Le 25 avril 1992, au Commodore Ballroom de Vancouver, les Pixies, formation originaire de Boston, donne leur dernier concert. Ils quittent la scène avant de connaître l’immense gloire qui leur était promise : de la bouche d’oracles aussi prestigieux que David Bowie, Robert Smith des Cure, Kurt Cobain de Nirvana, Bono de U2.
Le 13 avril 2004, au Fine Line Music Cafe de Minneapolis, un groupe du nom de Pixies, comprenant les mêmes membres que la formation précédente, monte sur scène, confirmant ainsi à tout le monde la reformation qui s’annonçait. Ceci est le récit le plus critique et le moins acrimonieux de ce bruyant événement.
Tout commence le 3 juillet 2004, au festival des Eurockéennes de Belfort, où le nouveau groupe donne l’un de ses gigantesques concerts de l’été.
J’étais arrivé en retard. On passe de concerts en concerts qui parfois se chevauchent dans un festival. On ne sait plus où donner de la tête et on se retrouve à faire soi-même en courant ce qu’un disque nous offre d’habitude sans effort apparent : que la musique jamais ne s’arrête.
La scène se trouvait au bas d’une colline sur laquelle la foule penchée s’était ancrée solidement. Il y avait du vent dans les airs. Des hurlements, des cris de joie, aussi. Je n’entendais pas de musique. Le concert avait pourtant commencé. Il n’y avait plus de ciel commun entre la colline où s’était rassemblé le public et celui, en contrebas, où le groupe s’était déjà dispersé, chacun à son poste, pour jouer ses morceaux. Il n’y avait rien de commun pour s’entendre, je veux dire ce ciel bas, cette voûte qui enceint d’ordinaire musiciens et public. Il n’y avait qu’un ciel noir, infini, qui descendait la colline à travers la foule et qui, enjambant la scène, s’élevait dans les airs sous l’aspect d’une immense et hideuse carcasse métallique. La nuit était tombée mais les musiciens, eux, vivaient dans leur galaxie de lumière. Il n’y avait plus d’enveloppe commune entre nous, plus de communication par le haut, la salle s’était éclipsée. Nous étions quelques milliers massés sur les bords d’une presqu’île au milieu de laquelle un étrange espace, de musique et lumière, cherchait à s’ancrer.
Je me souviens de certains aspects seulement. Ce que l’on retient, si ce n’est pas bien entendu la vérité d’un tel événement, est ce qui en demeure important pour soi-même ; ce qui a passé l’épreuve, non pas du temps, mais d’autres temps. Ce qui dure encore en soi et qui est bien difficile, pour cela, à déterminer. Je ne me vois pas tourné vers la scène où ne s’agitent pas beaucoup, de toutes manières, les trois Pixies de devant, Kim Deal la bassiste et chanteuse, Charles Thompson, dit Frank Black, dit aussi Black Francis, le chanteur et principal compositeur, et Joey Santiago, le guitariste, puisque David Lovering, le batteur, s’agite forcément. Je me vois tourné vers les silhouettes qui, comme la mienne, s’agitent et dansent au sommet de la colline. Nous sommes plusieurs à ignorer les écrans qui montrent soit le public, soit le visage d’un des artistes, soit le groupe dans son ensemble, soit une personne particulière dans le public, et ainsi de suite. Nous ne regardons pas ce spectacle stupide. Encore une fois, j’ai sûrement dû la regarder cette scène filmée en simultané devant nous mais je ne me rappelle pas l’avoir fait, du moins très longtemps. Et il faut avoir confiance en la mémoire en ces vagues affaires, elle nous livre généralement dans sa partialité un événement d’une autre teneur.
C’était une farandole comme on en imagine autour de hauts feux de joie. Le foyer était à des dizaines de mètres plus bas mais on courait, on sautait, on gesticulait, on braillait les yeux fermés comme si nous l’avions cerné entre nous. On connaissait les titres par cœur. Pas les paroles, non, les moindres envolées et changements de rythme, les moindres inflexions de voix. Le groupe nous prenait rarement à revers, même en ralentissant les titres comme il le fit plusieurs fois. Ce qu’on perdait en vitesse de course, on le gagnait en nombre de gestes qui symbolisaient, différemment pour chacun, le développement de la musique. Car la musique se développait au fur et à mesure que se déroulait le spectacle que nous dédaignons, elle remplissait l’air, nous cernait. Le ciel ne la contenait plus mais la transmettait au contraire dans tous les coins et les directions. Elle semblait nous venir de partout. Chacun en sa danse (tournoyante) renvoyait la musique à chacun. Personne au sommet de la colline ne semblait être venu pour voir les Pixies. Peut-être dans la plus grande surprise. Tous étaient venus entendre autre chose. Quelque chose d’eux qui exigeait absolument leur présence. Une façon d’être pour la musique. Cette façon d’exister dans laquelle ceux qui se trouvent à l’entendre n’ont soudain plus besoin de prothèses. Plus de casque sur les oreilles tous les jours pour s’envelopper de musique. Plus de casque en permanence pour tirer autour de soi cette membrane au travers de laquelle le monde passera. L’air est empli des Pixies, le ciel tonne de leur musique. L’air vibre de cet épaisseur invisible, impalpable, que nous avalons et répandons par nos gestes, nos courses et nos cris. Nous sommes auprès du groupe comme autour d’un disque qui ne jouerait qu’une fois. Un disque doté d’un système d’amplification assez puissant pour faire de la musique une véritable atmosphère. Que nous soyons nombreux à l’entendre et tous en même temps, même endroit. Musique-intempérie, musique éphémère.
