La Revue des Ressources
Accueil > Restitutio > Nuit d’ivresse

Nuit d’ivresse 

vendredi 21 décembre 2007, par Honoré de Balzac

Laissons le vin aux indigents. Son ivresse grossière trouble l’organisme, sans payer par de grands plaisirs le dégât qu’il fait dans le logis. Cependant, pris modérément, cette imagination liquide a des effets qui ne manquent pas de charme ; car il ne faut pas plus calomnier le vin que médire de son prochain. Pour mon compte, je lui dois de la reconnaissance. Une fois dans ma vie, j’ai connu les joies de cette divinité vulgaire.

Permettez-moi cette digression ; elle vous rappellera peut-être une situation de votre vie analogue à celle dans laquelle je me trouvai.

Or donc, un jour, en dînant seul, sans autre séduction que celle d’un vin dont le bouquet était incisif, plein de parfums volcaniques, - je ne sais sur quelle côte pierreuse il avait mûri, - j’oubliai les lois de la tempérance. Cependant, je sortis, me tenant encore raisonnablement droit ; mais j’étais grave, peu causeur, et trouvais un vague étonnant dans les choses humaines ou dans les circonstances terrestres qui m’environnaient.

Huit heures ayant sonné, j’allais prendre ma place au balcon des Italiens, doutant presque d’y être, et n’osant affirmer que je fusse à Paris, au milieu d’une éblouissante société, dont je ne distinguais encore ni les toilettes ni les figures. Délicieux souvenir !... Ni peines ni joies ! Le bonheur émoussait tous mes pores sans entrer en moi. Mon âme était grise. Ce que j’entendis de l’ouverture de la Gazza équivalait aux sons fantastiques qui, des cieux, tombent dans l’oreille d’une femme arrivée à l’état d’extase. Les phrases musicales me parvenaient à travers des nuages brillants, dépouillées de tout ce que les hommes mettent d’imparfait dans leurs oeuvres, pleines de ce que le sentiment de l’artiste y avait imprimé de divin. L’orchestre m’apparaissait comme un vaste instrument où il se faisait un travail quelconque, dont je ne pouvais saisir ni le mouvement ni le mécanisme, n’y voyant que fort confusément les manches de basses, les archets remuants, les courbes d’or des trombones, les clarinettes, les lumières ; mais point d’hommes ; seulement une ou deux têtes poudrées, immobiles, et deux figures enflées, toutes grimaçantes. Je sommeillais à demi...

— Ce monsieur sent le vin, dit, à voix basse, une dame dont le chapeau effleurait souvent ma joue, ou que, à mon insu, ma joue allait effleurer.

J’avoue que je fus piqué.

— Non, madame, répondis-je. Je sens la musique...

Puis je sortis, me tenant remarquablement droit, mais calme et froid comme un homme qui, n’étant pas apprécié, se retire en donnant à ses critiques une crainte vague d’avoir chassé quelque génie supérieur.

Pour prouver à cette dame que j’étais incapable de boire outre mesure, et que ma senteur devait être un accident tout à fait étranger à mes moeurs, je préméditai de me rendre dans la loge de Mme la duchesse de... (gardons-lui le secret), dont j’aperçus la belle tête, si singulièrement encadrée de plumes et de dentelles, que je fus irrésistiblement attiré vers elle par le désir de vérifier si cette inconcevable coiffure était vraie, ou due à quelque fantaisie de l’optique particulière dont j’avais été doué pour quelques heures.

— Quand je serai là, pensais-je, entre cette grande dame si élégante et son amie si minaudière, si bégueule, personne ne me soupçonnera d’être entre deux vins, et l’on se dira que je dois être quelque homme considérable...

Mais j’étais encore errant dans les interminables corridors du Théâtre-Italien, sans avoir pu trouver la porte damnée de cette loge, lorsque la foule, sortant après le spectacle, me colla contre un mur...

Cette soirée est, certes, une des plus poétiques de ma vie. A aucune époque, je n’ai vu autant de plumes, autant de dentelles, autant de jolies femmes, autant de petits carreaux ovales par lesquels les curieux et les amants examinent le contenu d’une loge. Jamais je n’ai déployé autant d’énergie, ni montré autant de caractère, je pourrais même dire d’entêtement, n’était le respect que l’on se doit à soi-même. La ténacité du roi Guillaume de Hollande n’est rien dans la question belge, en comparaison de la persévérance que j’ai eue à me hausser sur la pointe des pieds et à conserver un agréable sourire.

[ Fragment d’une planche de Grandville pour le Jérôme Paturot de Louis Reybaud. Au premier plan : Honoré de Balzac et Delphine de Girardin ; au second plan, à gauche : Alexandre Dumas père. ]

Cependant, j’eus des accès de colère, je pleurai parfois, et cette faiblesse me place au-dessous du roi de Hollande. Puis, j’étais tourmenté par des idées affreuses en songeant à tout ce que cette dame avait le droit de penser de moi, si je ne reparaissais entre la duchesse et son amie ; mais je me consolais en méprisant le genre humain tout entier. J’avais tort, néanmoins. Il y avait, ce soir-là, bien bonne compagnie aux Bouffons. Chacun y fut plein d’attention pour moi et se dérangea pour me laisser passer.

Enfin, une fort jolie dame me donna le bras pour sortir. Je dus cette politesse à la haute considération que me témoigna Rossini, qui me dit quelques mots flatteurs dont je ne me souviens plus, mais qui durent être éminemment fins et spirituels : sa conversation vaut sa musique.

Cette femme était, je crois, une duchesse, ou, peut-être, une ouvreuse. Ma mémoire est si confuse que je crois plus à l’ouvreuse qu’à la duchesse. Cependant, elle avait des plumes et des dentelles !... Toujours des plumes ! et toujours des dentelles !

Bref, je me trouvai dans ma voiture. Il pleuvait à torrents, et je ne me souviens pas d’avoir reçu une goutte de pluie. Pour la première fois de ma vie, je goûtai l’un des plaisirs les plus vifs, les plus fantasques du monde, extase indescriptible, les délices qu’on éprouve à traverser Paris à onze heures et demie du soir, emporté rapidement au milieu des réverbères, en voyant passer des myriades de magasins, de lumières, d’enseignes, de figures, de groupes, de femmes sous des parapluies, d’angles de rues fantastiquement illuminés, de places noires ; en observant, à travers les rayures de l’averse, mille choses que l’on a une fausse idée d’avoir aperçues quelque part, en plein jour. Et toujours des plumes, et toujours des dentelles ! même dans les boutiques de pâtissier...

P.-S.

Publié pour la première fois en 1832, dans la Revue de Paris

Source : http://membres.lycos.fr/almasty/

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter