Isabelle Eberhardt, Théodore Monod ont écrit sur le désert. De la première au second, on passe de la mystique aventurière du désert à un naturaliste aux semelles de vent. Cependant, pour l’un et l’autre le désert est associé à une foi monothéiste (musulmane pour Eberhardt, chrétienne pour Monod) dont les auteurs des Carnets de voyages naturalistes au Maroc saharien, ont bien expliqué, surtout Michel Tarrier, qu’ils se défiaient en raison de l’anthropocentrisme et de l’incitation à proliférer des religions monothéistes. Aymerich et Tarrier sont l’un et l’autre opposés au spécisme, au consumérisme destructeur d’une espèce humaine qui a perdu ses attaches avec le Monde et ils affirment leur dilection pour les peuples premiers.
Héritiers de Monod en ce qu’il reste le modèle du naturaliste des milieux déserticoles, Aymerich et Tarrier partagent avec lui l’amour des êtres vivants, sans hiérarchie, et un inlassable travail de sape des superstitions héritées et autres cruautés crasses. Si l’on veut les situer dans une spécialité, Michel Aymerich est spécialiste des reptiles (herpétologue) et Michel Tarrier des insectes (entomologiste) – mais les deux Michel, en vrais naturalistes, savent regarder de près et avec élévation.
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Le beau livre qu’ils viennent de publier : Un désert plein de vie – Carnets de voyages naturalistes au Maroc saharien (voir le diaporama en pied de page), se présente dès son titre comme un oxymore, une provocation à l’encontre des idées reçues sur le vide qui fascine tant les Occidentaux – voire quelques bouddhistes d’Asie puisque j’ai le souvenir de ma rencontre, au Burkina Faso, avec un Japonais qui venait de traverser à pied le Sahara. Ce que nous, béotiens, appelons ‘désert’ doit être distingué de la steppe désertique qui seule peut abriter quelque vie, animale ou végétale. Leurs Carnets nous parlent ainsi de la vitalité insoupçonnée de ce milieu qui a contraint les diverses espèces à une adaptation – donc à une sélection – sévère.
Le Sahara n’est pas un désert très ancien : « Entre 10 000 et 8000 avant J.-C., l’eau en était une composante essentielle et le Sahara abritait alors une faune aquatique de poissons, de crocodiles et d’hippopotames, et une faune terrestre d’éléphants, de rhinocéros, de girafes, de lions, etc., au sein d’habitats du type savane herbeuse. » [1] Par comparaison, les déserts d’Afrique australe sont vieux de plusieurs dizaines de millions d’années. Au Sahara, il reste donc, parmi les espèces résidentes, certaines qui rappellent ce passé humide et, pour le lecteur, c’est chaque fois une surprise que de le découvrir.
Peu enclins aux concessions sur l’essentiel, les auteurs ont fait le pari de proposer à la fois un livre précis et offrant une vision d’ensemble, un livre analytique et synthétique, engagé et de valeur scientifique incontestable, écrit d’une plume souvent alerte et illustré de superbes photographies. Bref, un livre de référence sur le Sahara marocain.
Organisé en quatre parties, Un désert plein de vie présente les régions sahariennes dans leur diversité, l’ancienneté de la présence humaine, les différents milieux végétaux, les stratégies d’adaptation mises en œuvre par les organismes ainsi que l’interminable énumération des biotopes fragilisés et des espèces menacées en raison, essentiellement, de l’impact de pratiques humaines néfastes.
Après la partie introductive, nous nous retrouvons alors au milieu d’êtres dont l’étrangeté est à l’aune de la distance phylétique [2] entre eux et nous, mais des êtres – scorpions, serpents, araignées, amblypyges et solifuges – que les auteurs savent rendre intéressants, voire attachants. En tous les cas la sympathie pour ces êtres méprisés et craints (avers et revers du même affect) que leur témoignent les auteurs est évidente. Pas pour la simple raison qu’ils sont des laissés-pour-compte mais parce qu’ils sont un maillon indispensable au maintien de la vie sur ces terres fragiles. Les oiseaux, les mammifères (quand ils n’ont pas déjà disparu) ont tout évidemment leur place dans cette présentation analytique. Soulignons, sans grande surprise, le tribut lourdement payé aux préjugés par les reptiles et à l’appauvrissement du milieu par les mammifères... A cet égard, en dépit de quelques mesures favorables à l’environnement que le Maroc a prises, on sent bien que l’inertie des traditions (comme quoi les problèmes environnementaux ne sont pas réductibles à une opposition modernité versus tradition) pèse lourdement sur l’optimisme raisonné de MM. Aymerich et Tarrier.
