LES FLEURS TOMBENT
Accompagné d’une photographie de Bruno Roche en exergue
« Le chemin vers le haut et le bas est un et le même. »
Kostas Axelos
« Tout ce que je porte attaché en moi, se trouve libre quelque part. »
Antonio Porchia
« Même si nous le déplorons, les fleurs tombent et les mauvaises herbes poussent. »
Dôgen Zenji
- - -
- - -
LIVRE 2 —
LA GRANDE VALLÉE...
38 poèmes
« Admire les choses qui sont devant toi. »
Clément d’Alexandrie
☐
1. MATINÉE SOLIDE
Vent du nord, soleil étincelant
Je marche sur des feuilles blanches
ma peau tannée, couleur de sel
Loin des affaires du monde
De temps à autre un poème surgit du dehors
Cristal en esprit
Pensée vagabonde
Pour quoi faire ?
2. AU CAFÉ DU LAOS
« Seulement dans le crâne, par éclairs, une extase glacée. »
Kenneth White
Me voici sur la terrasse bruyante
plein est, soleil levant
ciel froissé de nuages d’altitudes
Un moment à passer ici en compagnie des livres les plus fous
Han Shan, Montagne froide
John Cowper Powys, Une philosophie de la solitude
Kenneth White, Terre de diamant
Plonger sous l’océan des mots
forcer, fouiller, forger
sentir le froid matinal courir sur les tempes
observer les mouvements atmosphériques
et, qui sait
dans un instant peut-être
l’extase glacée.
3. TEMPS RELATIF
Matinée vive au bord du fleuve
un fantastique soleil poudreux s’élève
déroule aveuglément sa force, sa puissance
Et moi, pauvre hère
hanté par une nouvelle nuit de cauchemars
je marche là-dedans
à la recherche d’un lieu, d’une résidence
support éventuel et contradictoire à la méditation de l’instant
me demandant si, par hasard
je ne fouillerais pas le même lopin
depuis trop longtemps.
4. LE SILENCE
Retour en train
Pluie
pluie
Pluie et pluie encore
Images qui défilent, se dévident
Je relativise l’espace parcouru
ne mesure en rien celui à parcourir
avec en moi, pourtant, cette certitude
rien, non, rien, je ne sais rien
Je pense alors à Kyoraï
Sans rien dire
le silence
le calme.
5. LES COLLINES ET LES BOIS
Cinq heures
Le soleil se lève
Les cheminées sont illuminées
Un vol d’étourneaux griffe les nuages
J’habite la ville mais tout autour il y a des collines et des bois.
6. PRINTEMPS
Cluny, 1976
Dans la forêt des Peupliers
mon cœur s’arrête
Sensation vive, givrée, argentée
Vent coupant
Comme si la sève, l’eau de la terre
à ce moment nourrissait ma pensée
Mon corps seul en mouvement
Esprit ouvert
Espace adéquat
Nourriture essentielle.
7. SUITE (2)
1.
Massif de La Chartreuse
Le vent
les herbes sèches, couchées
Première sueur printanière.
2.
Sources de la Loire
Gesse odorante
L’insecte, enroulé dans cette plante
se sert de la croissance d’une feuille en ellipse pour y construire son cocon.
3.
Le Désert d’Entremont (Alpes du nord)
Alt. 1200m
Morsure rose de l’atmosphère
rêve oblique
nudité première
Un vent blanc, glacial et pénétrant
m’apporte une image
Espace, lucidité, étoilement
Je parle à la nuit.
8. MASSIF CENTRAL
Pour William Pellier
- 7°C
Nous arrivons sur les hauts plateaux de la Truyère, en Margeride
Âpre forêt conifère, grésil et vent
saison inverse
joie vaste sur la lande
Nous rejoignons le hameau de Bertrezes
près de Saint-Aman de la Lozère
Murs sinueux le long des routes
poussées basaltiques, dômes
lent méandre des sources
lichens comme neige
nuit
Ballotté de saisons en saisons
d’altitudes en altitudes
poursuivi, encore
par quelques inutiles souvenirs
avec en moi, pourtant
cette sensation d’être à l’affût du monde dans le flux du monde.
9. CORPS DE L’ARBRE
Pour Frédéric Malenfer
Dans la forêt —
Nocturne infini
ouïe impossible
joie palpable
La hache s’abat
Le parfum nous assaille.
