« La géopoétique, rappelait Kenneth White en 2011, est à la fois l’étude de l’organisation inhérente à l’univers, la formation d’un monde humain et l’expression de cette formation. » En prenant les éléments à la racine, on peut considérer que cette question s’est posée dès l’origine de notre espèce. Disons que l’hominisation a rencontré ce triple aspect du fait d’exister en tant qu’humain, progressivement, mais de façon certaine : étudier le milieu dans lequel on évolue ; y survivre par une adaptation réciproque — par exemple de l’homme au paysage et du paysage à l’homme ; exprimer cette vision du monde avec le langage, notamment.
La plupart du temps, les conjectures sur l’origine du langage, voire sur le langage des origines sont d’ordre philosophique. Par définition, l’archéologie des langues ne trouve pas de traces écrites avant que la préhistoire ne s’achève. Pourtant, les langues existaient bien avant : depuis des centaines de milliers d’années au moins (certains estiment que Homo habilis, il y a deux millions d’années, avait un langage articulé) et avec un degré d’élaboration en rapport direct avec les capacités techniques de la main propres à ‘peser’ sur le milieu naturel, justement. Depuis quelques décennies, la paléo-linguistique s’aventure jusqu’à circonscrire une langue ‘première’ (voir Aux Origines des langues et du langage, sous la direction de Jean-Marie Hombert, Fayard, 2005). Sans aller jusqu’à l’hypothèse d’une telle langue, appelée ‘proto-mondial’ et qui aurait existé il y a 200 000 ans, il n’est pas inintéressant de se pencher sur les recherches faites à partir du matériau linguistique actuel et d’imaginer de quelle ressource disposaient ceux qui ont exécuté un art pariétal de toute splendeur...
Un travail d’anthropologie linguistique
Une étude britannique vient de suggérer qu’un ensemble de mots très communs appartenant à une superfamille de langues eurasiatiques pourraient trouver leur commune origine au Pléistocène supérieur, il y a 15 000 ans (quelques milliers d’années après Lascaux), à la fin du dernier grand âge glaciaire. Leur étude statistique, qui prend en compte la fréquence avec laquelle les mots sont utilisés dans le discours quotidien commun, prédit l’existence d’une langue mère dont auraient procédé sept langues eurasiatiques.
Les auteurs ont ainsi mis en évidence vingt-trois mots dont la phonétique est suffisamment proche avec son équivalent au sein des sept familles de langues eurasiatiques pour qu’on pense qu’ils sont apparentés. En français, ces mots sont : tu, je, non, cela, nous, donner, qui, ceci, quoi, homme/mâle, vous, vieux, mère, entendre, main, feu, pousser, noir, couler, écorce, cendre, cracher, ver.
En rapportant cela aux données de génétique des populations, ils suggèrent que les populations proto-dravidiennes auraient migré du centre vers le sud-est du continent il y a environ 15 000 ans. La carte A et le schéma B ci-dessous montrent que les langues parentes se seraient retrouvées géographiquement voisines. Le schéma B est un arbre phylogénétique qui permet de voir les langues se dissocier les unes des autres. Rapporté à la carte A, ce schéma permet de constater par exemple que les langues proto-ouraliennes (PU) et proto-indo-européennes (PIE), proches phylogénétiquement, sont en contact géographique privilégié ; de même que les langues proto-chukchi-kamchatkanes (PCK) et proto-inuit-yupik (PIU).
La conclusion de leur étude est que les mots les plus courants se maintiennent remarquablement bien et que si la famille eurasiatique dont ils postulent l’existence est en effet vieille d’une quinzaine de milliers d’années, les formes sonores des mots sont restées associées au même sens depuis la fin de la dernière glaciation, en dépit de la séparation des branches. Aux yeux des auteurs, la plus surprenante découverte est que les mots sont des duplicateurs culturellement transmis (culturally transmitted replicators) des milliers de fois de locuteur à locuteur à chaque génération tout en étant sujets à des influences corruptrices telles que la concurrence entre mots, les emprunts et les erreurs de prononciation.
Réflexions sur l’origine
Mis à part la prudence avec laquelle il faut accueillir cette étude — même si les auteurs ont pris soin, dans leur article, de répondre aux objections —, je crois qu’il faut déjà lancer un contre-feu aux réflexions qui bourgeonnent de-ci de-là sur la toile. L’idée d’une origine commune aux langues est très ancienne, elle fut le fait d’idéologies diverses : religieuses, politiques, jusqu’au XIXe siècle où les linguistes allemands (W. von Humboldt & F. Bopp au premier chef) ont émis l’hypothèse d’une langue commune à de nombreuses langues d’Europe et d’Asie : l’indo-européen. C’était une des conséquences des échanges culturels (essentiellement des traductions de textes sacrés sanscrits d’Inde) entre Europe et Asie. Mais assez rapidement, l’idéologie renomma ces langues indo-européennes langues indo-germaines puis aryennes.
