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SHIZUE OGAWA 

jeudi 16 février 2023, par Michèle Duclos, Shizue Ogawa

SHIZUE OGAWA

À l’automne 2005 la poète japonaise Shizue Ogawa était invitée par son gouvernement à représenter la poésie de son pays au Centre Culturel et d’Information de l’Ambassade du Japon à Bruxelles et dans la foulée invitée à participer à la Biennale Internationale de Poésie de Liège.
Depuis lors, Shizue Ogawa a été régulièrement invitée à Liège mais aussi en Irlande à l’occasion du Festival Gerald Manley Hopkins qui se tient chaque été dans la région de Dublin ; elle y a reçu en juillet 2014 le Gerard Manley Hopkins Society Award — occasion de rappeler qu’elle-même a reçu en 1963 le Grand Prix de l’Exposition Nationale Sakura pour ses œuvres d’art au crayon pastel.
En 2011, c’est le Grand Prix International de Poésie Antonio Vacaro, décerné a tour de rôle annuellement à un seul poète des cinq continents qu’elle recevait au Canada, au Festival des Trois Rivières.
Invitée au Festival bi-annuel de Poésie de Lahti en Finlande, ainsi qu’au Marché annuel de la poésie à Paris, c’est à titre individuel qu’en 2012 elle fut reçue par l’Université Bordeaux Montaigne où ses poèmes furent lus devant un amphithéâtre enthousiaste d’étudiants, et simultanément dans plusieurs lieux culturels de la ville.
Hôte de chaque Marché de la Poésie au mois de juin à l’invitation entre autres de la revue La Traductière en ses multiples manifestations culturelles, elle fut en 2016 l’invitée de l’Union des Écrivains roumains à Timisoara à l’occasion de la parution de Un Suflet de la Joacâ [1].

En 2006 le numéro 3 du Journal des Poètes propose les quatre premiers poèmes de Shizue traduits en français, par A. Balcaen, Jacqueline Starer et J.L.Wauthier [2].
On peut y distinguer les thèmes majeurs que Shizue Ogawa a déjà et continuera d’explorer dans ses autres volumes, des thèmes inspirés en profondeur et en nombre par la culture de son pays mais aussi ouverts sur un Occident qu’elle va très vite parcourir à l’occasion de ses nombreuses invitations ; surtout un Occident culturel découvert beaucoup plus tôt lors de ses études puis de son enseignement de la littérature anglaise.

.

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Le fabriquant d’arc-en-ciel

L’arc-en-ciel se détruit.
Nous devons faire vite pour le garder.
Attention ! Il est léger.
Si doux et si léger que nous pouvons à peine l’atteindre.

Le lieu où sont construits les arcs-en-ciel
est un port lointain, aux sources d’une rivière.
Là, nous devons les déposer et demander :
« Comment maintenir tout ce bleu ?
Et tout ce rouge ? »

La fabrique d’arcs-en-ciel est en plein travail.
Les stylistes en dessinent la forme avec leurs compas
les teinturiers ne prennent pas un seul jour de congé.
Le mélange des couleurs demande un grand entraînement.
Et maintenant, nous tous, faisons très attention.
Maintenons bien l’arc-en-ciel arrondi
et levons-le vers le ciel. (B)

.

Ce mini-conte pour enfants séduit par sa fraîcheur aussi les grandes personnes qui y retrouvent tout un imaginaire que l’éducation leur a appris à écarter comme non sérieux.

Mais un autre de ces poèmes paru dans le même JDP et en apparence tout aussi divertissant suggère un désastre cosmique en ouvrant sur une question illimitée et mobilise à la fois notre imagination et une profonde réflexion :

Les oiseaux migrateurs

La terre est entrée dans un long âge de glace.
Même l’équateur s’est refroidi.
Les gens, pour endurer le froid,
ont brûlé tout ce qui pouvait l’être,
même les cartables et les chaises des enfants.

Quand un tableau fut mis au feu,
l’huile grésilla bruyamment
(ce qui fit des cendres douces comme un tissu).
Ma mère,
par petits coups répétés, prit les cendres
et dit « je n’ai plus rien à vous donner.  »
Tout ce qu’il nous restait
était l’espoir que la saison puisse encore changer.
« C’est mieux que de mourir dans un désert  »,
nous disions-nous en famille pour nous consoler.

