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Retour au bercail 

lundi 11 mai 2015, par Fawaz Hussain

Tenaillé par la nostalgie, je retourne donc chez moi avec un nom et un passeport français. Après un long exil jalonné de beaucoup plus de défaites que de réussites, je suis à la lettre les conseils de mon médecin traitant et je rentre au bercail. Je retiens mes larmes au prix d’efforts exemplaires car je n’ai pas oublié que les hommes ne pleurent pas, qu’ils restent impassibles comme le roc. Je demande pardon à toute ma famille et recherche vainement mon père, son visage toujours rasé à fleur de peau et ses moustaches qu’on voyait à peine tellement elles étaient fines. Je ne peux plus me jeter dans ses bras et poser un long baiser brûlant sur ses mains noueuses qui avaient caressé tant de fois mes cheveux. Personne ne veut gâcher ces retrouvailles tant

attendues en évoquant les absents fauchés par la mort avide et insatiable. Mes sœurs se jettent dans mes bras comme des papillons dans la lumière brûlante d’une lampe. Elles m’embrassent avec toute la frustration de la longue séparation et versent des larmes car les femmes peuvent le faire et exprimer bruyamment leurs émotions. Elles poussent ensuite vers moi leurs marmots proprement habillés pour l’événement. À la fois gênés et amusés, les neveux et les nièces que je vois pour la première fois ne savent pas comment se comporter. On leur a tant parlé de cet oncle parti pour l’Occident et qui mettait du temps à rentrer.

Au bout de vingt-cinq ans, je trouve que tout est devenu petit. Dans la pièce qui nous sert toujours de salle de séjour, je n’arrête pas de promener mon regard comme un homme sortant d’un sommeil semblable à celui des Sept Dormants. Mes yeux cherchent du côté où, assis sur un tapis de feutre, mon père avait l’habitude de s’adosser au mur et de fumer du bon tabac blond de contrebande. J’aime me souvenir d’une scène de mon enfance quand j’avais à peine dix ans et que je m’amenais avec un jeu de cartes. Je demandais à mon père de jouer une partie, mais il refusait toujours et prétextait la fatigue. Devant mon entêtement, il acceptait, mais pour une seule partie. J’adorais jouer contre mon père car je gagnais à tous les coups et j’avais toujours les meilleures cartes, surtout le valet qui me permettait de rafler toutes les mises. Je gagnais plusieurs fois et je riais davantage quand mon père maudissait la malchance qui s’abattait sur lui et qui le faisait perdre tout le temps. Las, au bout de plusieurs parties, il déclarait qu’il se rendait, que j’étais trop fort pour lui. Il me donnait cinq sous pour que je m’achète des sucreries ou des graines grillées et salées à l’échoppe du quartier.

Je pense à tout cela tandis que l’émotion me noue la gorge. Je ne blâmerais pas mes parents s’ils nourrissaient des doutes sur ma vraie identité pour la simple raison que je suis tellement différent du jeune homme qui est parti. Au bout de tant d’années, quelqu’un d’autre rentre à ma place, endosse mes souvenirs et usurpe mon identité. Mais ce n’est pas tout car d’autres parents et d’autres lieux

m’accueillent, me souhaitent théâtralement la bienvenue.

Mes frères et mes sœurs peinent à remplacer les traits d’un jeune homme de vingt-cinq ans par ceux d’un quinquagénaire. Gulé, ma sœur aînée, observe que j’avais les cheveux clairs en partant et que les longues années d’absence les ont rendus gris. Elle me demande ensuite de parler de toutes les merveilles que j’ai vues en Europe et pour lesquelles j’ai mis tout ce temps à rentrer. Je cherche à amuser la maisonnée avec des anecdotes pittoresques, mais je ne trouve rien qui soit digne d’être relaté. Je me rends compte que je ne sais plus raconter d’histoires et que je suis devenu une cargaison d’ennuis, une cargaison de tristesses. J’ai à présent les cheveux gris et l’esprit grippé. Je conte des faits relatifs aux habitudes culinaires des Français qui mangent des cuisses de grenouilles, des escargots, des petits monstres marins et qui gobent des huîtres tout à fait vivantes ! Et puis, ils sont bien bizarres car ils prennent du fromage non pas comme nous au petit-déjeuner avec le thé, mais à la suite de repas gargantuesques. De plus, ils ont une prédilection pour des fromages puants et envahis par la moisissure. Mes sœurs me demandent d’arrêter car un mouton mijote sur le feu depuis des heures et elles tiennent à manger de grand appétit.

