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« Dans le style blanc volant » 

mercredi 27 septembre 2023, par Régis Poulet

Kenneth White n’est plus.

Dès sa disparition, ses amis ont senti, au lieu d’une présence irradiante, une absence irradiante.

Celle-ci puise dans la mémoire de moments jamais banals partagés avec lui, souvent mêlés d’une joie profonde et légère, souvent empreints d’une générosité simple, des moments toujours marqués par une intelligence vive et lumineuse.

Toute cette énergie, cette claritas, est évidente dans l’œuvre.

Celle que Kenneth White nous laisse est énorme — selon l’épithète qu’il aimait à utiliser pour signifier qu’elle était à la fois quantitativement vaste et hors-norme. Comme il a eu l’occasion de le préciser, notamment dans un entretien sur la notion d’œuvre complète pour la Revue des ressources, son œuvre est composée de livres de tous formats. Les petits essais n’y sont pas moins importants que les longs, chaque ouvrage y a sa place et noue des liens avec les autres, à la façon de ces cristaux qui se reflètent les uns les autres pour former une image du monde, ou d’un vaste système fluvial où chaque affluent a son rôle. Poèmes, essais, waybooks — une catégorie de récit de son invention — forment la majeure partie de l’œuvre, mais celle-ci s’est déployée au fil de cours (ses fameux Séminaires à la Sorbonne), de nombreux entretiens, articles, films, conférences, lectures, lectures-spectacles, livres d’artiste, fondation de revues et de groupes dont le plus éminent et récent est l’Institut international de géopoétique (1989). Depuis les années soixante, toute cette activité a été menée en étroite liaison avec Marie-Claude, son épouse et traductrice de talent, photographe inspirée.

De cette immense œuvre, un certain nombre de ses lecteurs ont une connaissance plus ou moins approfondie, selon telle ou telle approche. Plus rares sont ceux qui en ont une vision plurielle et qui savent y emprunter différents chemins. Mais j’ai l’intime conviction que personne n’en a une vision panoramique ni n’en mesure la portée. C’est un continent à la géographie variée, constitué de vastes plaines et de montagnes, de ruisseaux et de fleuves, de masses et de marées, d’îlots seuls et d’archipels, une œuvre à la géologie complexe — un continent qui attend son Alexander von Humboldt. « Dans cent ans ! », comme disait récemment un jeune homme venu assister aux premières « Rencontres géopoétiques Kenneth White » à Trébeurden, là où Kenneth White résidait depuis longtemps ? Il faudra que ce soit bien avant.

De son « Le Tao ! Pas Mao ! » lancé avant Mai 68, jusqu’à sa Lettre ouverte du Golfe de Gascogne (2021), Kenneth White a déployé toute une activité dans le champ social (pas socio-culturel), politique (au sens le plus large) et éducatif, y proposant Une stratégie paradoxale (1998) sous-titrée «  Essais de résistance culturelle  ». Il a voyagé physiquement sur tous les continents et, intellectuellement, il a exploré en polymathe toutes les cultures. La notion de nomadisme intellectuel en découle, qui lui a fait trouver, ici et là, des éléments de culture marquant des réussites dans le rapport au monde naturel. Il a pu ensuite ouvrir un champ qui est à la fois d’exploration et de fondation : la géopoétique. Elle est non seulement une synthèse pour notre temps (sans nostalgie ni vieilles recettes) de ce que l’esprit humain a accompli pour avoir une vie ouverte sur la joie d’exister pleinement (c’est un des sens de ‘poétiquement’) au monde ; mais la géopoétique est aussi le champ où ce monde est à inventer, à fonder.

Il n’est pas anodin que le dernier livre publié, en juin, par Kenneth White, soit intitulé Le mouvement géopoétique (Poesis, 2023). Il faut comprendre par-là que l’œuvre n’est pas un monument mais un lieu de ressources pour non seulement « Sortir du labyrinthe » (titre de son avant-dernière conférence du 15 juillet dernier) mais pour trouver comment « habiter poétiquement la Terre » (et non ‘le monde’), selon le mot de Hölderlin. J’aimerais citer, pour finir, le dernier paragraphe de l’opuscule mentionné ci-dessus :

« Un dernier mot, peut-être plus intime. J’ai consacré ma vie, non sans difficultés et décisions radicales, à une œuvre multiforme et à une action culturelle profonde. Je ne l’impose à personne. Je ne m’attends pas à ce que l’on suive tous les chemins que j’ai indiqués, même si je sais que beaucoup, au cours des décennies, l’ont déjà fait et s’en sont trouvés bien. Aucun monument donc, un mouvement. Mais il n’y a aucune raison pour qu’un esprit éveillé, d’où qu’il surgisse, accepte les diktats que certaines autorités publiques et intérêts privés considèrent comme ‘bons pour la masse’. Il y aura toujours un possible à l’horizon. Il faut seulement parfois aller le chercher. Les signes sont là. »

Régis POULET
Septembre 2023

P.-S.

Le style blanc-volant (feibai) renvoie à l’art des calligraphes chinois. Le caractère fei « voler » est l’image d’un oiseau battant des ailes dans les airs, bai signifie le « blanc ». L’oiseau qui vole dans les cieux ne laisse pas de trace. Ces deux caractères sont métaphoriquement employés pour décrire un vide qui échappe à notre intention dans la pratique artistique. Ce style apporte de l’énergie et de l’espace.

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