10. LA GRANDE VALLÉE
Minuit — tournage sonore dans la Drôme
De gigantesques cerisiers croulent lentement sous les fleurs
les branches sont gorgées d’eau
Terre boueuse et suintante
Mes pieds trempés, couverts de pollen
Couleur
Clarté
Musicalité
La marche —
Catalyse et vision poétique
joie sûre d’être à la complexité
croissance de quelque chose.
11. HERBACEUS VULGARIS
Il existe une herbe jaune
Ciselée par les vents, longuement ensoleillée
elle apporte au regard l’étincelle où s’unir
Respiration pure
Sensation du monde.
12. AU BORD DU FLEUVE
Et c’est ainsi qu’une force est transportée
s’accumule sur elle-même
se dirige vers la mer
tourbillon fécondé d’herbes, de branches, de boues, de soleil et de pluie
Force suspendue aux lèvres de la Terre
Forme, intensité, mouvement
Y a-t-il pour moi un lieu, comme pour la rivière l’océan ?
Plus tard —
Orage en plein ciel
esprit nu
musicalité
Veine essentielle
Abandon de tout stratagème.
13. LE RHÔNE
Soleil entier
plaques d’eau métallique glissent et tourbillonnent
Chaleur intense, foyer d’acier
Assis au bord du fleuve comme en une fournaise
J’ouvre un livre
Page blanche
Éblouissement.
14. CUMULUS - MASSIF DU PILAT
« Comment suis-je parvenu jusqu’ici, je me le demande encore. »
Han Shan
La température change
une masse de nuages s’amoncelle
Espace vide, bleu, rapidement encombré
Stridences, grisaille et noir
Sentiment de puissance
Force de l’orage
La pluie enfin
Au dedans — le feu du ciel
Tout homme est solitaire.
15. ÉTÉ
Il pleut
La chaleur s’élève
Face à face cinglant
Joie d’être mortel
Livré, à jamais, aux caprices de la matière
Ce qui fait la liaison
L’étendue.
16. FORÊT DE LA TÊTE NOIRE (746m)
Je traverse une clairière de Genêts
Le vent blond couche les herbes, les plantes
et s’enfuit
Un avion lointain
sorte de hiéroglyphe acoustique
incise le ciel — ligne mate, pourtant
Le geai m’annonce
Multiplicité verdoyante
Harmonie de l’air
Écriture sans cesse changeante.
17. MATINÉE HAUTE (VERCORS)
L’orage, cette nuit
a dévasté d’immenses parcelles de terre et de forêt
Millier de végétaux déracinés dans la mêlée nocturne, déjà devenus humus parmi les herbes couchées
Ce matin
un vent froid, intensément bleuté
chasse les nuages.
18. NUIT PLEINE
Col des Enceins
La lune éclaire les champs de sa couleur de lait
espace, souffle, immensité
brume vagabonde entre les herbes
arbres fruitiers noirs d’eau, chargés, pourrissant
lointain cinglant des collines
Horizon large et haut
Premiers givres d’automne.
19. LOUP DES NEIGES
Pleine ville
un loup passe devant moi
Un loup des neiges
Visage rapace
œil océan
Avec lui et son espèce
de grands territoires se dégagent
une identité musculaire, généreuse
Simplicité au centre de l’espace
J’aurais dû me battre pour lui parler.
20. SOIR EN CAMPAGNE
Stigny
Hirondelles par centaines
stridences chaotiques
joie du feu des ailes
Je repense à cet œil noir
fiché dans mon œil
Deux pensées en regard — fascinées
Silence d’un dialogue autre
Silence de tout geste
intelligence unique
peur maniaque de la race humaine
Face à face —
Dans l’immobilité de nos corps
j’ai pu constater
sans tension
l’effacement de ma présence
Projetée au cœur d’un monde nouveau
Animal.
21. TIGRE
Parc de la Tête d’or — Lyon
Le râle qui roule entre ses griffes rebondit sur ma nuque
Dans l’écho des cages
son trajet velouté
Invisible.
22. MARCHÉ AUX POISSONS (MARSEILLE)
« Une force noire dans un corps blanc. »
Ovide
La pieuvre sauvage
peau couverte de picots verts et roux
glisse avec aisance entre monticules de glace et cadavres déjà écaillés
Odeur forte
muscles multipliés en bras
fibre parfaite
animalité unique
Au sommet de l’Évolution
Méprisante
sûre d’elle même
elle crache son encre noire
d’un bond retourne dans les flots salés
me laisse à la médiocrité toxique de cette vente aux enchères
ouvre une voie
En un éclair.
