacune à

sa place sous

le paillasson,

Songez-y,

De grâce. "

Vous ne m’écoutez pas ! reprocha à Alice la souris, d’un ton de voix sévère. A quoi pensez-vous donc ? "

"Je te demande pardon, dit, d’un air contrit, Alice, tu en étais arrivée, si je ne me trompe, à la cinquième courbe ?"

"Hein ? ne..." articula d’un ton sec la souris, furieuse.

"Un nœud ? dit Alice, toujours prête à rendre service, et jetant autour d’elle des regards scrutateurs. Oh ! laisse-moi t’aider à le défaire !"

"Jamais de la vie ! s’écria la souris en se levant et en s’éloignant de la petite fille. Vous m’insultez en débitant de pareilles sottises !"

"Telle n’était pas mon intention ! protesta la pauvre Alice. Mais tu es, vois-tu, si susceptible !" Pour toute réponse, la souris émit un chicotement.

"Je t’en prie, revient finir ton histoire" lui cria Alice. Et les autres s’exclamèrent en choeur : "Oh oui, reviens !" Mais la souris ne fit que hocher la tête et presser le pas, de sorte qu’elle fut bientôt hors de vue.

Quel dommage qu’elle n’ait pas voulu rester avec nous ! soupira le Lori, et une vieille mère crabe profita de l’occasion pour dire à sa fille : "Ah, ma chérie ! que ceci te serve de leçon : ne perds jamais ton sang-froid !" "Silence, Maman ! répondit la jeune pinceuse non sans quelque hargne. Tu ferais perdre patience à une huître !"

"Je voudrais bien que notre Dinah soit ici, vraiment je le voudrais bien ! dit à haute voix, sans s’adresser à personne en particulier, Alice. Elle, elle aurait eu vite fait de nous la ramener !"

"Et qui est Dinah, si je peux me permettre de vous poser la question " demanda le Lori.

Alice, toujours disposée à parler de sa favorite, répondit avec empressement : "Dinah, c’est notre chatte. Elle n’a pas sa pareille, je vous l’affirme, pour la capture des souris ! Et, oh ! J’aimerais que vous la voyiez faire la chasse aux oiseaux ! Oui, elle vous dévore un petit oiseau en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire !"

Ces paroles firent sur l’assemblée une impression tout à fait remarquable. Quelques-uns des oiseaux décampèrent sans plus attendre : une vieille pie se mit à s’emmitoufler très soigneusement dans son plumage en déclarant : "Il faut vraiment que je rentre à la maison : l’air de la nuit est mauvais pour ma gorge !" et un canari rappela ses enfants d’une voix tremblotante : "Venez vite, mes chéris, ce ne sont pas des gens à fréquenter !" Sous divers prétextes, ils s’éclipsèrent tous, et Alice bientôt resta seule.

Elle demeura assise pendant quelques instants, chagrine et silencieuse, mais elle ne fut pas longue à recouvrer ses esprits et elle se remit à parler à part soi comme d’habitude : "J’aurais bien voulu que quelques-uns d’entre eux fussent restés un peu plus longtemps ! J’étais en train de me lier si bien d’amitié avec eux... vraiment le Lori et moi étions presque comme frère et sœur ! Et il en était de même avec ce cher petit Aiglon ! Et avec le Canard et le Dodo ! Comme le Canard chantait délicieusement pour nous tandis que nous fendions l’onde - et si le Dodo n’avait pas su comment venir à cette charmante petite maisonnette, je me demande quand nous aurions pu redevenir secs..." Et l’on ne sait combien de temps elle eût pu continuer à bavarder de la sorte, si elle n’eût entendu soudain un bruit de pas précipités.

C’était le lapin blanc. Il revenait au petit trot en jetant autour de lui des regards inquiets, comme s’il eût perdu quelque chose ; et Alice l’entendit marmonner : "La Marquise ! La Marquise ! Oh, mes pauvres petites pattes ! Oh, ma fourrure et mes moustaches ! Elle va me faire exécuter, aussi sûr qu’un furet est un furet ! Où ai-je bien pu les laisser tomber, je me le demande." Alice devina tout de suite qu’il cherchait le bouquet et la paire de gants de chevreau blanc, et elle se mit en devoir de les chercher ; mais ils n’étaient visibles nulle part... Tout semblait avoir changé depuis son bain forcé dans la mare, et sa séance de marche le long de la berge de la rivière avec sa bordure de joncs et de myosotis, et la table de verre et la petite porte avaient disparu.