On regardait ces milliers de disques dormir debout, un peu penchés, dans les bacs et on regardait, sans la voir, l’histoire de la photographie s’étaler devant nous, dans le plus grand désordre, dans la plus grande profusion de techniques, des plus simples aux plus savantes, dans la plus grande variété de pointures dont on ne saurait jamais le nom mais qu’un autre averti aurait tout de suite repéré parmi ces albums. La visite chez le disquaire était un moment toujours aussi magique. De cette magie dont on sait que les seules apparences sont concernées par le violent et magnifique changement qui se produit sous vos yeux : mais justement, donnant ainsi le plaisir de découvrir, de décoller le brillant jeu des apparences dans la lumière pâle d’un jour ordinaire. Mieux que la télévision − ce cube sonore auquel nous accordions tant d’heures pour qu’il nous donne images et sons montés ensemble − la boutique du disquaire était ce lieu réel dans lequel on pouvait pénétrer et se trouver au cœur d’une concentration de formes et de couleurs inédites. Un féérie pour les yeux dont on devait extirper l’équivalent des oreilles : rond noir ou brillant caché derrière un carré de lumière. L’album. Comment faire entendre aux yeux ce qui tient glissé et protégé à l’intérieur ? Sur la pochette, quels signes déposer autres que les noms des musiciens pour que les yeux s’y arrêtent et commencent à s’y engouffrer ? Des signes qui parlent aux mains qui finiront par s’emparer de l’album, qui le tourneront et le retourneront en tous sens ? (La braguette de Sticky Fingers des Stones, la banane auto-collante des Velvet mais qui d’autre à part Warhol pour faire ça ?) Des signes qui déboussolent le corps ou l’aiguillent et qui, bien qu’inaudibles, parlent en premier lieu aux oreilles ? Des signes qui alertent les yeux et qui les mettent en éveil ? L’album était un livre qu’on ne feuilletait plus librement, pour le couvrir aussitôt d’un indicible murmure : l’album était un écran de télé, de faible portée, qui contenait dans sa boîte une partie des émissions qu’il propageait à l’extérieur. On ne peut pas comprendre ces différentes machines d’audiovision sans les mettre en relation. Au temps de la télé, l’album réalisait une écran à l’image arrêtée et au son coupé. Il déterminait par lui-même un rapport original entre l’image et le son.
Il n’y avait rien de tout cela dans les albums des Pixies. À part peut-être Trompe le Monde, où, si les yeux déjà obnubilaient le corps, ne lui laissaient d’autre échappatoire réel que ce petit carré de papier bleu et blanc, on pouvait avoir le désir de toucher, de palper, renfoncés dans un mur, ces petits yeux qui semblaient appartenir à des mollusques martiens. Mais c’est que l’effet de l’album, sa capture à distance avait déjà fonctionné. Mini-scène pour musique insonore.
Le groupe on ne savait même pas ce qu’il pouvait faire et on ne le demandait pas. On écoutait les cinq ou six disques qui portaient ce nom et c’était tout. On ne s’attendait pas à ce qu’il y ait plus que cela. Cela, ce serait à dire ce que c’était au juste. De la musique seulement qui serait toujours jouée par un lecteur. Les platines et les amplis que l’on trouve, que l’on trouvait dans nos chambres ou nos salles à manger lisaient les disques qu’on leur soumettait et point barre. Ils les lisaient parce que les formats coïncidaient, que l’industrie à coups de faillites, d’espionnages, de concurrence impitoyable, d’accords louches et illégaux, avait fini par établir un ou deux types de supports accessibles à tout le monde. Ma platine lisait tous les disques lasers du groupe. Je faisais scintiller leur envers en les sortant du boîtier. Et même après de multiples passages, la musique ne s’épuisait pas, elle continuait. Le disque fixait un niveau d’énergie qu’aucun groupe, pas même eux les Pixies, ne pourrait soutenir sur scène. Il jouait encore et encore.