« Le véritable passage de l’orientalomanie romantique à l’orientalisme, au plan de la linguistique, est le fait de Wilhelm von Humboldt et de Franz Bopp. Humboldt, dont l’activité en linguistique s’étendit de 1820 à 1835, garde du romantisme la nostalgie de l’unité. Proposant une distinction des types de langues recoupant celle d’A.-W. Schlegel entre langues agglutinantes et langues fléchies, Humboldt estime que ces dernières sont les plus aptes à exprimer les exigences de l’Esprit. Au sein de celles-ci, il en est une, le sanscrit, qui se rapproche le plus de la forme idéale et qui put étendre, grâce au grec et au latin, sa bénéfique influence dans l’Occident : « Cette langue originelle conservait donc un principe vivifiant, grâce auquel, pendant trois millénaires au moins, pouvait se développer la trame de l’évolution spirituelle de l’humanité ; elle possède assez d’énergie pour régénérer les langues modernes à partir d’éléments dégénérés et dispersés. » Les langues ‘sanscrites’, qui sont pour nous les langues indo-européennes, auraient par leur perfection conféré aux peuples qui les parlaient une supériorité intellectuelle indéniable dont la race blanche serait évidemment le parangon. Mais nous sommes encore dans l’orbe des théories romantiques.
Les dernières hypothèques romantiques sur la linguistique sont levées avec Franz Bopp. La publication de son Système de conjugaison (1819) avait déjà provoqué quelques remous dans les cercles romantiques, à cause des critiques adressées aux grammairiens indiens qui estimaient, comme les romantiques, qu’une langue était un tout achevé. Mais c’est surtout sa Grammaire comparée du sanscrit, du zend, du latin, du lithuanien, du gothique et de l’allemand (1833-1849) qui modifia profondément la perception du sanscrit. Tandis que « pour les Schlegel, Windischmann et même Humboldt le sanscrit n’était que la clef du monde primitif, Bopp considérait cette langue elle-même comme le seul résidu du monde primitif ». Ses investigations purement linguistiques ébranlèrent bien des dogmes romantiques, et en premier lieu celui qu’ils partageaient avec les brahmanes : l’âge d’or originel. Après lui l’Inde ne pouvait plus être considérée comme dépositaire de la Révélation primitive. Le sanscrit, langue parfaite, devait être le résultat d’une longue élaboration qui rendait caduque la perfection supposée des origines. Pourtant, en 1833, il devait encore repousser « l’expression indo-germain [forgée en 1823 par l’orientaliste Julius von Klaproth], ne voyant pas pourquoi on prendrait les Germains pour les représentants de tous les peuples de notre continent ». Sa probité intellectuelle ne fut pas la règle, et l’on assista alors à l’annexion de la linguistique par l’anthropologie raciale et à son renforcement par les passions politiques... »
(extraits de Régis Poulet, L’Orient : généalogie d’une illusion, Septentrion, 2002, 756 p.)
Il n’est donc pas question de s’engouffrer dans une mise en valeur de l’origine en ce qu’elle serait parfaite, mais plutôt de se pencher sur un lointain passé du langage dont on sait qu’il n’est pas le plus ancien mais qu’il nous est accessible par reconstitution.
D’un point de vue culturel, cette lointaine parenté rappelle les intuitions et développements de Kenneth White, affirmant dans La Figure du dehors (1982) qu’il existe des similitudes entre la « culture celte (ou hyperboréenne, ou eurasiatique) » [1] et le monde grec. Selon lui, il est une certaine Grèce asiatique, celle des Présocratiques, d’Homère, qui fut étouffée par l’influence athénienne dont Socrate est comme l’incarnation. Au Nord Est de la Grèce athénienne s’épanouissaient selon White des peuples qui devaient constituer « la grande celtitude » dont l’origine n’est « ni l’Irlande, ni l’Écosse, ni le pays de Galles, ni la Bretagne [mais] le Caucase et la Scythie. » [2] Il relie même les Celtes aux Asiatiques en écrivant que « c’est [...] l’esprit celte qui est le plus ‘oriental’. » [3] Par quoi il faut notamment entendre un esprit « libéré du rationalisme, du réalisme et du matérialisme afin d’être ouvert aux intuitions directes, aux ‘saisissements’ ». [4]
Il évoque une ‘culture circumpolaire hyperboréenne’ à laquelle il rattache le shinto à travers les déclarations de Frithjof Schuon pour qui le shinto pourrait être la forme « la plus intacte » de ce qu’il appelle « le chamanisme hyperboréen », qui s’étendrait « à travers la Sibérie et les pays mongols adjacents, jusqu’en Amérique du Nord. » [5] La mentalité hyperboréenne serait une « immanence transcendantale, c’est à dire l’idée que la nature est non seulement tout ce que l’on a : elle est tout ce qui est nécessaire — à condition que l’on sache voir en elle. » [6]
Cette culture pourrait bien plonger dans la préhistoire jusqu’au Paléolithique supérieur ; l’hypothèse d’une religion de type chamanique faisant de moins en moins débat parmi les préhistoriens.
