Issus tous deux des marges celtes de la Grande-Bretagne, l’Anglo-Irlandais Ted Hughes (1930-1998) et l’Ecossais Kenneth White (né en 1936) viennent du prolétariat, fils d’artisan devenu buraliste pour Hughes, fils de cheminot pour White. Ils ont pu profiter des avantages culturels accordés par le Welfare State aux jeunes intelligences brillantes et mener des études jusqu’à l’université, de Cambridge (Hughes), de Glasgow et Munich puis Paris (White). Ces avantages sociaux se conjuguent avec ceux d’une enfance et d’une adolescence ouvertes, chez Hughes sur la campagne du Yorkshire, chez White sur le rivage atlantique et l’arrière-pays de l’Ayrshire au sud-ouest de Glasgow, pour lier intimement leur poésie et leur pensée à la vie élémentale, rurale pour le premier, montagnarde et marine pour le second.
D’étonnantes similitudes rapprochent ces deux créateurs quasi contemporains, en révolte ouverte contre la scène culturelle de leur temps, et confrontés à la problématique, tant métaphysique que scientifique, de notre siècle après l’effondrement des valeurs humaniste séculaires qui mettaient au centre de la pensée occidentale une Raison devenue despotique. Avec des critères et un diagnostic très proches au départ, ils répondent à l’attente épistémologique du vingtième siècle finissant par des attitudes métaphysiques diamétralement opposées. C’est ce double parcours, parallèle puis divergent, que l’on va tenter de retracer ici en prenant pour référence la piste chamanique telle qu’on peut la suivre dans les deux oeuvres.
Pour les deux créateurs, le poème est un intermédiaire agissant entre l’homme et le cosmos, en quelque sorte sur un même plan ontologique qu’eux : « Poetry is not made out of thought or casual fancies. It is made of experiences which change our bodies, and spirits, momentarily or for good. » (La poésie n’est pas faite de pensée ou de rêveries vagues. Elle est faite d’expériences qui transforment nos corps et nos esprits, momentanément ou pour de bon . ») (Hughes, Winter Pollen, « Poetry in the Making ») Pour White, le poète « ne regarde pas la poésie d’un point de vue littéraire, mais anthropologique, cosmologique. Des choses comme le rythme et le langage sont en fait cosmologiques bien avant d’être littéraires. Quand la poésie perd conscience de ses sources originelles, elle devient de la simple littérature - ce dont je puis, quant à moi, me passer. » (ETC p. 65).
Les deux poètes mettent l’accent sur l’énergie élémentale à l’oeuvre tant dans le monde physique que dans le corps et le psychisme humains. Ils éprouvent peu d’affinités pour la scène culturelle des « fifties » et des « sixties » dominée en Grande-Bretagne par un « Movement » d’obédience néo-classique et un courant « pop » qui tous deux se centrent sur la quotidienneté de la vie urbaine et suburbaine aux dépens des données premières, primordiales.
Car, dans le sillage de Nietzsche, il s’agit pour l’un et l’autre de sortir de l’état de confusion idéologique et existentielle auquel la Modernité, selon eux, a fini par mener la civilisation occidentale : le refus de White, « Nous sommes en plein cauchemar. Et nous y sommes depuis longtemps » (FD p.30) répond implicitement à Hughes « We haven’t created a society but a hell », « our civilisation is an evolutionary dead end » (WP, « the Environmental Revolution », et dans Faas, interview, p. 198) (« Ce n’est pas une société que nous avons créée mais un enfer (...) notre civilisation est un cul de sac de l’évolution »).
Plus encore qu’à la poésie et à l’art de leur temps, ils réagissent contre la métaphysique dualiste occidentale déjà contestée au siècle passé par les Romantiques allemands et anglo-saxons et surtout par Nietzsche puis par Heidegger, et par tout un courant de la pensée et de l’art contemporains.