Les créatures marines s’enfoncèrent dans les abysses.
Les créatures montagnardes se sauvèrent plus avant dans les gouffres.
Le froid s’approcha, impitoyable,
gelant tout sur son passage.

Personnes et choses n’avaient même plus d’ombre.
Ceux qui survécurent le plus longtemps
furent les oiseaux migrateurs.
Ils perdirent leurs lieux d’atterrissage
et restèrent dans le ciel. (B)

.

Avec Shizue Ogawa nous entrons avec une surprise joyeuse dans la culture d’un pays animé par la conviction bouddhique et shintoïsme d’une non dualité qui se manifeste par un univers animiste uni et vivant où les différentes espèces créées, jusqu’aux éléments du cosmos y compris la matière, s’animent.

Un peu comme dans L’enfant et les sortilèges de Colette et de Ravel, des animaux dotés d’intelligence et de sensibilité s’organisent en amitié sur le modèle humain en accord aussi avec le cosmos :

La relève de la garde

Avant l’aube
c’était l’heure de la relève
le criquet de garde ce matin
dormait encore sur son oreiller d’herbe
« je dois vite le réveiller »
le grillon de garde cette nuit
a éteint sa lampe torche
et inscrit dans le cahier de liaison
« rien de grave
c’était une nuit calme
 »
le soleil du matin
hésitant
regardait attentivement la relève
l’insecte de nuit
a transmis au garde du matin :
« aujourd’hui le travail est facile
comme le vent ne souffle pas
les araignées sont contentes
car rien ne vient casser leurs toiles
 »

les insectes de nuit
dormaient sous les feuilles baignées de rosée
l’un d’eux dormait une main sur la poitrine
un criquet qui cherchait le sommeil près de lui
a pris sa main et avec douceur l’a posée à côté
« pour que tu ne fasses pas de mauvais rêves  »
les insectes sont rassurés
leurs amis demeurent à leurs côtés

l’insecte de garde qui surveillait sa montre
a levé la main
et fait signe au soleil
« maintenant tu peux te lever  » (C4)

.

Tout un monde joyeux s’entraide à commencer par les éléments du cosmos, l’air et l’eau si constitutifs de ses poèmes :

Fleur du désert

En compagnie du vent
s’envolait dans le ciel une graine

tiens la forêt et la mer
la graine et le vent étaient amis

pour que la graine ne tombe pas
le vent la tenait fermement

tandis qu’ils volaient au-dessus du désert
« dépose-moi ici  » a demandé la graine

le vent a desserré sa main
« je promets de fleurir… au revoir »

plus petite qu’un grain de sable
la graine se desséchait

ah ! pourtant une belle fleur a éclos
aux pétales de cinq couleurs
car telle était sa promesse au vent (C4)

.

L’empathie se manifeste jusque dans les artefacts matériels : la poète leur prête sinon une âme du moins une activité intelligente et compatissante.
Cette cosmogonie unitive implique une psychologie voire une anthropologie différente de la nôtre en Occident aujourd’hui, tellement axée sur le triomphe de l’individualisme : la Poète se définit dès le départ comme « Une Âme qui joue » — titre afférent à tous ses multiples volumes de poèmes qui tirent chacun leur originalité d’un élément constitutif du cosmos ou du monde sensible de notre horizon quotidien car « une âme qui joue / reconnaît absolument tout / et aboutit à une vérité  » (in La forme, C4).

Un monde aussi où les contradictions apparentes pour notre logique dualiste peuvent s’avérer complémentaires.

Danse printanière

Le printemps est venu
rien que pour nous.
Non il est venu aussi pour les petits oiseaux de la forêt,
et l’ornement orange dans les cheveux.
Sommes-nous des sœurs ?
Non, des amies.
 
Emmenez-nous en repartant, dans votre pays,
mais ramenez-nous ici,
dans cette forêt où nous nous sommes rencontrées.
Ah, les noisetiers sont en fruit,
les framboises
sont un peu plus rouges aujourd’hui. .
 
