La Cour Suprême a pour fonction de résoudre les litiges fréquents concernant les lois des Etats et elle s’appuie pour cela sur la seule Constitution. Celle-ci n’a pas changé depuis plus de 200 ans. Sur ce continent quasiment vierge, elle donnait à chacun sa chance, avec un Etat presque considéré comme un mal nécessaire, élu et contrôlé par le peuple, présent pour concrétiser et en quelque sorte refléter les volontés publiques. La liberté de pensée, d’expression et d’action étaient sacrées, limitées uniquement par la liberté d’autrui.
On peut affirmer que cette Constitution, ancrée dans les notions de Liberté individuelle, d’Egalité entre les hommes et de Recherche du Bonheur individuel, a formé l’idéologie de la Démocratie américaine et mondiale, et en ce sens constitue le principal pilier de la culture américaine. Elle correspondait à l’époque à une idéologie utopique établie par ses Pères pour former les bases de la société nouvellement détachée de la tutelle anglaise. Ce terreau noble était prêt à recevoir des graines.
Au siècle dernier, celles-ci germèrent, sous la forme d’immigrants échappés de la révolution industrielle anglaise, émissaires d’une idéologie naissante et miraculeusement complémentaire de la démocratie : la rationalité économique. On peut situer à cette époque le changement de statut de l’argent. Celui-ci passa du statut de pur moyen d’accéder à la puissance qu’il avait encore pendant la Renaissance, lorsque le métier de banquier était pratiquement ignoré, au statut de but qu’il a encore aujourd’hui. La " chance " de chacun avait enfin un nom. La simplicité scientifique du système (" plus d’argent, à l’infini ") fit rapidement passer le Capitalisme de l’état d’idée à celui de Foi véritable.
Il en détenait tous les attributs : il s’imposait comme Vérité à celui qui l’acceptait, il donnait une direction de vie, il expliquait le monde, il justifiait toutes les actions, il était sérieux, il était impitoyable, il rassemblait tous les croyants en son sein. Et surtout, dans ce monde d’immigrants, il était accessible au plus démuni.
Le capitalisme devint l’espoir de chacun, de tous, l’opium du peuple, le credo d’une nation. Il généra ses Inquisitions comme le McCarthysme, il eut ses Saints et ses chemins de croix et ses guerres, chaudes ou froides de religion, comme le Vietnam, l’URSS, Cuba ou la Chine. Il donne aujourd’hui ce regard illuminé aux yuppies pressés dans les rues des métropoles, le regard fixé sur le profit lointain, indifférent à l’entourage.
Bientôt, chacun vendait, incitait à acheter, achetait. L’euphorie gagnait, tous frères dans la même foi, tous illuminés, tous sérieux. Le consumérisme comme voie du Salut de l’individu et de la nation. Trouver des marges, des parts de marchés, scientifiquement, statistiquement. S’étiqueter mutuellement en tranches de population, cibler des produits sur les moyennes, les faire connaître au plus grand nombre possible, générer l’envie d’acheter.
Le capitalisme a ses prosélytes, et son église : la Télévision. Celle-ci établit un lien direct entre les producteurs et les consommateurs du produit, liquide vaisselle, morceau de musique ou pays touristique. La télévision privée n’a qu’un produit à vendre : son audience, et les publicitaires sont ses seuls clients. Son existence ainsi assujettie à la publicité qui la finance, la télévision doit toucher le plus grand nombre possible et inciter à acheter.
La Manipulation des foules fit à son tour son entrée dans la Foi. Etudiée consciencieusement dès le siècle dernier et expérimentée sous diverses formes, en particulier par Gœbbels dans l’Allemagne nazie, les mécanismes de la manipulation des foules sont aujourd’hui bien compris et utilisés avec succès par la télévision : simplification et réduction des modèles de pensée et d’action, caricature, répétition, abolition de l’esprit critique, infantilisation, utilisation des symboles et mythes les plus simples, amusement des foules, exaltation des émotions primaires (amour des enfants, peur de la mort, compétition, etc..). Aujourd’hui, scientifiquement, efficacement, avec application et sérieux, chacun l’applique sur chacun, au point de faire de la crédulité et de la naïveté des valeurs estimées. L’esprit critique est sacrifié sur l’autel de la démocratie et du capitalisme. Le peuple américain procède à un lavage de cerveau auto-infligé systématique.
Ces manipulations vont des plus vastes (le gouvernement américain vendant l’invasion de la Somalie, alors que les quatre plus grandes compagnies de pétrole américaines n’attendent que l’accalmie dans ce pays pour exploiter enfin les gisements de son sous-sol) aux plus minimes (le clin d’œil du bonimenteur : "c’est bon pour moi, donc c’est bon pour vous"), mais toujours dans le même but, et toujours avec la même complicité religieuse et fraternelle des manipulés. Le capitalisme démocratique, par le moyen de la télévision, justifie et consacre la manipulation généralisée comme Voie du Salut d’un peuple d’imbéciles égaux, libres et heureux.
Les critiques des mass média et de leur influence néfaste sur les foules ont été nombreuses, des marxistes de l’Ecole de Francfort dès après la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à l’anarchiste auto-proclamé Noam Chomsky aujourd’hui. Toutes supposent ou insinuent la présence d’une caste de privilégiés détenant les rênes de la Manipulation, et l’utilisant dans des buts probablement " immoraux " et connus d’eux seuls, pour orienter une foule ignorante et passive. Cette victimisation du peuple est en effet bien rassurante et permet de désigner à la vindicte populaire un bouc émissaire, d’ailleurs en général assez mal défini : la classe politique, le système militaro-industriel, les médias, et ainsi de dégager le peuple de ses responsabilités.
Malheureusement, l’histoire et les nombreuses études d’impact menées depuis avant la Seconde Guerre mondiale nous montrent les limites de toute tentative de manipulation. L’opinion publique ne peut être que légèrement ou temporairement affectée par la plus vaste des opérations de propagande, qu’elle soit politique ou commerciale. Dans une société démocratique, les hommes politiques, les publicités et les médias ne modifient pas l’opinion publique, mais ne font que la refléter. On connaît l’importance des sondages pour les hommes politiques et on comprend par exemple le fait que le budget qui leur est accordé à la Maison Blanche ait été multiplié par dix depuis l’arrivée du démocrate Clinton à la présidence. L’homme politique ne peut que surfer sur la vague de l’opinion majoritaire, qui a ses lois propres et ne se préoccupe pas du surfeur qui ne fait que la divertir, la fasciner ou l’énerver.
On entrevoit ainsi une société née dans le cadre relativement permissif des valeurs fondamentales initiales de Liberté, d’Egalité et de Recherche du bonheur, ayant embrassé le capitalisme comme plus court chemin vers ce dernier, et ayant utilisé à grande échelle pour y accéder les méthodes efficaces de la manipulation. Celle-ci, loin d’orienter les opinions, les a homogénéisées, profitant pour cela de la crédulité qu’elle suscitait et dont elle se nourrissait. La vague née dans la liberté de l’océan est devenue déferlante, entraînée par sa propre force d’inertie, engloutissant les vaguelettes sur son passage, toutes ses gouttes libres, mais finalement allant dans la même direction.
Bien sûr, l’Amérique est le pays de l’égalité, le pays du foisonnement des expériences humaines extrêmes, le pays de la liberté. C’est pourquoi aujourd’hui, elle sert de modèle à toutes les démocraties du globe, antithèses des totalitarismes asservissants et des nationalismes rétrogrades. Un jour, peut-être, tous les humains de la terre seront égaux, libres et heureux, et arrêteront enfin de se poser des questions.