White attribue la « cacotopie » qu’est devenue la civilisation contemporaine à la « logique réductrice » (AT p.14) aristotélicienne qui a compartimenté et figé la pensée en « topoï » étanches, et à l’idéalisme platonicien qui a coupé l’homme (pour reprendre Héraclite) « de ce qui lui est le plus proche ». Il se livre à une « culturanalyse » qui le mène à dénoncer « d’un côté inanité sophistiquée et polie, de l’autre vulgarité et violence grossière ; d’un côté intellectualisme vide, de l’autre fantaisies morbides. Partout où la pleine nature des hommes n’est pas comprise, on trouve des dualismes. C’est lorsque ces dualismes atteignent des points extrêmes que survient la fin d’une époque. C’est ce qui se produit aujourd’hui. » (SP p. 27). Dès 1965, dans la petite revue ronéotypée qu’il lance à Glasgow, Jargon Papers (repris dans Une Stratégie paradoxale) le jeune White proclame, se recommandant de Nietzsche, du mouvement surréaliste français et de la métaphysique bouddhiste, la nécessité de « créer un changement fondamental dans la psyché humaine. Ceci n’est pas seulement la condition d’une vie pleine, mais peut-être aussi une condition de survie. Car ce que j’ai appelé la moitié d’une vie divisée peut produire des inventions techniques colossales que l’autre moitié morbide est susceptible d’utiliser n’importe comment. Entre le savant atomique apparemment inoffensif et industrieux et un Hitler, la distance n’est pas grande. Au-delà des deux il y a la possibilité d’une existence harmonieuse, celle de l’homme conscient de ses désirs. » (SP p. 27)
Pour Hughes, cette coupure entre l’homme et le cosmos d’une part, entre le rationalisme sceptique (« rational scepticism ») et l’imagination créatrice de l’autre, se manifeste le plus clairement par le rejet du féminin et par son équivalent cosmique qu’est la nature.
La critique de la métaphysique dualiste occidentale se prolonge par la mise en accusation de la religion. Hughes s’en prend directement au monothéisme qui, de Moïse à Calvin, a mutilé de plus en plus profondément la psyché humaine en y refoulant l’affectivité ; il dénonce « the neurotic-making dynamics of Christianity », « the mental disintegration and spiritual emptiness, under the super-ego of Moses, in its original or in some Totalitarian form and the self-anaesthetising schizophrenia of St Paul. This is the soul state of our civilisation. »(WP). Une situation aggravée à l’époque de Shakespeare par la Réforme et le puritanisme : « The subtle apotheosised misogyny of Reformed Christianity is proportionate to the fanatic rejection of Nature ; and the result has been to exile Man from Mother Nature - from both inner and outer nature. » (« la dynamique névrosante du christianisme » « la désintégration mentale et la vacuité spirituelle, sous le super-ego de Moïse, dans sa forme originaire ou autrement totalitaire et la schizophrénie auto-anesthésiante de saint Paul. Telle est l’âme, l’état de notre civilisation. » « La misogynie subtile éclatante du christianisme réformé est proportionnée à son rejet fanatique de la Nature ; avec pour résultat l’exil de l’Homme vis-à-vis de la Mère Nature - à la fois notre nature intérieure et extérieure. »)
Au christianisme en général et protestantisme en particulier Hughes reproche une approche trop rationalisée : « Christianity is suppressing the devil, in fact is suppressing imagination and suppresses vital natural life. » (WP, « Myth and Education ») ( « Le christianisme supprime le diable, en fait il supprime l’imagination et la vitalité de la vie naturelle »).
Ainsi dans La Tempête de Shakespeare la nature est-elle assimilée allégoriquement à la sorcière Sycorax.
White, révolté aussi par la figure du Jéhovah guerrier qu’illustrait sa Bible, se présente avec plus de détachement comme « un protestant qui a protesté contre le protestantisme » ; il conserve une allégeance intellectuelle au christianisme celte « païen » naturaliste, incarné pour lui par Duns Scot, Scot Erigène, Pélage et le moine navigateur Brandan. Contre saint Augustin, White se recommande de Pélage l’ « hérétique » pour qui la nature est potentiellement, essentiellement bonne, sans nécessité d’en appeler à la Grâce divine. Au nom d’un celtisme primordial, il se réclame d’un « naturalisme transcendantal », d’une « transcendance immanente ».