Venez-vous joindre
à notre danse printanière.
Sommes-nous des amies ?
Non, des sœurs.
C’est pourquoi nos pas
sont toujours légers.
 
Ah, aujourd’hui nous allons
danser pour vous,
comme nous nous sommes rencontrées dans cette forêt [3].

.

S’il arrive à Shizué Ogawa d’exprimer directement des sentiments personnels, amour ou amitié, c’est avec discrétion, comme en passant :

Les serviettes de table

Attendez une minute !
Je n’ai pas de papier sous la main.
Pardonnez-moi d’utiliser
cette serviette de table.

Une carte, le nom d’un livre, un numéro de téléphone.
En appuyant ma main gauche sur la serviette,
j’écrirai un mot important.
Une vérité douce transmise gentiment.

Merci.
J’essaierai d’aller à cet endroit.
Je lirai sûrement ce livre.
Excusez-moi d’utiliser une serviette
aussi pour essuyer mes larmes. (B)

.

Elle ne pratique pas l’introspection même si elle dit souvent sa joie et parfois ses doutes ou sa tristesse.

Plus souvent les personnages des poèmes et la poète elle-même restent en arrière-plan comme des témoins participant de la vie de la nature, souvent dans un décor d’arbres ou de promenade où la nature est pour ainsi dire partie prenante, pas un simple décor : elle se sent devenir « Madame Insecte ».

Sous le lilas

Irons-nous écouter les insectes ?
Allons-y ensemble,
un peu plus tôt dans la saison.
Il est agréable de les écouter dans la journée
mais encore plus la nuit.
L’odeur de l’herbe, les chants affairés des insectes…
Ah, ce fut une bonne journée, n’est-ce pas ?
 
Quand je t’ai demandé le nom de cet arbre,
Tu as dit que tu ne savais pas.
Mais nous assiérons-nous, côte à côte, sous ses branches ?
 
« Écoutons le changement dans les voix des oiseaux » proposais-je,
levant les yeux de temps à autre vers le ciel nocturne
à celui qui m’a dit plus tard
que l’arbre était un lilas.
« Comme les étoiles sont nombreuses dans le ciel ! », dis-je.

Dans la soirée, pourquoi ne pas terminer ton travail un peu plus tôt
et venir écouter les insectes
avec quelqu’un proche de toi,
dans le champ d’herbe le plus proche ?
Un lieu où il y a des arbres
est meilleur pour écouter.
Bien que l’obscurité
vienne entre toi et moi,
c’est ce qui me parait si merveilleux. (C2)

.

Pourtant ce monde joyeux et tranquille n’est pas sans ignorer la cruauté aussi de l’irrationnel, de la souffrance et de la culpabilité comme dans le folklore japonais.
Corbeau et serpent apparaissent comme des prédateurs menaçants comme dans un cauchemar surréaliste :

Les serpents qui portent mon nom

Chacun nourrit un serpent en son sein.
Ses yeux sont verts,
sa langue est humide et tremblante.
Sa queue est courbée en une boucle.

La nuit, quand je suis seule, tranquille,
et que bat plus fort le tic tac de la seconde aiguille,
un serpent commence à bouger, dans le bruit métallique de ses écailles.

Quand je baisse la tête pour regarder ma poitrine,
je peux voir le serpent,
ses crocs luisant au travers de ma peau comme une bougie.

Peu après je peux en voir d’autres,
et le son de leurs écailles
fait disparaître la deuxième main.

De tous leurs yeux ils fixent l’obscurité,
et comme ils respirent, leurs gorges tendres
bougent en cadence.
Leurs oreilles de reptiles attendent d’entendre mon cri.

Ils me dévorent la chair,
ils sucent mon sang,
ils glissent jusqu’au bout de mes doigts.

Mon âme
est leur âme,
là où la deuxième main
fond sur le même point du temps,
celui de l’agitation.

Ce sont les serpents
qui portent mon nom. (B)

Concerto pour violon

C’était un corbeau
un prêcheur raisonnant,
un anneau brillant,
un lourd pressentiment.
Alors que les sons naissaient du ventre de l’interprète,
ils prenaient leur essor pour un autre monde —
un monde éloigné dépourvu de ponts.
Bien que distants les uns des autres, ils se tenaient face à face,
conduits par une claire et abstraite impulsion.