La première chose que je veux faire, c’est me rendre sur la tombe de mon père. Au lendemain de mon arrivée, j’échappe l’après-midi aux parents et aux amis et je demande à un cousin marié avec l’une de ses sœurs de me servir de chauffeur. À partir de neuf heures du matin, la vie devient une fournaise. Les gens s’enferment dans les maisons en terre cuite jusqu’au coucher du soleil. Après avoir parcouru trois kilomètres sur la route goudronnée, la voiture ralentit pour s’engager dans la poussière blanche. Son ventilateur souffle un air chaud provenant directement du tréfonds de l’enfer. La terre qui se déroule devant mes yeux n’a ni la force ni l’envie de se permettre quelques fantaisies, de s’élever en monts ou de s’affaisser en vallées. Sous la chaleur implacable que fait pleuvoir un soleil de plomb, elle se résigne à être plate comme la destinée des gens de la région. Quelques collines, vestiges des temps passés, sont également là, sans prétendre pour autant rompre

l’homogénéité de l’espace. Piqués de pierres tombales, leurs sommets renforcent la sensation d’une catastrophe permanente.

Je reconnais de loin le tertre avec son sommet arrondi où j’ai passé une partie de mon enfance à jouer et à courir. Trois tombes passées à la chaux se détachent sur un ciel gorgé de lumière et mon cœur se met à cogner dans ma poitrine. Je demande à mon cousin de s’arrêter au pied de la colline et de me laisser monter seul. La pente, couverte de petits cailloux et de débris de poterie, est moins raide que dans mes souvenirs. Sur la première des trois tombes, je lis le nom de mon grand-père et je suis étonné. Je ne savais pas qu’il était enterré là. Sur la deuxième, il y a le nom de mon père. Alors je colle mon front contre la pierre brûlante et je demande pardon. Pardon d’être arrivé en retard, pardon de n’avoir pas pu l’assister quand il avait besoin de ma présence, pardon d’avoir été un fils ingrat ne cherchant que son bonheur sur les trottoirs et dans les cafés de Paris. Je n’arrive pas à pleurer. Le soleil brûle en moi,

calcine mes entrailles, mais les larmes refusent de couler de mes yeux. Sur la pente sud de la colline, à l’ombre courte des premières maisons, les chiens allongés respirent péniblement dans l’air brûlant. Leur langue pend largement en dehors de leur gueule. Ils n’aboient pas car le cousin est là. Et puis, peut-être que parmi eux, un chien se souvient toujours de moi, mais qu’il est trop vieux pour s’approcher et me reconnaître. Au bout d’un quart d’heure, je descends et mon cousin évite de me regarder. Il se contente d’engager la voiture sur la route poussiéreuse, soulevant derrière elle un nuage blanc gris.

La deuxième chose à laquelle j’aspire, c’est me rendre dans mon village natal afin de revoir la maison bâtie en pisé qui a entendu mes premiers vagissements. Je brûle également d’envie de marcher dans le patio qui a été le théâtre de mes premiers pas. Deux demi-frères y vivent toujours et le cousin freine devant une maison en terre battue semblable à toutes les autres. Il demande à un garçon et à une fille qui jouent devant la porte d’aller chercher leur père. Je ne les connais pas, et pourtant je suis leur oncle. Quelques secondes plus tard, mon frère sort en traînant ses sandales. On vient de le réveiller car c’est l’heure de la sieste et personne ne se déplace à ce moment de la journée sur une terre transformée en plaque chauffante. Je cherche des formes bien précises. La cour que je veux voir et dont les détails demeurent ancrés dans ma mémoire n’est pas grande, elle n’a surtout pas cette forme bombée. Le colombier et les locaux où l’on gardait les sacs de semence pour l’automne étaient relégués au fond. Il fallait monter des marches, trois exactement, pour être sur le perron. Le salon s’ouvrait sur trois pièces et la porte nord qui était presque toujours fermée donnait sur la colline. En quittant mon frère, je lui pose la question qui me brûle la langue et la cervelle. Je veux savoir ce qu’est devenue la maison en pisé où nous vivions autrefois tous ensemble. Mon frère ne s’attend pas à une question si enfantine, si absurde à une heure où tout le monde fait la sieste pour échapper aux flammes de l’enfer. Il pointe de la main un terrain vague derrière sa propre maison, là où trois barils rouillés flottent dans une marée de sacs de déchets.

— Elle était là. Mais, il y a très longtemps qu’elle n’existe plus. Les maisons en terre battue ne résistent pas très longtemps, tu le sais bien.