À l’inverse du monothéisme qui, selon Hughes et White a coupé l’homme du cosmos et d’une partie de son être, le chamanisme, avec sa figure archétypale du poète-prêtre-medicine-man, offre l’image d’une relation première entre l’homme et le monde physique. Pour Ted Hughes (WP, « Shamanism », 1964) : « The initiation dreams, the general schema of shamanic flight (...) are in fact the basic experience of the poetic temperament we call ’romantic’ (...) The shamans seem to undergo at will and with practical results, one of the main regenerating dramas of the human psyche : the fundamental poetic event. »
(« Les rêves initiatiques, le schéma général du vol chamanique (...) forment en fait l’expérience de base du tempérament poétique que nous nommons ’romantique’(...) Les chamans semblent subir à volonté et avec des résultats effectifs l’un des drames régénérants majeurs de la psyché humaine : l’événement poétique fondamental. »)
Nombreux sont, en Grande-Bretagne, les poètes parmi les plus grands que Hughes range sous l’appellation de chamans, à commencer par Shakespeare (dans le volumineux Shakespeare and the Goddess of Complete Being) qui lui paraît rassembler dans son art les deux catégories majeures, « messianique » et « révolutionnaire », de la nature chamanique ; et dans A Dancer to God, en plein vingtième siècle Yeats et Eliot.
Comme Hughes, Kenneth White dit avoir été marqué par la lecture du livre de Mircea Eliade Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase (même si cette lecture faite relativement tard dans sa carrière poétique n’a fait que confirmer des intuitions et une pratique spontanée). Lui aussi suit les traces du chamanisme dans l’art et la littérature britanniques, européens et planétaires : ainsi, de nos jours, chez les plasticiens Jean Atlan et Joseph Beuys ; il qualifie Nietzsche de « philosophe-chaman » et présente Antonin Artaud, dans l’ouvrage qu’il lui consacre (Le Monde d’Antonin Artaud), comme « un vieux chaman à la tour abolie », « chaman sans tribu ». Composé en plein dix-huitième siècle, le poème de Robert Burns , Tam o’Shanter, lui apparaît comme une reprise du poème médiéval Thomas the Rhymer, lui-même inspiré d’un ancien récit chamanique (OSG p. 49-57).
Pourtant c’est au coeur même de leur approche du chamanisme que se manifeste l’opposition radicale entre les cosmologies et anthropologies hughésienne et whitienne, autour de la rationalité qui distingue l’homme des autres espèces créées : Hughes et White développent une vision radicalement différente de l’homme dans l’univers qui se traduit jusque dans leur esthétique poétique et dans leur conception de la figure chamanique, même si la fonction que White assigne à l’activité poétique bénéfique retrouve celle que Hughes attribue au « fili » celte descendant du chaman : « Ideally he carried the whole culture of the people. He was the curator and the reanimator of the inner life which held the people together and made them what they were. » (DG p. 11-12) (« Idéalement il portait la culture tout entière de son peuple. Il était le conservateur et le réanimateur de la vie intérieure qui maintient les gens ensemble et les faisait ce qu’ils étaient. »)
Le poète de « Wodwo », dans la phénoménologie du chamanisme qu’il propose en rendant compte d’ouvrages consacrés aux cultures anciennes, insiste sur la fonction psychopompe et son caractère irrationnel (par exemple l’intervention d’esprits venus de l’ « autre » monde) et sur la constitution maladive, anormale, du psychopompe : « a magical death, then dismemberment, by a demon or equivalent powers, with all possible variants of boiling, devouring, burning, stripping to the bone. From this nadir, the shaman is resurrected, with new insides, a new body created for him by the spirits. » (WP, « Shamanism ») (« Une mort magique, puis un démembrement, par un démon ou des puissances équivalentes, avec toutes les variantes possibles - bouilli, dévoré, brûlé, décharné jusqu’à l’os. De ce nadir le chaman est ressuscité , avec un intérieur neuf, un corps nouveau créé pour lui par les esprits. »)