Les yeux du corbeau
fixent leur proie.
Moment de pause.
Puis il coupe en diagonale à travers le vide
et s’envole au loin dans le domaine de l’amertume.
Je fus frappée
par le sentiment familier de vouloir détruire quelque chose de beau.
Pour rendre à son vol
le corbeau mis sous terre, un magicien
lance en l’air des anneaux brillants de son
et les reliant les uns aux autres
envoie l’oiseau droit vers les cieux
pour qu’il renaisse en noir phénix.

Son bec à la brusque courbure
s’occupe soigneusement de ses plumes.
Ses yeux et ses oreilles continuent de mettre en garde
tout en mesurant la distance qui le sépare des gens juste à côté. (B)

.

La joie toute simple telle que peuvent l’éprouver humains et animaux et la cruauté de la vie se mêlent.

La compassion est au cœur de l’univers de Shizue :

Les chevaux pleurent eux aussi

« Mon petit est parti  »
pleurait la jument
les larmes coulaient de long de sa mâchoire et de sa bouche
« on l’a emmené loin d’ici  »
de la tête elle fouissait la paille
ses naseaux flairaient l’odeur encore présente du poulain
au milieu de son front
il y avait la même marque que sa mère

le vieil homme
ne pouvait supporter les hennissements de la jument
il alluma une lampe à l’étable
pour que le feu ne prenne pas à la paille
il l’accrocha à l’extérieur de la lucarne
la neige telle une lanterne de papier
projetait sur la paille des ombres mouvantes
le cou tendu la jument regarda

le bruit des pattes du poulain
par-delà la neige disparaissait
la jument
enfouit ses naseaux plus profond
dans la paille qui sentait son petit
elle secoua sa crinière
« dans trois jours j’espère qu’elle ne pleurera plus  »
le vieil homme lui flatta les sabots et ne revint pas à la ferme (C1)

.

Cette dynamique unitive où l’homme se conçoit comme une partie du cosmos (rappelons au passage qu’elle anime aujourd’hui la logique et l’épistémologie post-quantiques qui elles aussi réaffirment une dynamique unitive longtemps dissociée entre nature et culture et autour de contraires complémentaires) se manifeste particulièrement dans la relation sereine à la mort de plusieurs poèmes selon une perspective bouddhiste (soulignée par nombre d’observateurs occidentaux) où la vie et la mort sont perçues dans une approche circulaire du temps sans eschatologie donc comme beaucoup plus normale et moins tragique.

Ainsi dans plusieurs de ses poèmes elle s’imagine sans émoi en crémation.

Mort

Cela vint
comme une paire de tabi blanches
foulant des boutons de fleurs
sur la terre où le givre fond à peine
chacun
s’affairait à revêtir son kimono

la clochette de la maison tintait
il n’y avait personne alors se faufila
un corps transparent
liquide
la nuit sous les tatami
aplati en éveil

le jour il dort de l’autre côté du plafond
puis descend par les fissures
retient son souffle
dans l’ombre des piliers regarde vers nous
présent encore dans la maison nous le savons
parfois la porte est laissée ouverte
pour voir ce qui pourrait venir

pendant l’office
cela fut
debout à nos côtés
portant tabi tachées de terre
observant entièrement le rituel
ce jour-là
les michiyuki au tissage moiré
les tsujigahana
les kimonos de cérémonie en yûzen
que grand-mère conservait dans un coffre de la resserre
grand-père les brûla tous (C1)

Cimetière

Puisque j’entre à présent dans la tombe
ouvrez-moi les portes
sans éveiller personne
doucement

au gardien des grilles
j’ai dit qu’il pouvait s’en retourner
il a répondu qu’il reviendrait 
qu’il laissait ouvert
j’ai creusé la terre
mon corps est petit
alors je n’ai pas eu à creuser profound
cela faisait pourtant un beau tas de terre autour
m’en recouvrant moi-même
je me suis étendue
au début j’ai eu froid
puis peu à peu la chaleur est venue (C1)

L’Urne

L’urne est posée sur une table.
Vieux amis et parents sont réunis.
Bientôt
les os seront brûlés pour que la famille les récupère —
Nous naissons petits,
nous grandissons,
nous rapetissons avec l’âge,
nous rapetissons encore plus,
et puis nous finissons dans une urne.
 