Je regarde le royaume de mon enfance et je le vois enfoui sous un amas de rouille et de détritus. Les lieux que j’ai promenés avec moi pendant toutes ces années d’errance finissent donc en ce domaine de poussière et d’éphémère. Le monde que j’ai jalousement gardé dans ma mémoire disparaît pour toujours dans une décharge publique. N’en pouvant plus, je supplie mon cousin de démarrer, de quitter cet espace de désolation. Il me comprend, mais il ne peut pas conduire aussi vite que je le souhaite car, dominée par la malédiction et les routes accidentées, la contrée nous impose ses lois tyranniques.

Je recherche ensuite la ville où j’ai grandi et effectué ma scolarité et je la retrouve transformée, mutilée, défigurée. Mon passé est à tout jamais enfoui sous un déluge de transformations hystériques. Le béton armé vitupère contre les briques de terre qui tiennent encore debout par endroits et les enjoint de disparaître à jamais. Il profère ses menaces en agitant les tiges de fer rouillées dans un ciel électrique et fiévreux. En fait, trois villes se trouvent superposées à l’emplacement de celle où j’ai grandi. La ville que j’ai connue jusqu’à mon départ, celle dont j’ai rêvé durant mon absence ont disparu, et celle qui s’offre à mes yeux ressemble à une vulgaire prostituée outrancièrement fardée.

Cette ville au pied des montagnes n’est plus la mienne. Mes frères et mes sœurs, que la vue d’une orange ou d’une pomme rendait fous de joie, ordonnent vainement à leurs bambins de rester tranquilles. La chaleur qui me fait sans cesse transpirer et me coupe le souffle constitue aussi une nouveauté. Je dois donc repartir, je ne suis plus que de passage chez moi. Deux jours avant mon retour en Europe, je me lève tôt et m’habille sans faire de bruit. Le soleil n’est pas encore levé, mais il fait assez clair. L’unique cinéma de la ville est transformé en dépôt pour les sacs de jute et les pneus des tracteurs. Les antennes et les paraboles l’ont assassiné sans l’enterrer. À présent, tout est difficile, en particulier le rêve et le sommeil. Les chiens errants hurlent jusqu’à l’aube transformant la nuit en un véritable cauchemar. La ville a beaucoup grandi car les paysans récemment débarqués, en quête d’une meilleure situation, se sont entassés dans des maisons hâtivement construites et insalubres. Un bruit sourd s’élève, pareil au long gémissement d’une femme qui pleure un enfant abusivement pris par la mort. Je me dirige vers le sud, là où se trouve le cimetière. Je le vois pour la première fois à une heure si matinale et je suis surpris par le nombre des gens morts à la fleur de l’âge. Une forêt de pierres et de noms se dresse sans interruption dans un formidable chaos qui donne le vertige. Côté ouest, le cimetière a atteint le lit du fleuve ; côté est, il se mêle au cimetière chrétien et même le recouvre. Le soleil vient de se lever et ses rayons s’écrasent sur les tombes récemment chaulées.

La veille de mon retour en France, je retourne sur la tombe de mon père. Je n’ai plus rien à faire dans un pays où je deviens un parfait étranger. Le froid et la grisaille de Paris me manquent et mon HLM coincé entre les maréchaux et les boulevards périphériques me semble beau. J’ai encore des milliers de nuages à recenser de ma fenêtre donnant sur le ciel de la ville. Mon père sait que je suis de passage sur le sol qui m’a vu naître et, comme toujours, il me comprend. Il me donne sa bénédiction et, de sa main, il me fait signe d’aller mon chemin, de suivre la direction du vent.C’est vrai, on ne peut pas rester en un lieu uniquement pour une tombe. La vraie vie est celle qui m’attend ailleurs car, que je le veuille ou non, Paris est devenu mon âme et mon univers, et personne ne peut vivre sans son âme et sans son univers.

Dans la vieille ville de Damas, là où se dressent les murs de la mosquée des Omeyyades, j’achète plusieurs colliers de verre soufflé. Je compte les offrir à mon médecin traitant, à Pascal, le Parigot tête de veau qui m’abreuve de coups tordus, et bien sûr à l’Antillaise qui joue à la police avec moi. Après avoir fait le deuil de mon père, je sais comment rejoindre cet homme fabuleux, non pas dans l’enfer de la mélancolie et de la privation, mais dans le paradis de la mémoire et de la réconciliation. Je comprends à présent ce que les Kurdistan et les France signifient. À Paris, sur les trottoirs et dans les cafés, le bonheur terrestre frôle de très près l’absurde, mais il est intéressant d’y aspirer. Dans l’avion qui me ramène à la capitale, le néant qui m’emboîte le pas m’accorde une chance et je me sens aussi bien que si je venais de respirer le parfum de l’éternité.

Un extrait d’En direction du vent. Editions Non-Lieu, 2010.

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