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Madeleine (1908) 

samedi 6 décembre 2008, par Alain fournier (1886-1914)

En 1908, toujours hanté par le souvenir d’Yvonne, il écrit quelques poèmes et essais qui seront repris plus tard sous le titre Miracles. Dans ce recueil on retrouve "Madeleine".

« ...les publicains et les femmes
de mauvaise vie entreront avant
vous dans le royaume de Dieu. »

Lorsqu’ils m’ont demandé :

« Et celle-là ? Nous ne la connaissons point. La chasserons-nous du royaume, où la voici dressée comme un pois de senteur qui a levé la nuit ? Regardez ces manches qui lui pendent comme des loques de soie, ce visage où l’on est tenté de passer son doigt pour enlever le blanc, et ces yeux trop grands qui regardent tout d’un seul coup ! Elle attend, des gens de campagne autour d’elle. On dirait une jument dans un troupeau de moutons, qu’on découvre silencieux et effarés, sur une butte de terre, le lendemain de l’inondation... »

J’ai répondu :

« Recevez-les parmi vous : c’est Madeleine, la fille perdue ; et les autres se sont trouvés pris avec elle, dans la lumière, durant la dernière nuit humaine. »

I

Cette nuit-là, derrière un village, au clair de lune d’été, Madeleine attend Tristan pour la première fois. Il est parti d’une ferme éloignée dans les champs, à la chute du jour. Sur le pas de la porte, la tête inclinée dans la buée qui monte du soir, un enfant chantait en clouant un petit chariot. La lisière de la nuit frôlait silencieusement le météore sous le feuillage traînant des marronniers.

Les pieds dans l’herbe, à la barrière d’un verger profond, la fille perdue est une mince ombre bleue qui guette et se penche sur la nuit. Aussi loin qu’elle regarde, des pelouses de rosée désertes scintillent obscurément. Elle se parle à elle-même :

« Je voudrais partir avec lui, s’il venait, dit-elle. Je voudrais recommencer le premier voyage que je fis, une nuit d’été, pour aller à la ville, lorsque j’étais une petite fille très pieuse. La grande voiture à bâche blanche des paysans se balançait entre les saules et les puits des jardins. Nous sommes passés sur les ponts et j’entendais l’eau invisible parler sous la traînée de brume. Tandis que j’imaginais lointaine, étrange, hors de la terre, la ville où nous allions, je me suis assoupie dans un demi-sommeil. Enveloppée dans des couvertures, j’ai senti glisser sur mes yeux, aux tournants, les branchages nocturnes ; et, près de moi, jusqu’au matin, deux voix qui ne dormaient pas ont parlé tout haut du cheval, du pays et des astres. Puis la fraîcheur du tour m’a glacé les paupières comme de l’eau : la voiture est arrêtée aux portes de la ville mystérieuse où nous allons entrer ; et, sur la route, un homme nous parle... Ses premiers mots, je me rappelle, avant de m’éveiller sont entrés dans mon songe. C’étaient d’abord des fleurs inconnues longtemps silencieuses et qui éclatent soudain l’une après l’autre comme une phrase. Puis cette phrase était sur la bouche séchée de quelqu’un d’immense qui s’était arrêté près de moi, épuisé de fatigue. Et, avec cette parole de songe, il m’offrait un royaume où des sources d’eau vive étanchent tous les désirs et toutes les soifs... »

*
* *

Le paysan qui la salue d’ans l’ombre est beau. Ce long visage de passion, où tant d’âmes de femmes se sont regardées, possède le charme divers des rêves où il passa. C’est un paysan, rasé haut, qui salue Madeleine avec le geste solennel des contrées nocturnes qu’il quitta. Mais c’est aussi, lorsqu’il se tourne vers le clair de lune, un enfant de septembre qui fait chauffer à un feu dans les bois son amour égaré ; et il regarde à travers l’air tremblant comme un voile de soie bleue. S’il baisse la tête, on croit voir, sur la terrasse, avec les larmes d’ombre qui creusent ses joues, le prince malade qui cherche une âme.

Il s’est assis près de Madeleine, sur un talus, au bord du vaste clair de lune, comme un paysage sous mer. Elle rit, sous son grand chapeau obscur, les mains appuyées dans les menthes, et demande :

« Avez-vous connu d’autres femmes ? »

Un instant, il baisse la tête sans répondre. Derrière eux, vers une maison abandonnée, à demi-cachée dans les feuilles, comme un moulin, on entend monter le calme bruit d’eaux que fait la nuit. Alors, plus gravement, elle demande :

« Quelle était la plus belle ?

