On va à Doel parce qu’on a vu des photos de Doel, des images variant au gré du regard des artistes qui photographient tant qu’il est temps. On a vu du fer, des briques, du vide, des ombres humaines, la silhouette lunaire à la fois stable et oppressante de la centrale nucléaire homonyme. Et on s’est dit que quelque malédiction était à l’origine de cet art. Que le mauvais œil pouvait donner, par ricochets, naissance à des images enthousiasmantes.
A Bruxelles ou Anvers plusieurs expositions de photos ont été consacrées à ce village flamand de deux cents habitants, habitants officieux. Un gros bourg et une langue de terre gagnée sur les eaux des origines, 1500 âmes dans les années soixante, 300 dans les années deux mille, 200 aujourd’hui. Le nombre des images de Doel croît en fonction inverse de celui de ses habitants. Plus la disparition du village s’avère inéluctable et plus les images se multiplient. Lors de ces expositions la nouvelle de l’existence du village nous est transmise toujours de la même façon, sur la même note, avec ce frémissement dans la voix qui nous place d’emblée dans un dispositif d’urgence : il faut se dépêcher, car cela va disparaître, n’existera bientôt plus. C’est précisément ce « bientôt plus » qui rend Doel exceptionnel.
Ce caractère exceptionnel on le doit aux autorités anversoises qui ont décidé deux choses en un même mouvement où le zèle administratif et le goût de la spéculation se confondent : 1/ qu’elle était devenue inhabitable, 2/ qu’elle était incluse dans le périmètre de la future extension du port d’Anvers, cela justifiant ceci. De toute façon, depuis la construction du premier réacteur nucléaire quelque chose s’est fêlé dans ce paysage de confins, calme campagne flamande faites de pâturages et de tourbières prises entre la Mer et la Schilde-Escaut ; et ce quelque chose est sa vie.
En se promenant parmi les photos on voit des murs couverts de slogans, des intérieurs à la fois surréalistes et morbides avec leurs effrayantes peluches et leurs divans défoncés, des mises en scène artistiques suintant l’ambiguïté, et de véritables hommes, habitants officieux dont les actes et les pensées en parvenant, par le biais de ces clichés, jusqu’à nous, citoyens des villes bien vivantes, continuent à faire de Doel une réalité. C’est ça l’aberration de Doel : tout un village non point en sursis, non point agonisant, mais survivant de manière spectrale à une disparition administrative qui a été déjà avalisée. Ainsi une vie nouvelle née d’une greffe anime les carcasses de ces maisons : graffs à l’extérieur, squats à l’intérieur ; une néo-urbanité qui a fait en quelques années du village un très intéressant ghetto artistique. La carcasse du village devient le support d’une résistance, l’occasion d’une résistance qui dépasse largement le cas même de Doel, et dont la photographie se fait l’écho et participe tout à la fois ; on résiste à la disparition par la production d’images, sur les murs d’abord, par les appareils photo ensuite.
Doel vit à la fois par les images et disparaît sous elles, sous ce flot créatif dicté par l’urgence qui fait l’effet d’une dernière et fatale marée ; tout comme on peut encore deviner sous l’onde qui bouge et monte de sombres et indistincts fonds marins, on croit parfois percevoir sous la fine pellicule des photos, la trouble histoire de Doel, sa réalité révolue. Les images se nourrissent ici d’une esthétique dont le ressort est le sourd avertissement d’une prochaine et quasi inéluctable tornade de dynamites et pelleteuses actionnées par la main anonyme et puissante qui dirige apparemment le monde.
Et on y est.
Il y a l’entrée du village, une maison de bois au toit pointu, digne d’un roman de Lovecraft, avec une grande terrasse à son rez-de-chaussée et des baies vitrées. Désertée par ses mânes, sourde et aveugle, elle tient seulement par sa carcasse couverte de graffs. Une ancienne maison de maître dont la charpente et les murs ont parfaitement résisté et où on l’on se féliciterait presque en y rentrant de froisser quelques spectres aristocratiques restés sur le lieu. Dans cet environnement désolé l’œil humain, non contraint par l’habituel ordre domestique se sent tout puissant ; il peut aller partout, choisir de nouveaux points de vue, cherche à interpréter mais ne fait qu’errer, toujours asymptote au désastre dont l’affleurement l’affole, quelques temps. Jusqu’à ce qu’il aperçoive la grande cheminée fumante de la centrale qui recadre violemment le regard. On a reconnu l’autre maître des lieux, le bouddha nucléaire ; on n’est pas seul.