L’intérêt de l’étude linguistique est non seulement d’attirer notre attention sur une communauté de culture ancienne et à l’échelle continentale, mais également de nous permettre, à partir d’un échantillon de vocables, d’imaginer comment le monde est devenu monde pour notre espèce à travers le langage, comment le langage peut nous montrer de quelle façon l’homme et son milieu se sont entre appartenu. C’est ce qu’étudie la mésologie, théorisée par Uexküll, Watsuji et Berque :
« Telle qu’on l’entend ici, la mésologie diffère de la conception de Bertillon [anthropologue français du XIXe siècle], comme de l’écologie, sur un point capital : l’introduction d’une perspective phénoménologique et herméneutique, laquelle fait de la subjectité (l’auto-référence) du vivant, et plus particulièrement de l’humain, la condition de l’existence des milieux. Autrement dit, le milieu n’est pas un donné objectif universel, comme l’environnement l’est pour l’écologie, du moins en principe – le principe qui fait de celle-ci une science de la nature conforme au paradigme moderne classique, i.e. celui qui repose sur le dualisme sujet-objet. Issu du décentrement copernicien, ce paradigme postule un « point de vue de nulle part », censé être celui de l’objectivité scientifique. La mésologie en revanche prend en compte le fait qu’un milieu étant nécessairement centré sur la subjectité d’un vivant quelconque – espèce ou individu –, il est propre à ce sujet, donc singulier et non point universel. Dans un environnement identique, le milieu d’une certaine espèce n’est pas celui de telle autre espèce, et celui d’une certaine culture n’est pas celui d’une autre culture.
Ainsi, le milieu suppose le sujet, qui suppose le milieu. Il y a entre les deux non point l’altérité radicale que le dualisme postule entre le sujet (le vivant) et l’objet (l’environnement), mais une élaboration réciproque, laquelle se concrétise progressivement au cours de l’évolution et de l’histoire. Le milieu n’est pas un donné, mais un construit. » (source)
Dans les quelque vingt-trois mots proposés par les linguistes britanniques, nous découvrons ces amers que sont les pronoms, pour habiter un monde où l’échange avec le milieu — humain & non-humain — est inévitable et indispensable. Nous pouvons imaginer l’inscription dans le symbolique des expériences élémentaires quotidiennes. Nous pouvons essayer de saisir ce qui fait que nous sommes au monde ou que nous n’y sommes pas…
Des grottes peintes à la géopoétique
Mais la réflexion géopoétique nous entraîne encore plus loin que la linguistique et la mésologie, quel que soit leur intérêt. Pour saisir la portée du bouleversement qu’ont connu nos ancêtres lorsque les glaces se sont enfin (et progressivement) retirées, il semble nécessaire de ne pas trop s’appuyer ni sur le langage verbal, ni sur l’opposition entre sujet et objet — même lorsque cette dernière est nuancée — parce que ce sont des bases de réflexion relativement récentes. La géopoétique cherche les expériences premières afin de permettre l’ouverture d’un monde où le rapport humain à la Terre ne poserait pas problème. Dans cette recherche, menée dans toute l’œuvre de Kenneth White, il apparaît que la notion même de sujet est une limite à l’émergence d’un nouveau champ culturel radical. Bien qu’il ait une grande admiration pour l’œuvre de Martin Heidegger, Kenneth White ne partage nullement l’essentialisme du langage du philosophe allemand qui lie ontologiquement l’être au langage. Le langage humain est un des moyens d’exprimer une vision du monde. Mais il n’est pas le seul. Afin de remonter aux expériences premières et de retrouver une situation de nouveauté face au monde, laquelle nous fait tant défaut, nous avons mené une réflexion sur l’art des grottes peintes, à partir des connaissances de notre époque en préhistoire, en anthropologie, en ethnologie et en psychanalyse tout en nous aventurant plus loin jusqu’au champ de la géopoétique — où des sensations fraîches réapparaissent.
C’est là le propos du Vol du Harfang des neiges qui tire pour aujourd’hui et demain des enseignements des expériences paléolithiques.