On saurait plus tard que, même si le disque échappait aux multiples accidents de sa manipulation et de son stockage : toutes les rayures, les échauffements, les chocs, auxquels il serait fatalement soumis, eh bien le disque, ce disque que je faisais briller à la lumière du jour à la fenêtre du troisième étage, ce disque-là et tous les autres du même nom ne pourraient être lus indéfiniment. L’écriture qu’il portait, qui se trouvait hors de portée de mes yeux, qui se trouvait à un niveau apparemment immatériel, s’effacerait peu à peu, lentement, doucement, même indépendamment du nombre de lectures. La musique s’effacerait sans un bruit. Comment, les disques du groupe avec lequel je passais tant de temps dans ma chambre, ou que j’écoutais avec des copains dans la grange, sur le poste tout neuf que je m’étais payé en travaillant un mois entier d’été, ces disques-là, mes disques allaient finir silencieux ? Il y restera les pochettes. J’aurais sûrement changé le boîtier cristal tellement fragile, si exposé aux chutes sur le parquet, mais l’album, les pages du livret, la couverture arrière, le front et le back du disque resteront intacts, cornés mais intacts, toujours encore en état d’être vus et lus de mes yeux. Mais la musique… la musique du groupe disparaîtra avant les signes alphabétiques et les signes visuels que l’on peut lire sur l’album. Le disque deviendra muet, l’album continuera de parler. Et même moi, je continuerai à feuilleter l’album alors que mes platines, mes baladeurs et mes postes auront failli eux aussi. Problème de cellule certainement. L’œil optique avec lequel les machines lisent et interprètent les disques sera crevé. Les machines meurent en premier, viennent en second lieu les disques et demeure l’album. Première trace, dernier vestige de la musique.
Oui les machines lisent et interprètent les disques, même si aucune machine, du moins si l’on pense par modèles et séries, ne lit un disque de la même façon. C’est même pour cela qu’on se renseigne avant d’en acheter une, machine, parce que le son ne sera pas le même avec celle-ci ou celle-là. Que nos oreilles le savent. Oui, on confie nos habitudes, nos préférences d’écoute à ces machines qui ensuite liront uniformément l’écriture qui leur sera soumise − jusqu’à ce que les disques du groupe ne soient plus lisibles et qu’on se demandera s’il faut les racheter ; jusqu’à ce qu’ils se reforment, et qu’il faudra s’habituer, alors, à se dire, les voyant, les écoutant sur scène, que c’est toujours le même groupe que celui qu’on entendait même plus sur les disques, que eux ne se sont pas effacés, que c’est toujours le même groupe avec moins de cheveux, moins de morgue, plus de kilos et moins d’énergie ; que oui, c’est peut-être bien toujours le même groupe qui joue près de moi ce soir, le groupe qu’on écoutait respirer sur le disque, cracher tout l’air que ses poumons contenaient, et qu’il ne restait plus rien pour vivre après ça, juste à s’essouffler un peu plus les quelques années qui viendront encore, tant que la vie courra plus vite que nos réserves d’air. Oui, il faudra voir si on respire encore en entendant le groupe jouer sur cette vague scène, histoire de se mettre d’accord avec soi pour dire si c’est bien le même groupe qui… il faudra…
La reformation du groupe, on savait qu’elle relançait la vieille question de l’histoire du rock, sa pérennité, sa longévité ou sa survivance, la place de l’image dans l’immortalité qu’on lui accordait ou lui contestait. Le groupe était pourtant l’un des plus grands de cette fin du vingtième. Même s’il ne fut jamais, du temps de sa première lancée, un groupe populaire. Ils ont vendu, tourné, été encensé, joué le jeu de la pop, mais n’ont jamais été fredonnés par lui, et lui, et lui, un matin dans une rue commerçante. Ils se sont dissous quelque part avant que ça n’arrive. L’ironie de l’histoire d’un groupe dont la gloire fut de n’avoir jamais pu sortir tout à fait de l’underground. Jamais totalement. L’inverse d’un Nirvana qui clôturera dans le sang cette histoire. Les reformations successives, le départ d’un des membres, la récente publication d’un album, le recrutement de nouvelles bassistes pour la scène, donnent l’impression d’un rêve manqué. Le rock’n’roll supporte mal cette volonté de durer. La longévité doit toujours être rapportée à la sauvagerie de l’intensité première. Si un groupe dure trente, quarante ou cinquante ans, il doit toujours donner l’impression de tenir porté par la lame de fond qui les a vus débouler sur la terre. Un élan unique, inarrêtable mais toujours éphémère.