White élimine délibérément du chamanisme les présupposés spiritualistes voire même l’irrationnel. Il présente sa retraite suivie à Gourgounel (LG) comme un ressourcement solitaire de nature chamanique. En 1990, à l’occasion d’une conférence donnée à Glasgow sous l’intitulé « Burns, Beuys and Beyond », reprise en version française intitulée La Danse du Chamane sur le Glacier par les éditions L’Instant Perpétuel en 1996, White rappelle de manière détaillée ses propres rites adolescents, dont la lecture ultérieure du livre d’Éliade lui a révélé qu’ils retrouvaient spontanément des pratiques chamaniques archaïques ; il définit les aspects poétiques thérapeutiques de cette fonction ancestrale toujours actuelle :
« Le chaman connaît une identité plus vaste que celle qui lui est reconnue par la communauté, et c’est précisément cela qui lui permet, en procurant à cette communauté un espace vital, de lui faire le plus grand bien. Si le chaman imite les mouvements et les cris des animaux (...) c’est afin d’apprendre le langage de la nature tout entière, et c’est cette recherche d’un langage complet qui le conduit en fin de compte à la pratique de l’incantation (...) L’expérience totale de la terre est aussi une expérience lumineuse , c’est-à-dire qu’elle est uranienne autant que tellurique (...) les relations sexuelles avec les « puissances », en dehors de la chaîne de reproduction (familiale, domestique) faisant partie de la pratique chamanique(...) représentation mise à part (c’est là, bien sûr, que le charlatanisme et l’illusionnisme jouent leur rôle - illusionnisme accepté de bon gré par les spectateurs, qui font preuve à l’occasion d’une crédulité complice), ce qui donne au chaman son pouvoir intérieur, c’est le sens du rattachement, et ce qui lui permet de donner une manifestation artistique à ce pouvoir, à ce sens, c’est son adresse à mouvoir son corps et surtout, sa voix (...) »
À propos du plasticien Joseph Beuys, White poursuit :
« Ce que je vois chez lui ressemble à ce que j’évoquais à propos de ma propre expérience, à savoir le lien avec une tradition archaïque, et son utilisation anarchique - disons un chamanisme abstrait, sans aucun rapport avec une quelconque imitation du passé, avec le retour à des formes symboliques données (...) En insistant sur la nécessité d’aborder ce sujet avec une sorte de gai savoir, plutôt qu’avec un mythologisme pondéral, Beuys parle d’une perception de la vie qui serait « suffisamment vaste pour permettre de dépasser les problèmes personnels et de sentir une sorte de rire homérique courir à travers toute la structure de la vie et des puissances naturelles. » (NP)
Dans La Route bleue, le voyage au Québec puis au Labrador où subsistent des îlots de culture archaïque, prend l’allure d’un périple chamanique, d’une ouverture sur un monde qui réconcilie le réel immédiat et l’onirique :
« Quand Jean-Baptiste prend son tambour, il n’est plus Jean-Baptiste Mackenzie. Hors de lui-même, il voyage au pays où les truites et les saumons abondent, et sur l’immense toundra où des troupeaux de caribous, des milliers de caribous, migrent d’un lieu à l’autre, bois dressés, sabots soulevant la neige ou pulvérisant la glace. Il voit tout cela (...) Il parle des caribous et des feuilles de la forêt (...) Il parle des oiseaux (...) Mais il ne fait pas qu’en parler, il s’envole et vole avec eux , jusqu’à l’Arctique (...). » (RB p. 119-121)
Si le chaman plonge dans la nuit et dans la noirceur, il regarde en fin de compte vers la lumière (le corbeau amérindien et japonais vole vers le soleil). Ainsi du personnage parent du « trickster » que White présente en action dans Le Chemin du Chaman (Lausanne, 1990) :
Je fus appelé dehors,
Le grand ciel m’a parlé
Le bois noir m’a parlé
Le feu m’a parlé
Je fus appelé dehors (...)
J’ai vu la lune croître et décroître
J’ai vu le sentier du vent
J’ai vu une rivière dans le ciel
J’ai vu un vol d’étoiles bleues
J’ai vu la mer brumeuse
Semblable à du lait
Et des îles peuplées d’oiseaux
White aime citer le poème chamanique esquimo recueilli par Rasmussen :
I awake with the morning cry of the grey gull
I rise with the morning cry of the grey gull
I do not look towards the darkness
I look into the light (...)