Bientôt le lapin remarqua Alice, alors qu’elle se tenait debout à le regarder avec curiosité ; et tout de suite il l’interpella d’une voix courroucée : "Eh bien ! Marianne ! que faites-vous là ? Courez tout de suite à la maison chercher sur ma table de toilette mes gants et mon bouquet, et rapportez-les moi de toute la vitesse de vos jambes, entendez-vous ?" Alice eut si peur qu’elle partît aussitôt sans souffler mot, dans la direction que le lapin avait indiquée.

Elle se trouva bientôt devant une coquette petite maison, sur la porte de laquelle une étincelante plaque de cuivre portait, gravée, la désignation de l’habitant : "M. J. LAPIN". Elle entra et gravit quatre à quatre l’escalier, redoutant d’y rencontrer la vraie Marianne et de se voir chassée de la demeure avant d’y avoir trouvé les gants : elle savait qu’une paire en avait été perdue dans la salle, "mais, bien sûr, pensa Alice, il y en a beaucoup d’autres paires dans sa maison. Comme cela semble bizarre d’aller faire des commissions pour un lapin ! Je m’attends à bientôt voir Dinah m’envoyer faire ses courses !" Et elle se mit à s’imaginer comment les choses se passeraient en l’occurrence : "Mademoiselle Alice ! Venez, tout de suite, vous apprêter pour la promenade !" "J’arrive dans une minute, nounou ! Mais, jusqu’au retour de Dinah, il me faut surveiller ce trou de souris pour empêcher la souris d’en sortir..." "Seulement, poursuivit Alice, je ne pense pas que l’on garderait Dinah à la maison si elle se mettait à donner aux gens des ordres comme cela !"

Cependant, elle était arrivée dans une petite chambre proprette, devant la fenêtre de laquelle on voyait une table et, sur cette table (comme Alice l’avait espéré), deux ou trois paires de minuscules gants de chevreau blanc : elle prit l’une des paires de gants, et elle s’apprêtait à quitter la pièce, quand son regard tomba sur un petit flacon qui se trouvait à côté du miroir : il n’y avait pas, cette fois, sur le flacon, d’étiquette portant les mots "Bois-moi", mais néanmoins elle le déboucha et le porta à ses lèvres :

"Je sais, se dit-elle, que, quelque chose d’intéressant se produit à coup sûr dès que je mange ou bois quoi que ce soit : je vais donc tout simplement me rendre compte de l’effet du contenu de ce flacon. Je souhaite qu’il me fasse grandir de nouveau, car vraiment j’en ai assez d’être, comme je le suis présentement, une créature minuscule !"

Ce fut bien là ce qui se produisit, et beaucoup plus tôt qu’elle ne s’y attendait : avant d’avoir absorbé la moitié du contenu du flacon, elle constata que sa tête se trouvait pressée contre le plafond et elle dut ployer l’échine pour éviter de se rompre le cou. Elle reposa précipitamment le flacon en se disant : "Cela suffit comme ça. J’espère que je ne vais pas grandir davantage... Certes, j’aurais mieux fait de ne pas boire tant !"

Hélas ! il était trop tard : elle continuait de grandir, de grandir tant et si bien qu’elle dut s’agenouiller sur le plancher : un instant plus tard elle n’avait même plus assez de place pour y demeurer à genoux, et elle s’efforçait de se coucher, un coude contre la porte et l’autre bras replié sur la tête. Elle n’en continuait pas moins de grandir. Enfin, dans une suprême tentative d’accommodation, elle passa un bras par la fenêtre et engagea l’un de ses pieds dans la cheminée. Puis elle se dit : "A présent je n’en saurais faire davantage. Que vais-je devenir ?"