Toutes les régions sahariennes nous sont ensuite présentées, avec leurs caractéristiques climatiques, géomorphologiques, faunistiques et végétales – parfois aussi archéologiques – dans le dessein avoué d’inciter les lecteurs à devenir des écotouristes responsables (voir Les marchands de sable) ; les notes d’ornithologues, reproduites ici, ont elles aussi la sobriété, la netteté idoines à leur sujet :
« Jeudi 11 mars – Du puits solaire (temps beau, chaud et calme, 6-7°C au lever du jour, 32-33°C à l’ombre le midi) vers la vallée du Drâa (direction S.-S.-E. 142°) avec déjeuner à 5,4 km à vol d’oiseau (ca 29°49’41 >>N, 5°49’26>>W), pause de 12h à 14h45 (ca 30° à l’ombre) puis direction E. 98° sur 6 km où bivouac en bordure nord de la palmeraie au milieu des dunes (ca 29°49’14>>N, 5°45’45>> W) :
Cigogne blanche (vol de 43 à 10h), Faucon crécerelle (migrateurs à l’arrêt), Caille des blés (deux levées d’une zones herbeuse), Oedicnème criard (un en vallée du Drâa) Chevalier culblanc (un migrateur), Ganga tacheté (trois en vol ; identifiés aux cris le matin), huppe fasciée (au moins trois dont un chanteur), Ammomane élégante (un couple sur une étendue dénudée avec quelques cailloux), Sirli du désert (deux ou trois dans le même secteur ; au moins deux chanteurs) (…) » [3]
A l’émerveillement succède l’amertume, et inversement :
« Notre époque laissera ses traces assassines en tous types d’écorégions, notamment celles dont on ne parle jamais au grand public parce qu’on les croit protégées, ici au bout du monde, oubliées, perdues mais tout compte fait non mieux à l’abri. Aux abords de Tizi-n-Tinififft, la géomorphologie ne peut laisser indifférents les amateurs de « natures mortes » et chaque virage réserve ses surprises dans les improvisations les plus fantaisistes de la masse rocheuse. » [4]
Les populations, les époques se télescopent :
« Cette ancienne piste « très légèrement nappée d’asphalte » longe les piémonts méridionaux des Jbel Sarhro et Ougnaf, constituant une remarquable traversée pour ceux qui, démunis de tout-terrain, ne peuvent s’aventurer sur les pistes pour y polluer la végétation et y effrayer la faune. Ce « raccourci », permettant de multiples découvertes et escapades, conduit presque tout droit de la vallée du Drâa à Rissani, berceau de la dynastie Alaouite et ancienne Sijilmassa, port nord-saharien du Tafilalet médiéval fondé par les Berbères Miknaça Khajirites au VIII siècle (757), avant même la ville de Fès.
Coucher de soleil, lever de soleil, caravanes de Land-Rover cassant les pistes à vive allure, poubelles, Tokyo-Erfoud-Tokyo le temps d’une photo et d’un tour à dos de dromadaire, tout le monde fait auberge traditionnelle, l’Erg Chebbi n’est plus qu’un tas de sable pour touristes en culotte courte, le seul désert sonore du Maroc. (…) Le Chat des sables, espèce absolument remarquable, a pris la tangente eu égard à la formidable pression anthropique et la Gazelle dorcas ne donne plus signe de vie. Le charmant Fennec, sévèrement persécuté, est en sursis. » [5]
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Se concluant par une « Charte du respect des espèces et des écosystèmes », une bibliographie et un lexique, ce livre de grand format pour grands espaces nous parle très probablement d’espèces qui seront encore sur papier quand elles auront quitté ergs et regs, oueds et sebkhas, dunes et barkhanes… Un désert plein de vie sera soit un livre incitant à aller voir ces merveilles sur place, soit le musée d’écosystèmes fossiles. Après l’avoir lu, on a une image très précise de la richesse naturelle du Sahara marocain et des défis à relever. Aussi faut-il espérer que le message d’alerte lancé par les auteurs sera entendu et que ne mourront pas, comme tant d’autres humiliés et offensés, ces trésors du désert…