 Certes, répond-il, j’ai connu d’autres femmes. Mais aucune n’a compris ce que je demandais ; et les plus belles ont cherché désespérément ce qu’elles pourraient donner ; - et j’en ai eu grand-pitié. Je me rappelle :

« Celle qui, près d’un château en fête, allumé dans les arbres, tandis que s’éteignaient au piano les dernières bougies avec les derniers airs de danse, dansait pour moi dans une allée demi-obscure du parc. Elle dansait pour me faire joie, mais s’apercevant que sa danse ne consolait pas ma peine, le grand geste gracieux se brisait et elle fondait en larmes.

« Celle qui est entrée chez moi, toute nue, vers les dernières heures de la nuit ; et elle m’offrait son pauvre corps avec la voix de quelqu’un qui a perdu son chemin et qui offre tout ce qu’il a pour le retrouver.

« Il y en eut d’autres qui crurent comprendre l’espace d’un instant, et qui ont pris peur :

« Celle qui eut l’idée de venir au premier rendez-vous avec un manteau de pauvresse ; - et qui ne revint pas.

« Celle que j’ai rencontrée avec sa soeur aînée dans les jardins d’une ville, une nuit d’été. Comme je parlais plus doucement à l’aînée, parce que la plus petite m’attirait davantage, celle-ci qui ne disait rien est partie, et jamais on n’a su où elle s’était enfuie et jamais on ne l’a revue. - Ah ! de celle-là est-ce que je n’ai pas tout eu ?

 Malheureuse, dit Madeleine, sans lever la tête, malheureuse, par un soir comme celui-ci, l’âme qui ne s’est pas détachée, malheureuse celle qui n’a pas risqué le départ admirable !

 Et pourtant, poursuit le paysan, je me suis approché, certains soirs tragiques, de ce que j’ai tant cherché, je me suis approché de l’âme jusqu’à l’entendre battre contre mon coeur : « Un dimanche matin, - me racontait une jeune femme, - dans la maison de campagne où nous étions seules avec des enfants, le plus petit s’est fait couper les doigts dans une machine. Parce qu’il avait désobéi et craignant d’être grondé par sa mère, il se cachait en disant : Je me suis marché sur la main. Mais au soir, nous avons compris, lorsque, raidi de fièvre, il était déjà perdu... » Et j’imaginais, dans la maison des femmes, cette mort enfantine, la nuit : je sentais, au contact de cette chose monstrueuse, leur âme palpiter. »

Alors Madeleine se tourne vers lui. À mesure qu’elle lève la tête, la clarté de songe modèle sous son grand chapeau, comme avec une main, le fin visage de marbre. De ses doigts qui brûlent, embarrassés dans son écharpe, elle touche la main du paysan appuyée dans l’herbe. Elle dit, avec ce lent sourire qui désolait les hommes à force de douceur :

« Je connais des soirs de fête, mon ami, plus tragiques encore. La servante allume çà et là des feux sur le mur ; des ombres passent et le désir de je ne sais quelle autre fête sans fin vous arrête sur le pas de la porte comme un vertige soudain.

« Je connais, au retour des parties de plaisir, ces gonflements de coeur pareils à de chaudes vagues sanglantes qui vous détachent. Le bruit des pas fatigués semble creuser le chemin d’ombre. Certains marchent dans les champs qui bordent la route ; et l’on voit, par instants, leurs visages entre les branches, à la clarté de la lune. Conversations à voix basse... L’enfant qui s’est aperçu, durant la journée de plaisir, qu’il aimait la femme de son frère, marche silencieusement, plein de détresse, et soudain, bute dans l’ombre et se fait mal ; alors incapable de lutter davantage il s’appuie contre l’épaule de l’aîné qui le relève, et sanglote longuement.

« Et encore : l’instant du départ, aux beaux jours d’été, lorsque, les volets accrochés à la porte vitrée, les malles déjà parties, avant de fermer à clef la dernière porte, on se penche dans le vestibule obscur pour écouter la voix sourde et merveilleuse qui appelle.