Qui est décorée de chrysanthèmes blancs
sur de la porcelaine vert pâle de Kiyomizu.
Le cadavre, recouvert de fleurs,
est tiré du cercueil
dans une salle bien éclairée.
Placé sur
un long plateau en forme de saucisse.
Le corps est brûlé.
sur de l’acier inoxydable fatigué.
 
« Il y a foule au crématorium.
Il y en a au moins pour deux heures »,
dit un crémateur.
Dans la cafeteria de la salle d’attente
Les parents boivent du thé,
attendant de récupérer les os.
Ils parlent avec les gens assis à côté d’eux,
discutent du prix des urnes, acquiescent, calculent ensemble
le coût des funérailles.
 
Vivre est aussi facile
que du papier.
La vie est aussi courte
qu’une paire de ciseaux.
Tout en choisissant la forme de l’urne
mon frère a murmuré :
« Ça ne devrait pas coûter si cher.
Les os,
il n’y en a pas tant que ça à y mettre.  » (C2)

.

La religion, bouddhiste ou shintoïste est discrètement présente à titre culturel, évoquant à plusieurs reprises la célébration traditionnelle purificatrice de l’entrée dans la Nouvelle Année dans les temples bouddhiques (au Japon comme aujourd’hui en Occident dans les temples zen la grosse cloche sonne les 108 coups qui nous rédiment de nos 108 péchés) :

Le temple Yakushiji

À minuit la pluie
cessa de tomber
découvrant une pagode, une blessure.
Silence.
À cet instant nous est rappelé notre péché.
Entre les cèdres et les pins
le temple
est à nouveau sous la pluie,
plongé dans une plus profonde obscurité
jusqu’à sa base près d’un étang.

Le temple Yakushiji
gèle même les nuits d’été,
l’étang repose, là,
reflétant l’image d’une pagode
sur une eau calme et claire,
douleur de l’existence.
La pagode aussi était debout,
gardant ses distances,
suscitant le désir de venir plus près. (B)

.

Des poèmes donnent une image discrète d’un Japon traditionnel où, dans l’intimité, les deux religions autochtones mêlées célèbrent les fêtes liées entre autres au culte des Ancêtres, mais aussi des occasions plus privées familiales :

Notre autel shinto

Il y avait un autel bouddhiste des ancêtres et un autel des kamis
dans une pièce de notre maison.
Un jour mon grand-père a dit :
« Je vais enlever l’autel des kamis.
Je vais demander au prêtre shinto de venir
célébrer un rituel de purification.  »
Le prêtre s’appelait Tachibana.
Mon grand-père s’appelait aussi Tachibana.
Il était fier de porter le même nom que le prêtre.

L’autel des kamis était fixé
au plafond par des clous.
Le prêtre venait chez nous
tous les mois.
Il portait un hakama de soie tissée unie,
bleu clair.
Il a récité une prière, le regard levé vers l’autel.

Ce jour-là, mon grand-père
s’est assis avec le prêtre face à l’autel.
À la fin de la prière, le prêtre
a psalmodié à voix haute son nom
qui était aussi le nom de mon grand-père.
Ma grand-mère a remis une offrande de circonstance au prêtre.
Elle lui a servi un gâteau japonais.

D’ordinaire, après avoir récité une prière,
le prêtre jouait au go avec mon grand-père puis il s’en allait.
Mais, ce jour-là, il a aidé mon grand-père
à décrocher l’autel shinto du plafond.
L’autel fut donc démonté et attaché avec des cordes.
Ces cordes avaient été tressées par mon grand-père.
Avec un marteau en bois,
il en avait assoupli la paille, la battant pendant des jours.
« Faut nouer ces cordes tressées »
avait-il dit en parlant le dialecte d’Akita.