Heureusement pour Alice, le petit flacon magique avait maintenant produit tout son effet, et elle cessa de grandir : pourtant sa position n’était rien moins que confortable et, comme il ne semblait pas qu’il y eût pour elle la moindre chance de jamais ressortir de la pièce, il n’est pas surprenant qu’elle se trouvât très malheureuse. "C’était tout de même, pensa la pauvre Alice, bien plus agréable à la maison : alors on n’était pas toujours en train de grandir ou de rapetisser, et d’entendre des souris et des lapins vous donner des ordres... Je ne suis pas loin de souhaiter n’être jamais descendue dans ce terrier de lapin, et pourtant... et pourtant... c’est assez curieux, voyez-vous, ce genre de vie que l’on mène ici ! Je me demande ce qu’il a bien pu m’advenir ! Quand je lisais des contes de fées, je m’imaginais que des aventures de ce genre n’arrivaient jamais, et, maintenant, voici que je suis en train d’en vivre une ! On devrait écrire un livre sur moi, on le devrait ! Et quand je serai grande, j’en écrirai un moi-même... Mais je suis grande à présent, ajouta-t-elle d’une voix chagrine : en tout cas, je n’ai pas ici la place nécessaire pour grandir davantage."

"Mais alors, pensa Alice, ne deviendrai-je jamais plus âgée que je ne le suis actuellement ? Ce serait une consolation, en un sens, que de ne jamais devenir une vieille femme. Mais aussi, toujours devoir apprendre des leçons ! Oh, je n’aimerais sûrement pas cela !" "Oh, ma pauvre Alice ! dit-elle encore, comment pourrais-tu, ici, apprendre des leçons ? Voyons, il y a à peine assez de place pour toi-même, et pas la moindre place pour un quelconque livre de classe !"

Et elle poursuivait son bavardage, prenant à tour de rôle en considération le pour et le contre, et entretenant ainsi une vraie conversation, lorsqu’au bout de quelques minutes elle entendit une voix au-dehors et s’arrêta de penser pour l’écouter.

"Marianne ! Marianne ! disait la voix, apportez-moi mes gants immédiatement !" Puis on entendit dans l’escalier un bruit de petits pas précipités. Alice comprit que c’était le lapin qui venait voir ce qu’elle faisait, et elle se mit à trembler au point d’ébranler la maison, oubliant tout à fait qu’elle était maintenant environ mille fois plus grande que le lapin et qu’elle n’avait aucune raison d’avoir peur de lui. A l’instant suivant, le lapin était devant la porte et il essayait de la faire pivoter sur ses gonds ; mais comme cette porte s’ouvrait vers l’intérieur, et comme Alice en bloquait le battant avec son coude, sa tentative échoua. Alice l’entendit marmonner : "Puisqu’il en est ainsi, je vais faire le tour et entrer par la fenêtre."

"Pour ça, tu peux toujours courir !" pensa Alice.

Après avoir attendu le moment où elle crut entendre le lapin arriver sous la fenêtre, elle allongea brusquement le bras et fit le geste d’attraper ce qui se trouvait à la portée de sa main. Elle ne saisit rien, mais elle entendit un petit cri perçant suivi d’un bruit d’une chute et d’un fracas de verre brisé, qui lui donnèrent à penser que, probablement, le lapin était tombé au milieu du châssis d’une couche à concombres ou de quelque chose de ce genre.

Ensuite une voix courroucée - celle du lapin - s’éleva : "Pat, Pat ! Où êtes-vous ?" Puis une voix qu’elle n’avait jamais encore entendue : "Je suis là, pour sûr ! En train de déterrer des pommes de reinette, votre honneur !"

"En train de déterrer des pommes de reinette, vraiment ! s’exclama le lapin, fort en colère. Arrivez ici ! Venez m’aider à sortir de ce machin-là !" (Nouveau fracas de verre brisé.)

"A présent, dites-moi, Pat ; que voit-on à cette fenêtre ?"

"Pour sûr, c’est un bras (il prononça : brrrâs), votre honneur !"

"Un bras, animal que vous êtes ! Qui a jamais vu un bras de cette dimension-là ? Cela remplit toute la fenêtre !"

"Pour sûr que ça la remplit, votre honneur, mais c’est un bras tout de même."

"Eh bien, en tout état de cause, il n’a rien à faire là : allez l’enlever !"

Il y eut ensuite un long silence, troublé seulement de temps à autre par quelques chuchotements indistincts : "Pour sûr, je n’aime pas ça, votre honneur, du tout, du tout !" - "Faites ce que je vous dis, espèce de poltron !" Finalement, Alice allongea de nouveau le bras et fit une nouvelle fois le geste de saisir ce qui pouvait être à la portée de sa main. Cette fois on entendit deux petits cris et, derechef, un fracas de verre brisé... "Combien ont-ils donc de châssis de couches à concombres ?" se demanda-t-elle. "Et que vont-ils entreprendre la prochaine fois ? Si c’est de me faire sortir par la fenêtre, je souhaite seulement qu’ils y réussissent. Je suis certaine, pour ma part, de n’avoir nulle envie de rester enfermée un seul instant de plus ici !"