« Oh ! mon ami, tous mes amants m’ont ennuyée. Ce sont tous gens d’ici qui se sont ruinés à chercher des fêtes où je ne fusse jamais allée. Mais avec vous, qui gardez à votre vêtement l’odeur humide des chemins nocturnes, je partirai pour un voyage nouveau. Je connaîtrai les salles obscures de vos domaines, avec les grands lustres jaunes qui pendent des poutres après la moisson, les paysans, n’est-ce pas ? se préparent la nuit pour des noces et des fêtes. Et le jour venu, dans la fumée verte qui monte des enclos villageois, les enfants, ravis d’une joie parfaite, tournoient en des jeux pleins de cérémonies. »

Cependant, derrière eux, dans les vitres de la maison abandonnée, flambent toutes les lueurs de la nuit. Soir des noces ! Comme une jeune femme qu’on attend sort d’entre les arbres où elle s’était cachée, la douce maison lourde s’est éclairée dans ses massifs. Appuyée, au bas de la voie lactée, la grande vitre s’enflamme ; et l’on pense à une baie mystérieuse ouverte sur une autre aurore. Alors, pareils à deux nouveaux époux, qui n’out pu supporter le bonheur sans démence, Madeleine et Tristan s’enfuient. Elle marche près de lui ; l’haleine de ses paroles pressées semble plus douce qu’un bras de femme autour du cou ; on la devine encore au loin, tournant vers lui ses beaux yeux invisibles. Puis, une vague de la nuit, plus obscure que les autres, déferle et les emporte.

II

« ... le jour du Seigneur viendra
comme un voleur qui vient la
nuit. »

Aux fenêtres des chambres qui donnent derrière la ferme, s’agitent, dans la lune d’avant minuit, les branchages d’un arbre déraciné par la foudre. Cela joue sur les rideaux blancs des lits endormis tout au fond. Cependant la nuit est calme. Les enfants dorment. De grands jardins blancs et noirs glissent sous les fenêtres, avec, par instant, des visages admirables qui regardent à la vitre.

Sur le devant, la cour, balayée comme à la veille d’une fête, luit faiblement dans la nuit. La treille et les branches d’un chêne et les nids de colombes reposent, appuyés à la façade nette et sans ombre, pareille à un décor, avant que le jour vienne et qu’il se passe quelque chose.

C’est en ce lieu, entre le mur et le chêne, dont ils écartent les branches comme des nénuphars, que Madeleine et Tristan émergent de la nuit où ils ont plongé. Ils se concertent un instant tout bas et poussent la porte. Dans la grande salle où donnent les écuries mal fermées, pleines de paille qui fume, deux lustres obscurs descendent sur une table immense autour de laquelle des gens rassemblés veillent. Des alcôves profondes s’enfoncent dans les murs. De vieilles horloges travaillées luisent comme des trésors dans les couloirs ouverts. Et, debout sur le carreau ciré, toute trempée de rosée, comme une nouvelle servante qui arrive le soir, Madeleine regarde.

Il y a là tous ceux que la fièvre de cette nuit réveilla. Ils s’apprêtent pour un départ ; ils veillent dans l’attente d’on ne sait quel bonheur. Au bout le plus obscur de la table, un vacher roux, la tête penchée sur sa blouse, mange, avant de partir, sa pitance amère. Il n’ira plus sur la colline garder les bêtes dans les prés de scabieuses lorsque la cloche de huit heures parle, avec regret, des belles matinées enfantines. Il ne s’accoudera plus au petit murs à l’heure où le soleil penche les ombres, pour regarder au loin, plein de nostalgie. On ne rira plus de son visage couturé.

Derrière lui, dans l’escalier ciré, immobiles, leurs souliers à la main, les enfants qui se sont levés et habillés, regardent, muets de terreur et d’émerveillement, la femme inconnue. Ils savent que cette fois on leur pardonnera de ne pas dormir toute la nuit. On leur mettra, pour partir avec tout le monde, leurs plus beaux habits. On les emmènera jouer dans un pays de tuileries et de couvents abandonnés, où l’on découvre, en se poursuivant à la tombée de la nuit dans les couloirs et les souterrains, l’entrée d’une ville immense qui flamboie dans un autre été.

Deux vieillards sont assis sur un banc, prêts à partir, tout raidis dans leur linge empesé. Ce sont les deux vieux qu’on a pris en pension dans la chambre du haut, et qui s’en vont secrètement toutes les nuits essayer des machines. Si elles pouvaient marcher, pensent-ils, le monde, le lendemain matin, serait comme une route éternelle où de grands bergers aux carrefours silencieusement vous montreraient votre chemin.