(je m’éveille au cri matinal de la mouette grise
Je me lève au cri matinal de la mouette grise
Je ne regarde pas en direction de l’obscurité
Je regarde au cœur de la lumière)
Au contraire, deux « poèmes esquimos » publiés par Hughes à la fin de Crow traduisent la même douleur cosmique que les autres poèmes de ce recueil :
How water began to play
Water wanted to live
It went to the sun it came weeping back
Water wanted to live
It went to the trees they burned it came weeping back
They rotted it came weeping back
Water wanted to live
It went to the flowers they crumpled it came weeping back (...)
Till it had no weeping left
It lay at the bottom of all things
Utterly worn out utterly clear
(Crow, p. 93)
Comment l’eau a commencé à jouer
L’eau voulait vivre
Elle alla voir le soleil et revint en pleurant
L’eau voulait vivre
Elle alla voir les arbres ils brûlèrent
Ils pourrirent elle revint en pleurant
L’eau voulait vivre
Elle alla vers les fleurs elles fanèrent elle revint en pleurant (...)
Jusqu’à n’avoir plus de larmes
Gisant au profond de toutes les choses
Entièrement épuisée entièrement claire
De manière parallèle, Hughes et White s’opposent par leurs approches de la cosmologie et de l’anthropologie. Pour Hughes la raison individuelle (« rational scepticism ») isole irrémédiablement l’homme dans un cosmos étranger aux valeurs humaines : d’où son refus des philosophies d’inspiration scientifique ou existentialiste. L’homme perturbe la vie naturelle tant des animaux que des éléments. Seule l’enfance échappe à cette malédiction parce qu’en cet âge d’innocence l’enfant se sent encore solidaire du monde qui l’entoure, encore capable de s’en émerveiller. Hughes présente la typologie d’un être à demi sauvage, le « wodwo » qui saisit et comprend le monde à travers ses sensations liées à la terre.
Il incombe au poète-chaman de dresser constat de ce désordre et d’y remédier par son chant : c’est pourquoi la poésie de Hughes se présente comme un immense avalement cosmogonique : « Poetry is nothing if it is not that, the record of just how the forces of the universe try to redress some balance disturbed by human error. » (F p. 198) (« La poésie n’est rien d’autre que le récit de la manière dont les forces de l’univers essaient de rétablir un équilibre perturbé par l’erreur humaine. »)
Les poèmes deviennent selon l’un de ses critiques majeurs, des « bulletins of the battleground within » (KS p. 38), « des bulletins du champ de bataille intérieur ».
Pour Hughes nos ancêtres ont réussi à canaliser et désarmer les manifestations humaines de l’énergie cosmique grâce aux rituels religieux et aux mythes qui illustrent l’interdépendance de l’homme et du cosmos. L’imagination, au sens platonicien (repris par les romantiques et quelques poètes contemporains et aussi par Tolkien), est au coeur du mythe ; elle permet de réconcilier symboliquement un monde intérieur et un cosmos entre lesquels l’homme est écartelé :
« The myths and legends, which Plato proposed as the ideal educational material for his young citizens, can be seen as large-scale accounts of negotiations between the powers of the inner world and the stubborn conditions of the outer world, under which ordinary men and women have to live (...)
So every real people has its true myths. One of the first surprises of mythographers was to find how uncannily similar these myths are all over the world. (WP, « Myth and Education »)
(« Les mythes et les légendes, que Platon proposait comme un matériau éducatif idéal pour ses jeunes citoyens, peuvent se voir sur une large échelle comme des récits de négociations entre les puissances du monde intérieur et les conditions obstinées du monde extérieur, dans lesquelles les hommes et les femmes ordinaires doivent vivre (...). Aussi chaque peuple authentique a ses mythes vrais. Les mythographes ont été surpris de découvrir combien extraordinairement proches ces mythes sont à travers le monde entier »)
Mais de nos jours « How can a poet become a medicine man and fly to the source and come back and heal and pronounce oracles ? Everything among us is against it. » (F p.206) (Comment un poète peut-il être un guérisseur, voler à la source et revenir pour guérir et prononcer des oracles ? Tout chez nous s’y oppose »)
Gaudete signe l’échec d’une réunification entre le pasteur impuissant à remplir ce rôle de « medicine-man » et l’envoyé incontrôlé de l’ici-bas. Prométhée voit son foie dévoré chaque matin par le vautour tel l’homme moderne tourmenté par l’irrationnel qu’il refoule.