Les pièces en bois naturel de l’autel des kamis
ressemblaient maintenant à des pièces d’un jeu pour enfants.
Le prêtre et mon grand-père
les ont brûlées dans un champ.
Même après que les flammes furent éteintes,
la fumée s’est attardée,
montant des cordes.

Depuis lors ma famile appelait
La pièce « la salle de l’autel bouddhique »
Sur le plafond de la pièce,
l’autel des kamis avait laissé une marque carrée.
Le prêtre n’est plus jamais revenu
jouer au go
avec mon grand-père. (C2)

.

Tout un Japon rural de petites gens dans leurs activités quotidiennes est dessiné ou esquissé avec précision, tendresse ou humour : saison du séchage des prunes, fleuriste des rues, potier, menuisier qui aiguise sa scie, l’aubergiste, le fabricant de chapeau de paille ou de crayons, allumeur de lampes, bibliothécaire ambulant et marchand de poissons rouges, la poste avec ses employés et son facteur, toujours dans un mélange de réalisme et d’imagination :

Potagers

Les locataires payaient un loyer
à la municipalité pour chaque mètre carré
de leur jardin potager.
Ils cultivaient une terre
divisée en lots égaux.

Sans remarquer que le soleil se couchait
les locataires parlaient de leurs récoltes.
Ils appuyaient le menton sur le haut manche de leur houe :
« Mieux vaut ne pas tarder à ajouter de l’engrais aux pois »
« Les tomates détestent la pluie. »

Quand un vieil homme dit :
« Les patates douces sont frileuses »,
tenant un arrosoir
dans ses gants imperméables.
Des rides profondes et bienveillantes
apparurent sur sa peau.

L’obscurité envahit le ciel.
Les gens se hâtèrent de rentrer chez eux.
Quelqu’un cria : «  attendez »
et remplit un sac
de la récolte du jour.
Avec force courbettes de remerciements ils dirent :
« À demain. »

Les asperges vertes
tendirent le cou
disant au revoir à regret.
Des moulins à vent miniatures en plastique
laissaient
les oiseaux et les créatures souterraines
visiter les potagers
pendant la nuit éclairée par la lune. (C2)

.

Hommage aussi au modeste artisan que la matière utilisée, la terre, met en contact avec les éléments du comos qu’il sait transmettre, religieusement et naturellement :

Le Bol à Riz

Le bol sereinement
tourné vers le ciel
humblement reçoit les étoiles
les présente
sa courbe est la même que le ciel
le bol à riz

sereinement assise le buste droit
je regarde le riz dans la lumière du bol
paume
où le ciel se reflète
blanc cosmos du riz

celui qui créa le bol sait
le nombre des étoiles
celui qui offre le riz le sait aussi
il offre le ciel
qui passe doucement dans la gorge et pénètre la poitrine

morceau de glaise
le bol à riz
offre les étoiles blanches et sans goût
modeste à l’éclat
nombreuses comme les mots les uns contre les autres
il transmet l’étendue du ciel (C1)

.

Discrète aussi se dégage la nostalgie du passé glorieux de tout un artisanat :

Hattori Jubei, le forgeur de sabres

Les sabres de Jubei sont tranchants.
En chauffant,
en frappant
en les refroidissant,
il façonne leur tranchant.
Son marteau détruit
le silence du sang.

Les sabres de Jubei ne se vendent plus guère :
il n’en fait pas beaucoup,
et les personnages de haut rang
attendent leur perfection dans le secret.
Quand Jubei frappe avec son marteau,
il écrase les rancœurs de son enfance.
Les lames sont brillantes
et claires. (B)

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Lié à la vie quotidienne le train revient fréquemment dans l’inspiration et la thématique, personnelle ou non :