Et puis la quête reprend. L’œil qui erre à nouveau sur les décombres du désastre est sauvage et lyrique, il cherchait à savoir, comprendre, à témoigner, et voilà qu’il est pris par le spectacle, par de pures sensations qu’il ne peut s’empêcher toutefois d’organiser esthétiquement, à sa guise. Il parcourt le corps du désastre à la recherche de filons. Tout un désastre à sonder, palper, interroger, au rythme d’un stalker.
Dehors la grande rue qui, à la perpendiculaire de la digue de l’Escaut, trace une frontière entre les pâturages, au bout desquels se dressent tout à coup la centrale, et les pâtés de maisons du village, rappelle ces rues qui décident à elles seules du plan des villes fantôme du Far West ; rues taillées dans le dessert, malgré le désert, et qui finissent par être plus désertiques que le désert lui-même.
Y aurait-t-il dans le passé de Doel la même volonté d’habiter un désert ? Sans doute. Langue de terre rehaussée et protégée par de puissantes digues, en particulier cette digue du Nord dont la ligne coupe en deux les silhouettes des grues géantes du port d’Anvers, Doel est né de la volonté des hommes des 17 et 18 èmes siècles ; son plan en damier, une exception en terre flamande, en témoigne d’un point de vue urbanistique. Même volonté des hommes quand la première tranche de la centrale a été entamée en 1969, même volonté des hommes aujourd’hui quand on veut la détruire. Bénédiction et malédiction alternent obéissant au rythme de la nature et de l’économie.
On sent ici en sortant de la maison hantée, une volonté bourgeoise profondément contrariée par un évènement qui reste toujours mystérieux ; aux alentours des pâturages et la poussière, des fermes, le polder, les tourbières, vasières, quelques vaches. Il s’est passé là quelque chose qui dépasse les simples données historiques. L’ordre humain s’est trouvé confronté à un vent contraire, à une force anonyme qui l’a balayé. Certes c’est le Port d’Anvers qui est le responsable, on le sait. Mais dans le résultat, ici sous nos yeux, on aperçoit autre chose, on sent une autre main, plus haute, peut-être en raison du fait que l’œil humain a été habitué dans de lointains passés à observer de ces désastre, désastres touchant des tribus, peuples, villes, et qu’il a mis ses désastres sur le compte de forces puissantes et obscures. Doel en serait la réminiscence.
Cela pourrait être aussi plus simplement une petite ville américaine après les tornades financières qui continuent à s’abattre sur les Etats-Unis.
Il y a un effet Doel. Au bout de quelques minutes, une dizaine peut-être, on sent une espèce de tournis nous envahir, un vertige qui nous force à ralentir notre marche, à reconnaître qu’une hésitation mûrit en nous. On est face à des murs aveugles, des rangées de briques qui ne protègent aucun foyer. Certes la ville est habitée, cela est dit dans les journaux où on parle en bien ou en mal de squats, mais on ne voit vraiment personne. Ce qui est officieux se cache, se déplace ne se laisse pas saisir, poétise, peint, résiste.
Une ville vide perturbe profondément notre sens de la réalité qui ne vit que d’une appartenance, temporelle ou pérenne, à une communauté humaine. Ce n’est ni un décor, ni une ruine, car des volumes qui disent l’ancienne vie continuent à structurer l’espace ; matrice de songes inquiétants, quand il y manque la respiration intérieure de la vie. Et, tandis qu’on continue à marcher obstinément, c’est notre marche, notre respiration, elles-mêmes qui deviennent absurdes, durant cette minute de battement où on ne peut plus mettre de mots sur ce qu’on voit. La pensée a besoin d’une ville, vivante et animée, pour se construire. Dans une ville détruite ses enchaînements restent en suspense, elle bourdonne impuissamment, rattrapée par le songe.