Elle demeura quelque temps attentive sans qu’aucun autre bruit ne parvînt à ses oreilles : enfin elle entendit un grondement pareil à celui que produiraient de petites roues de charrettes et le brouhaha d’un bon nombre de petites voix parlant toutes ensemble ; elle saisit quelques bribes de phrases : "Où est l’autre échelle ?" "Voyons, je ne pouvais en apporter qu’une ; c’est Bill qui a l’autre..." "Allons, dressez-les contre cette encoignure-ci..." "Non, mettez-les d’abord bout à bout..." "Elles n’atteignent pas la moitié de la hauteur requise..." "Oh, cela ira comme ça, ne faites pas le difficile..." "Tenez, Bill ! Attrapez-moi cette corde..." "Le toit va-t-il supporter la charge ?" "Attention à cette ardoise qui s’est détachée" "Oh ! elle dégringole ! Gare dessous ! ..." (Grand fracas) "Voyons, qui a fait cela ?..." "C’est Bill, je le parie..." "Qui va descendre dans la cheminée ?..." "Non, non, pas moi ! C’est vous qui y descendrez !..." "Pour cela ne comptez pas sur moi..." "C’est à Bill d’y aller..." "Par ici, Bill ! le maître dit qu’il vous faut descendre dans la cheminée."

"Ainsi donc, se dit Alice, Bill va devoir, n’est-ce pas, descendre dans la cheminée ? Ma parole, c’est à croire que toutes les corvées sont réservées à ce malheureux Bill ! Pour rien au monde je ne voudrais être à la place de Bill : cet âtre, certes, n’est pas bien large ; mais je pense pouvoir décocher tout de même un bon petit coup de pied ! "

Elle retira son pied de la cheminée autant qu’elle le put, et elle resta sans bouger jusqu’au moment où elle entendit un petit animal (elle ne put deviner à quelle espèce il appartenait) en train de s’agripper, juste au-dessus d’elle, aux parois du conduit ; alors, en se disant : "Voici Bill", elle donna un violent coup de pied et prêta l’oreille afin de savoir ce qu’il allait se passer.

Ce qu’elle entendit, en premier lieu, ce furent plusieurs voix s’écriant en choeur : "Voilà Bill qui s’envole !" Puis la voix du lapin seul : "Attrapez-le, vous, là-bas, à côté de la haie !" Suivit un silence ; puis, derechef, un bruit confus de voix : "Comment cela s’est-il passé, mon vieux ? Que vous est-il arrivé ? Racontez-nous tout cela ?"

Enfin s’éleva une petite voix faible et suraiguë ("Cela c’est Bill" pensa Alice) qui disait : "Ma parole, je ne sais pas... Je suis moi-même trop bouleversé... Quelque chose m’est arrivé dessus comme un diable qui sort d’une boîte, et je suis parti dans les airs comme une fusée !" "C’est bien là ce que tu as fait, mon vieux", repartirent les autres voix.

"Il va falloir incendier la maison" dit la voix du lapin. "Si jamais vous faites cela, je lance Dinah à vos trousses !" s’écria Alice de toute la force de ses poumons. Il s’établit instantanément un silence de mort et tandis qu’Alice pensait : "Mais comment pourrai-je faire venir Dinah ici ?" Elle découvrit, à son grand plaisir, qu’elle rapetissait : bientôt elle put sortir de la position inconfortable dans laquelle elle s’était trouvée, et deux ou trois minutes plus tard elle avait derechef sept centimètres de haut.

Elle sortit de la maison à toutes jambes et vit qu’une véritable foule de petits animaux l’attendaient dehors : des cochons d’Inde, des souris blanches, des écureuils, et "Bill", un petit lézard vert que tenait dans ses bras l’un des cochons d’Inde, tandis qu’un autre lui faisait boire une potion contenue dans une bouteille. Ils se précipitèrent tous vers Alice au moment où elle parut, mais Alice courut de plus belle et bientôt elle se trouva au sein d’une épaisse forêt.

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