Le train de marchandises

L’attelage des wagons est terminé
un coup de sifflet un fanion agité
lentement il s’ébranle le train de marchandises avec le jeune homme à bord
dans la tempête de neige le son du sifflet trace des cercles
destination du train de marchandises Aomori
là-bas la neige doit tomber à gros flocons
le jeune homme a tapoté les flancs du train de marchandises
comme s’il flattait l’encolure d’un cheval
l’attelage des wagons
le jeune homme en est seul responsable-adossé contre le train à l’arrêt
il songe parfois
à sa province natale
il n’a plus ni père ni mère mais
ce corps lui vient de ses parents il le sent
même ses cils sont chargés de neige
son haleine a gelé autour de sa bouche
« pourquoi aimes-tu tant ce train ? » lui ont demandé ses frères
il est plein d’endurance et roule droit devant
a dit le jeune homme qui contemplait les roues

jour de neige profonde lanterne levée il inspecte les roues
détache la neige gelée à coups de maillet
les roues du train de marchandises
abritent un esprit loyal il le sait
supportant la charge le train avance droit devant
dans la nuit du pays de neige bleue à l’infini
bientôt la lumière du matin apporte un brouillard glacé
ce n’était pas vraiment de la brume mais
un air gelé où s’agitaient des particules blanches
des matins glacés comme celui-là
n’étaient réservés qu’au jeune homme. (C3)

.

Image récurrente du train que l’on retrouve ci-dessous associé à l’imaginaire animiste joyeux de la végétation :

Un train traverse l’automne

Un train traverse l’automne
pour rejoindre l’automne voisin
il roule toujours plus vite
nous sommes des muscats
nous sommes des pommes

«  tes pommes sont-elles mûres ? »
« pas encore »
« moi mes raisins le sont !  »
les pommes
écoutent la conversation

nous grappes de raisins accrochés aux tiges
nous fruits du pommier
au milieu de l’automne souffle le vent
notre vent
dans nos cheveux dans nos vêtements.

partageons les raisins
de notre panier
choisissons les plus sucrés
donnons aussi les pommes
surtout les rouges

un train traverse cet automne
à destination d’un verger gorgé de secrets
ces jours d’été passés avec toi
là-bas exhalent un parfum exquis
qui se distille en souvenirs. (C4)

.

Ses voyages donnent aussi à Ogawa l’occasion d’exprimer ses remerciements aux pays et aux cultures qui l’invitent :

Oiseaux sur la Liffey

Le long de la Liffey grandissent des roseaux
qui se reflètent dans l’eau
et poussent à deux fois leur hauteur.
Des saules pleureurs frôlaient les ridules,
forêt impénétrable.

Un corbeau s’était blessé
en amont de la rivière.
Il traînait la patte.
La patte droite douloureuse
la patte gauche fatiguée.

Un canard portait sur son dos un sac
de chèvrefeuille aux baies bleues.
Je dois les donner au malheureux corbeau.
Allons, allons
à la Liffey.

Le canard posa le sac sur les roseaux,
pour aider le corbeau à étaler son aile.
Ces baies sont pour toi, pour toi.
Le corbeau d’abord plongea dans l’eau sa patte blessée.
Donne, donne-moi le chèvrefeuille aux baies bleues. (C2)

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La Seine

Les vagues sont comme d’habitude.
Mais pour ce jour-là
elles avaient préparé des lumières particulières –
pour les péniches de juin.
Étrangers les uns aux autres, assis à côté les uns des autres,
les invités échangeaient des sourires, se tournaient vers la rive.
Le bateau se mit à bouger.
Il descendit le fleuve à un rythme agréable,
ni trop rapide ni trop lent.

C’était les mêmes vagues que d’habitude.
Mais pour ce jour-là
elles avaient créé des couleurs nouvelles.
Elles avaient demandé au vent
d’éparpiller un peu de vert, un peu de bleu
et de faire surgir du rose entre elles à intervalles.
Sur la rive la vie de tous les jours,
et sur le fleuve l’attente des voyageurs.
Une femme parlait de sa vie malheureuse,
et je fis un signe de sympathie.
Je confiai aux vagues la joie de l’avoir rencontrée,
car le but de mon voyage était de fixer
les images qui se reflétaient dans l’eau.

Les allées et venues des bateaux de plaisance
firent bouger mon bateau de manière différente.
Perdant pied, prise de vertige,
je tendis la main vers la fenêtre.
Un bateau traça un cercle au milieu du fleuve.
Les passagers applaudirent
en regardant les deux rives pivoter.
Les remous provoquèrent d’autres mouvements.
Je posai à nouveau ma main sur le rebord.