El sueno de la razon produce monstruos.
Qu’est-on venu faire faire ici ? Une fois sur place, pris dans ce filet de sensations immédiates qui font fourcher notre langue et légèrement chavirer notre pensée, il est difficile de se rappeler que toutes ces maison encore debout sont le signe d’une tension exceptionnelle entre un destin déjà ratifié par l’administration et l’entêtement vital d’une nouvelle population. Ce que nous montraient les photos exposées à Bruxelles. C’est cette tension qui doit être sans doute à la base de l’effet Doel, de ce vertige qui fait qu’on se demande quelques instants où on est, et surtout pourquoi on est venu ici. Il y a un formidable écart entre la réalité de la ville, toujours là, par sa carcasse, et son destin déjà tracé. Qu’est-ce qui est réel ? La décision que Doel était désormais inhabitable ou ses habitants officieux, invisibles ce jour-là, ses maisons qui tiennent toujours debout, son église qui penche, ses saules, ses terrains vagues …
Qu’est-on venu faire ici ? La question persiste, comme un reproche.
Notre marche reste hésitante, parfois nos yeux se ferment pour échapper au désordre oppressant qui nous entoure et puis on croise un photographe qui marche tranquillement sur un trottoir, son volumineux appareil en bandoulière, puis un autre qui stalke prudemment entre deux ruines, les yeux en alerte, et l’on ne peut s’empêcher de se reconnaître en eux, car on a aussi pris un appareil, au cas où. Et puis ce sont deux, trois, quatre photographes, des couples, des familles, des scouts photographes, des motards photographes. On cherchait une aberration monstrueuse, un village fantôme qui puisse nous révolter et dont on puisse témoigner au singulier, et c’est finalement l’image de notre propre curiosité que nous renvoie la présence de ces promeneurs dominicaux apparaissant à chaque coin de rue. D’autres yeux cherchent ce que nous cherchons, calculent, dissèquent, temporisent. Des dizaines d’yeux circulent à la recherche d’un terrain de chasse. On venait voir et puis on se rend compte qu’on est aussi vus, et les émotions qui bouillonnaient en nous se tempèrent car elles se découvrent des rivaux, d’autres subjectivités en alerte, dans ces passants, auxquels on refuse toutefois un moment de s’identifier. Tout le monde va avec un appareil photo à Doel, à la recherche de sa photo de Doel. Alors l’effet Doel s’estompe, le vertige recule et on sait enfin où on se trouve. On se trouve dans un lieu unique, un périmètre photographique, un lieu où la principale activité consiste à prendre des photos, à la recherche d’une plus-value artistique, de la photo unique. On est à Doel, dans la matrice qui a généré les photos des expositions, sur Doel. On est à Doel pour engranger des images et participer à leur démultiplication.
Palpitations des regards qui s’entrecroisent sans se rencontrer.
Les gens ici ne vivent que par leurs seuls yeux qui chassent, leurs mains qui pressent sur la détente des appareils, tout entier engagés dans une position, une attitude de stalk-ce qui implique une coordination spécifique du regard, des organes moteurs, et de la pensée, tous en alerte non point à cause d’un danger extérieur, mais de la nécessité d’adopter une attitude inédite dans un monde post humain — traçant leur chemin parmi d’autres chasseurs aux aguets ; on se partage en silence l’espace, sans que les regards, trop absorbés par le désordre lyrique, se croisent véritablement. Les rivaux ne se parlent pas, cela causerait du tort à la méditation sur Doel et à la création qui doit en découler. Nul café, bar, taverne, nul alcool qui fédère. Nul lieu pour se rencontrer et échanger ses émotions, son enthousiasme ou son angoisse. On se croise mécaniquement, à l’image des rues qui elles-mêmes se croisent à angle droit, deux grandes rues d’est en ouest coupées par trois artères orientées nord sud, à la parallèle de l’Escaut. On est trop impliqué dans une quête artistique pour échanger les quelques paroles qui nous remettraient sur les rails du dialogue. On goûte, en spectateur absolu, et solitaire, à une possible vision de fin dont la géométrie, le plan, le cadre furent clairement tracés il y a de cela plusieurs siècles.