Au pessimisme hughésien, biblique ou païen, White oppose un « gay savoir » inspiré de Montaigne et de Nietzsche, et d’un existentialisme bouddhique joyeux. Se proclamant « possibiliste » dans la mouvance nietzschéenne, c’est-à-dire « pessimiste actif » et « surnihiliste », White, comme nous l’avons dit, récuse tout particulièrement l’idéalisme platonicien, et refuse d’en revenir aux mythes et rites des cultures antiques et médiévales même lorsque ces cultures n’ont pas signé de coupure entre la pensée et le cosmos, telles les sagesses de l’Orient tao-bouddhique : « reading beyond the legends » - « lecture au-delà des légendes » proclame-t-il comme une devise (RS p. 134-135), parce que les pratiques et les images inscrites dans l’histoire lui paraissent correspondre à un stade déjà figé d’un processus intellectuel, et qu’après l’historien des religions Frijthof Schuon (FD p.50) et surtout Heidegger (FD p.48) il se propose de retrouver au stade initial, primordial, plus ontologique qu’historique, dans une « pensée première » poétique, totale, préconceptuelle, encore inscrite dans la sensation et impliquant la totalité de l’être dans un sentiment de complétude qui ne distingue pas entre le sensoriel et le sacré. Mais cet état ne s’oppose pas à l’exercice de la claire raison. A l’issue d’une ascèse libre relatée dans les trois volumes de L’Itinéraire d’un Surnihiliste (Dérives, Les Limbes incandescents,Lettres de Gourgounel) et fortement inspirée par des pratiques tantriques, il réussit à sortir de sa situation historique, nationale et familiale, sortir des MacNie, des Cameron, des Mackenzie, des MacGregor, et à atteindre - le blanc. Un état transpersonnel (...) Ne pas savoir où l’on est, qui l’on est, afin de pénétrer, sans identité, l’espace indéterminé, et laisser venir les images essentielles (...) » ( D p.178), pour retrouver une dimension de l’être, spatiale et cosmique, généralement ignorée de l’Occident. Il sort de la « conscience historique » qui est aussi « ego psycho-social » pour atteindre à la « conscience cosmique », le « monde blanc » où est transcendée une coupure ontologique entre la conscience et le monde, qui n’est première ni dans la vie des individus ni dans celle de la culture occidentale.
On opposera le « wodwo » hughésien en quelque sorte re-né qui s’interroge sur sa présence au monde dans un langage asyntaxique :
What am I ? (...) I seem
separate from the ground and not rooted but dropped
out of nothing casually I’ve no threads
fastening me to anything I can go any where
I seem to have been given the freedom
of this place what am I then ?(...)
(« Wodwo », SP p. 87)
Que suis-je ? (...) Je semble
être séparé du sol et non enraciné mais tombé
de rien par hasard je n’ai pas de fils
m’attachant à quoi que ce soit je peux aller partout
je semble avoir été donné la liberté
de ce lieu que suis-je donc (...)
au poète présocratique whitien qui ignore encore la coupure de la métaphysique :
Xenophanes of Kolophon
Poet and philosopher.
When the Persians invaded Asia Minor
he moved to Sicily
walking around the shore of that island (...)
he spoke of sea, wind, earth
clouds and rivers
and said that god was round
(TD p.14)
Poète et philosophe -
quand les Perses envahirent l’Asie Mineure
il s’établit en Sicile
là, marchant sur le rivage (...)
il parla de la mer, du vent, de la terre
des nuages et des rivières
et dit que dieu était rond.
Ainsi donc, à partir de prémisses métaphysiques et religieuses très proches, deux poètes contemporains que rapprochent leur volonté de rendre à la poésie sa plus ancienne et éternelle fonction de révélation et de création en même temps qu’une fonction sociale originale, s’opposent diamétralement, dans leur philosophie, leur poétique, jusque dans leur esthétique, par leur vision du monde et de la relation entre l’homme et le cosmos. S’ils portent sur la civilisation contemporaine un jugement et un diagnostic identiques, ils diffèrent absolument quant au traitement à appliquer et aux chances de le voir réussir.