Ma vie étant à son étape médiane,
dans la lumière des vagues de printemps,
mon amour pour quelqu’un dans mon pays grandit.
Sur ce bateau de plaisance sur la Seine
des rideaux blancs ondulaient dans le vent.
Le vent tourna au blanc
et colora les vagues.
Je décidai de me rappeler la voix des gens
de ce jour-là
à ce moment précis
et restai silencieuse
cherchant les mots que j’allais transmettre à mon pays. (B)

.

Après sa première invitation à Liège, Shizue adressa à la revue un poème de remerciement qui s’avère par delà la localité purement occasionnelle un programme de réconciliation cosmique planétaire par delà un écartement accidentel des cultures à travers les siècles :

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Belgique, forêt de poètes

Planter des arbres dans la forêt de Belgique.
Plantons-en beaucoup, amis poètes.
Debout dans le vent, chantons nos chants.
Les peupliers sont des sopranos
les chênes sont des basses.

Rassemblez-vous avec vos instruments et jouez.
Frappez tout
ce qui fait son.
Tous poètes.
Amis, tous.

Apportez le sol de vos pays
j’apporterai l’eau de l’Asie,
et en la versant, nous nourrirons les arbres
dans la forêt de Belgique,
faisons pousser une luxuriante forêt de chant.

Les arbres en chantant étendent leurs branches au loin
et joignent les mains.
Poètes ! Regardez vers le ciel et chantez —
les chants de votre pays,
les chants forestiers de votre pays bien-aimé. (C2)

.

Tel est le message prometteur que Shizue Ogawa, messagère légère et sérieuse, adressait à l’Occident par-delà ses partenaires belges, elle qui, sans ignorer les côtés douloureux et troubles de la vie, dans ses entretiens comme dans ses poèmes dit surtout la joie et la simplicité d’écrire :

.

Boîte aux lettres

La boîte aux lettres sait tout
mais ne parle pas.
Elle lit cartes et lettres
mais n’en parle jamais à personne.
Elle n’a ni mains, ni jambes,
et ne peut pas voyager.
Mais elle connaît le code des villes sur les adresses.

Aimez-vous la bouche de la boîte aux lettres ?
Vous savez, la longue fente étroite ?
Elle me met mal à l’aise.
L’autre jour j’ai poussé la main à l’intérieur
et j’ai regardé dedans.
Je voulais serrer la main de la boîte aux lettres
mais j’ai simplement posté une lettre, en disant
« S’il vous plaît, prenez-en soin.  »
quand je me suis retournée,
la boîte m’a dit : « J’y veillerai. Au revoir.  »

P.-S.

Les poèmes cités sont tirés des livres suivants :

(B) Shizue Ogawa Une âme qui joue, Choix de poèmes, (Belgique, Éditions À bouche perdue, Collection Pangée, 2010 et 2011). Édition bilingue japonais-français ; traduction de l’anglais par Michèle Duclos et Jacqueline Starer.

(C1) Shizue Ogawa Une âme qui joue, Le cercle, (France, Éd. Caractères, 2012 et 2014). Édition bilingue japonais-français ; traduction du japonais par Véronique Brindeau, avec dessins de l’auteur.

C2) Shizue Ogawa Une âme qui joue, L’horizon (Éd. Caractères, 2015). Traduction de l’anglais et présentation par Michèle Duclos, avec dessins de l’auteur.

(C3) Shizue Ogawa Une âme qui joue, Les ailes  (Éd. Caractères, 2017). Poèmes traduits du japonais et présentés par Corinne Atlan, aquarelles de Hanako Ninomiya.

(C4) Shizue Ogawa, Une âme qui joue, La forme (Éd. Caractères 2018). Édition trilingue.

Première publication dans le Journal des Poètes en 2020/2021.

Notes

[1Un Suflet de la Joacâ, éd. bilingue japonais-roumain, trad.M. Dragomir-Filimonescu, Timisoara, Artpress, 2015 et 2019.

[2Repris en japonais-français dans Une âme qui joue, Choix de poèmes, éditions À bouche perdue, pp.127 à 137.

[3Poème inédit.

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