Une femme fait dans l’ombre, au-dessus de l’évier, pour le laitage, de calmes gestes démesurés comme on en fait dans l’eau. Lorsqu’elle vient, en posant un bol sur la table, plonger son visage dans la clarté, on découvre que ses traits amers, sous la grande aile grise de la chevelure, durent être beaux. Pensée plus déchirante que le pire remords : cette femme inconnue doit avoir été belle ! Le lendemain de ses noces, un matin de juin, se trouvant seule dans une allée du vieux jardin, la mariée s’est arrêtée soudainement, baissant la tête et pensant : « Jamais plus je ne serai jeune. Jamais plus je ne serai belle. » Et depuis il lui faut lutter secrètement contre cette révolte plus douloureuse à vaincre qu’une montée de larmes.

Mais cette nuit, l’affreux désir coupable l’a réveillée comme les autres :

« Je veux partir aussi, dit-elle, je veux partir à l’aube, je ne sais où, pour trouver enfin la joie, la joie qui ne finit pas.

 Oh ! ma soeur qui êtes belle... » lui répond la fille perdue ; et les voici qui causent toutes les deux à voix basse. Alors tous les autres se rapprochent, les entourent, et le grand colloque s’engage enfin. Serrés près de la porte, visages pressés sous la lueur de l’imposte, voyageurs égarés qui se montrent un feu dans la nuit, ils parlent du pays merveilleux où ils veulent partir, pays de leur désir et de leur regret :

« Des routes indéfinies s’enlacent aux coteaux et passent sur les vallées, pareilles à des traînées de brume blanche, qui tournoient au-dessus des lacs de la nuit.

 Dans toutes les cours, c’est le matin des noces : une voiture où l’on charge des bagages attend ; et l’odeur des syringas fait défaillir, au moment où ils grimpent sur le marchepied, les deux enfants trop heureux.

 Entre les feuilles des arbres, lorsque sonne midi, on aperçoit dans la vallée le reflet d’un village merveilleux, si creux, que le regard d’abord ne l’avait pu découvrir, comme le visage entre les fougères dans l’eau du puits profond. »

Mais la fille coupable, qui dans toutes les fêtes et toutes les joies de ce monde a roulé, leur dit :

« Le pays que vous avez découvert dans le secret de votre coeur, je l’ai cherché longtemps et vainement sur la terre.

 Et nous, répondent-ils, chaque soir nous restons longuement, les yeux ouverts dans les ténèbres, imaginant : demain, peut-être, nous nous éveillerons dans la contrée étrange ; demain l’aurore merveilleuse... »

Et soudain tous se sont tus, s’apercevant qu’au dehors, à cette heure de minuit, le jour avait éclaté partout ; et que, silencieusement, avant d’entrer - le bras étendu contre le mur comme une treille - l’ange Gabriel les regardait par l’imposte avec « des yeux plus beaux que le vin ».

ALAIN-FOURNIER, Miracles,
Gallimard, 1924.

P.-S.

"Comment rattraper sur la route terrible où elle nous a fuis, au-delà du spécieux tournant de la mort, cette âme qui ne fut jamais tout entière avec nous, qui nous a passé entre les mains comme une ombre rêveuse et téméraire ?
"Je ne suis peut-être pas tout à fait un être réel." Cette confidence de Benjamin Constant, le jour où il la découvrit, Alain-Fournier en fut profondément bouleversé ; tout de suite il s’appliqua la phrase à lui-même et il nous recommanda solennellement, je me rappelle, de ne jamais l’oublier, quand nous aurions, en son absence, à nous expliquer quelque chose de lui.
Je vois bien ce qui était dans sa pensée : "Il manque quelque chose à tout ce que je fais, pour être sérieux, évident, indiscutable. Mais aussi le plan sur lequel je circule n’est pas tout à fait le même que le vôtre ; il me permet peut-être de passer là où vous voyez un abîme : il n’y a peut-être pas pour moi la même discontinuité que pour vous entre ce monde et l’autre".

Extrait de la préface de Jacques Rivière à l’ouvrage posthume Miracles (1924), recueil de divers poèmes et textes en prose d’Alain-Fournier.

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