On chasse du regard, en interposant l’appareil, par sécurité, entre nous et eux, ces monstres qui semblent nous attendre, nous guetter de leur yeux qui voient, de leurs griffes en suspense ; des yeux surtout, clairement dessinés, grafés, peints. Ce sont les yeux de Doel, plus puissants que les appareils. Il y a Doel un appel des regards, une tératologie surgie de l’ancien ordre bourgeois qui fait désormais partie d’une couche géologique submergée, ou en voie de submersion, comme dans les nouvelles de Ghelderode ; se multiplient les sortilèges, nés de l’alambic de la modernité, alambic de la centrale, des administrations, des raffineries, du port ; c’est l’ordre urbain même qui implique quelques horreurs théâtrales, avec toujours cette fragile ligne de démarcation entre un joyeux surréalisme et la possibilité de l’immonde. Le songe de la raison produit des monstres, à nouveau résonne la phrase qui figure au bas d’une eau forte de Goya. Quelqu’un s’est endormi à Doel, et il semble impossible de le réveiller. Entre temps s’envolent de la cage faite d’une addition de volumes vides, les pipistrelles, hibous, mutants, castors, corbeaux, grues, et tous les être indéfinis retravaillés, accouchés par la fantaisie néo -urbaine. Tous sont nés du songe du bourg en damier, de la colline gagnée sur les eaux, sur la nature qui semble reprendre ses droits, pendant ce lapse où les humains n’ont pas été encore remplacés par des entrepôts et des grues.
Il y a tout de même ses belles envolés d’oiseaux façon Braque, deux par deux, oiseaux réduits à des signes clefs… Mais une dizaine de mètres plus loin la grue nous fixe de son regard hallucinée. Dans le même genre on peut citer le grand castor de la rue principale ou le corbeau qui nous attend au coin d’une rue.
Un motard apparaît prend quelques clichés et repart, sans rien dire, sans un signe, sans même enlever son casque. On dirait un homme du futur venu jusqu’ici, en ce point extrême de notre présent chercher un témoignage de ce qu’était le monde.
Il y a aussi à Doel la maison de fer. La plus effrayante sans doute, avec ses portes et fenêtres couvertes de plaque de métal qui semblent destinées à empêcher toute respiration, tout échange entre les volumes vides de l’intérieur et la rue. Une vraie maison schizophrène qui sans le savoir appose sa propre marque dans le tissu urbain. Sa signature à elle ce sont ses murs immaculés qui continuent à se dresser fièrement, ses grandes plaques brillantes qui sont comme des boucliers destinés à la défendre contre tout regard.
Doel ne disparaît pas, au contraire le village flamboie de visions enchevêtrées qui livrent quelque chose d’une histoire que les anciens habitants ont refusé de dire collectivement. Les talentueux graffers, artistes, poètes, ont-ils voulu rendre hommage aux habitants ? Tracer des généalogies, rappeler des faits ? Pas vraiment. Ils ont surtout obéi à leur inspiration, et pourtant le sens, la force des images viennent aussi de l’absence de ses habitants ; les monstres gardent le lieu déserté par ses habitants déjà loin, déjà partis habiter dans la grande ville qui agrège par l’oubli et l’anonymat. Elles sortent de ces matrices intérieures, volumes vides et anonymes, jaillissent du silence, de l’impossibilité même d’entrevoir le passage, le moment de bascule entre la ville qui vivait et la ville morte ; elles s’introduisent dans ce hiatus qui prend alors des dimensions gigantesques, surréalistes. Elles sont la manifestation protéiforme d’un tabou.