Il n’y a pas de répertoire laissé à la postérité qui pourra être joué, par la suite, par un autre. Joué bien ou mal. Ce seront deux événements musicaux radicalement différents. Il n’y a que des reprises. Jamais un groupe autre que les Pixies ne pourra jouer authentiquement du Pixies. Le rock’n’roll est profondément organique. Il est donc mortel.
Du groupe, on trouvait peu de photographies qui montraient ce que ça pouvait donner en concert. Quelque chose du rock’n’roll avait disparu dans ce vide d’images.
Le Romantisme soumit la photographie à son nouveau point de vue jeté sur le temps. Le temps, au XIXe siècle, permettait à chacun de faire l’expérience même de la vie, le temps lui-même était une partie du vivant, peut-être la plus fragile. D’où les innombrables formules que l’on trouve à cette époque, et qui durent encore aujourd’hui : la photographie comme immobilisation du temps, comme mise à mort ; la photographie comme condamnation à mort du sujet même de l’image. La photographie tuait le temps par l’image arrêtée et le cinéma naissant, par contrecoup, avait beau jeu d’apparaître comme l’image même du présent vivace des choses, grosses des hautes branches de l’avenir mais aussi des profondes racines du passé. La photographie du XIXe siècle ne put échapper aux noces antiques de l’image et de la mort : toujours imago, masque funéraire à disposition des vivants. Et pourtant, à l’inverse, elle fut aussi comprise et employé comme moyen de sauvegarde des choses. Si d’un côté, la photo, de par l’immobilité de son point de vue, trahissait la mort de celui qui regarde, pouvait, d’un autre côté, sauver aussi les choses de la fugacité, de l’instantanéité qui les voue fatalement à la mort. Choses évanouissantes, passagères, éphémères, l’image photo devenait capable de les extirper d’une disparition prochaine, de leur donner encore ce peu de vie que promettait la beauté et la résistance du support. Survie et sursis d’un côté, du côté de l’image ; meurtre et condamnation à mort de l’autre, du côté de l’objet de l’image : la photographie avait avoir simplement avec le temps mort. Le cinéma fera disparaître tout cela, du moins dans son acception la plus banale, il enchevêtrera tant les images que le temps aveugle, le temps du clin d’œil, suspendu entre les poses, deviendra invisible : temps plus court encore que l’instant entre deux images photographiques, vie bouillonnante plus rapide encore que la mort régulière que simule un battement de paupières.
Peu de photos du groupe en cette fin des années 80, comment ça ne pourrait pas rejaillir sur le choix spontané qui m’avait conduit à privilégier les photos noir & blanc. Des photos sans couleur pour rendre manifeste les rapports sensibles que la musique rock établit avec l’espace, les espaces où il est possible de l’entendre. Forme de nostalgie, sans doute, dont ces larsens sont l’avancée thérapeutique. Car le plaisir mélancolique des hauts temps de l’histoire du rock, n’est plus à même d’affecter mon rythme cardiaque, durablement ou profondément. L’émotion n’est plus que souvenir, disponible même à son interprétation et son analyse. Photos noir et blanc du rock’n’roll : une manière de ranger les premiers temps du rock dans un passé révolu, une manière d’en établir, d’en sauvegarder la splendeur primitive, au-delà du faux chatoiement des couleurs. Faire de l’image la survie d’une musique éteinte. La photographie comme faisant entendre le silence actuel de la musique rock défunte. Il y a sans doute ce reste de romantisme dans le choix des images. Mais impossible d’entonner le refrain de la mort du rock. Rock is Dead chantait déjà Jim Morrisson, le rock ne cesse de chanter sa propre mort depuis plus de cinquante ans.
Mais il me semble que les photographies ont une autre valeur. Avec ou sans couleurs. Les photographies n’arrêtent pas le temps mais prélèvent dans le flux temporel un moment autour duquel on ne s’arrêterait peut-être pas forcément et que l’image cinématographique éclipse au fur et à mesure de son déroulement. La photographie est spontanément analytique, abstraite d’une certaine façon, tandis que les captations cinématographiques − sauf peut-être quand elles sont faites par de véritables artistes et non par des caméras amateurs ou des régies de télévision − tentent de restituer l’intégrité d’une durée avec ses différents épisodes. La photographie d’un instant de concert est peut-être l’équivalent d’une anecdote qui marque la mémoire d’un détail : si on sait en tirer les conséquences, tout peut devenir différent, on ne verra plus les choses de la même façon.