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Chaque maison a ainsi sa signature son enseigne, comme les maisons des guildes, artisans, alchimistes du Moyen âge. Et l’on continue à aller et venir, reconnaissant, plaqué sur la carcasse de Doel le fleurissement des subjectivités néo-urbaine qui ont trouvé ici à se manifester. On appose sa signature, mots, couleurs, formes, mises en scènes, sur la carcasse en cours de désagrégation. Une carcasse qui est plus que de simples moellons décrépis, briques délavées, vitres brisées, pans de murs, balcons qui rouillent. La carcasse s’effrite mais par cet effritement, cette fragilité, cette décomposition quasi organique, affleure l’humain, le souvenir, les traces du passé. Dans cette matière même se mêle de l’humain, objets oubliés, couleurs, rideaux, meubles, habits qui font d’elle un mélange d’animé et d’inanimé. Une lave encore incandescente.
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A Doel Il y a ceux qui mettent la main à la pâte écrivent sur la carcasse et ceux qui photographient, strict partage des tâches. Mais voilà qu’après un stalk de plusieurs heures je trouve ma photo, ma plus-value.
Un lambeau de chair balancé par le vent de la mer de Nord, le fascinant mouvement, fuyant, insoumis, de la vie. Je suis resté un bon moment auprès de cette apparition essayant de la capter avec l’appareil, allant venant tournant autour d’elle ; pauvre appareil incapable de voir, seulement de cliquer sur le réel avec pour seul fil d’Ariane la possible magie du hasard. Une tache orange, un fantôme, un mouvement de marche, une aile, un simple rideau, tout cela à la fois. C’est le rideau enlevé à une fenêtre et qui sans cela redonnerait toute son humanité à l’intérieur d’une maison ; quelle belle invention est-ce que le rideau, qui voile la vie humaine, pour en rappeler toute la profondeur. Il suffit d’un bout de tissu pour créer un regard qui ne se réduise pas à une pression sur une détente d’appareil, et qui sente qu’il y a un autre derrière le voile.
Sortons maintenant de ce territoire balayé par les regards, territoire de mauvais œil, tératologique, de chasse ou guerre néo-urbaine.
Le champ visuel s’ouvre à nouveau, le regard s’applique à un espace fonctionnel, structuré par les activités humaines commerciales, agricoles, de détente : la digue qui file droit avant de former un coude au niveau de la centrale, l’Escaut large de plusieurs centaines de mètres où défilent des péniches aux noms exotiques, les montagnes de containers manipulés en semaine par les grues, le damier de Doel qui d’ici a encore les apparences d’une organisation urbaine très classique, enchainement géométrique de volumes de briques rouges coiffées de toits d’ardoise noire.
Il n’y a plus d’aspérité, plus de travail à accomplir pour le regard ; tout est déjà à disposition, prêt pour la banale promenade sabbatique. Continuons un peu plus loin sur la digue, en direction du moulin à vent dont la silhouette se dresse dans le même axe que la centrale en direction de la Mer du Nord. Deux types de moteurs qui se côtoient sur la ligne de la digue qui est aussi celle des siècles. Dans ce moulin il n’y a que le bar restaurant qui tourne ; des motards, solitaires ou en couples y affluent avant de garer leurs mécaniques sur leur digue où des couples poussent leur landaus. Tous les regards s’appliquent de manière consensuelle à un même monde sans crevasses, effondrements, aspérités.
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On retrouve le grand calme flamand, souligné par la silhouette du bouddha nucléaire, la centrale de Doel, cet autre alambic dont la méditation finit en une fumée blanche, très régulière, comme des petits nuages sortis de la pipe d’un sage, laiteuse à l’image de toute la campagne flamande. Les nuages qui flottent au dessus des labours filtrent la lumière du soleil couchant. Sur la grande artère qui trace la limite entre Doel et les labours les photographes s’en vont, Doel se vide de ses chasseurs d’images qui partent avec un riche butin.
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Pourtant à cet instant j’ai le sentiment que les yeux de Doel, même la nuit resteront ouverts, scrutant les ténèbres et le ciel, dans l’attente de leurs habitants disparus, que la lave incandescente de ses ruines continuera à frémir, que Doel ne pourra dormir tant que son destin ne lui aura été clairement signifié, tant que durera cette attente qui fait précisément de Doel l’exception qui attire les yeux.