23. LE PIÈGE
Terrarium
Lampropeltis triangulum sinaloe
serpent faux corail tissé d’ocre tuile
près de son bassin d’eau
Opulus cyclurus
lézard à queue dentée, immobile
Pogona vitticeps et Agane barbu
lentes langues roses
savourent de jeunes grillons blancs
Andis equestris
vert fluorescent, côtes apparentes, œil gris-argent
Python Royal, sorti du verre
je le touche
cuir soyeux, corps froid, vie calme
mais surtout
ces formes ovoïdes affleurant sous un millier d’écailles jaunâtres
comme autant de centres capteurs
qui m’entraînent sur toute la longueur pour rejoindre, hypnotisé, le triangle plat de la tête
Jusqu’à finalement croiser son regard, unique —
— le piège.
24. QUESTION
Lune blanche à l’est
effondrement de l’astre à l’ouest
le vent s’efface dans les pins
senteur Océane
méditation
Un oiseau traverse le paysage
le chien aboie
quelques branches sèches
Guidé par un vieux sentier
Et si, cette nuit, je dormais dans les bois ?
25. GRAND BOIS DE JOUX (848m)
Marche lente, capricieuse
mouches et moustiques
humidité
Quelques fraises sauvages éclatent au travers d’un parterre d’orties.
26. UN JARDIN
Stigny
Premiers pas sur la pierre
joie givrée
craquement des branches mortes
fin marquée de l’hiver
futures fleurs odorantes.
27. VOYAGE SANS FIN
« L’ouverture .../... être libre de faire ce qu’exige une situation donnée. »
Chögyam Trungpa
Lent retour au travers des collines
de jeunes fleurs à peine écloses reçoivent la pluie
plus haut, la neige
cette neige lourde d’avril, gorgée d’eau, déjà fondue
écrasant de son poids les pousses les plus frêles.
28. SUITE (3)
1.
Vue de train
Nous suivons une rivière
flux sauvage et marécages
verdure flamboyante
eau couleur de lait
Deux pêcheurs tentent leur chance.
2.
Souvenir d’enfance
Un camion noir siffle sur la nuit
traînée longue, sonorité diaphane
invisible
De temps à autre, au travers des Peupliers
un œil de lumière.
&
3.
Hôtel Le Nord
Espace bleu sombre découpé d’une fenêtre
orientation pour l’idée
signes au ciel
oiseau rare
Là où je suis.
29. EXTRÊME OUEST
Longue marche sur la lande
corps emporté de brume et de sel
marécages, tourbes, humidité
L’océan retiré
Les lignes sur la vase
Parmi les dunes
j’effleure l’espace haut d’un gisement minéral
Le granit — mon esprit
Difficile à saisir, difficile à comprendre !
30. LANDES
De l’écorce des pins dégouline une liqueur
Au sol, le tapis d’aiguilles reflète des poignées de lumière en paillettes
Odeur sombre, vent absent, humidité latente
Marcher sur cette richesse
déployer un corps extrême
devenir insecte butinant et, de lieux en lieux
dans l’espace ainsi ouvert
s’enfoncer
Au loin, le lourd fracas des vagues.
31. D’APRÈS HAN SHAN
Nous habitons au bord de la mer
Nul ne nous connaît
Au milieu des nuages blancs, des vagues transparentes
Toujours silencieux
silencieux.
32. AU CŒUR DU CHAOS
Une surface d’eau — tout est joué.
33. SUITE (4)
1.
Aurore
Le vent dans les pins
les vagues de la mer.
&
2.
Marée basse
Sol d’algues et de boues
Un poisson d’argent, minuscule, se faufile
Son œil unique, limpide — un éclair.
34. FIGURES ÉPHÉMÈRES
Fleurs et feu
scintillements d’un Peuplier immense
peu après l’orage
Importance des effluves, des couleurs, d’une lente modification
de cette imperceptible palette toute en stratifications, fluidités et complexités
L’esprit, lui aussi, est un rayon
Mon point de vue ? Une dérive sans fin…
La perception du monde ? Ma représentation…
Axe
… ?
Angle
… ?
Espace entre
Point et circonférence… ?
Je ne sais qui je suis
Croissance…
Érosion…
Je ne suis qui je sais
Force de toute forme.
35. AXIOME
Le rêve est partout — océan
Au-delà
esprit sans fin
Comment écrire cela
Et pourquoi ?
36. À LA POURSUITE DE LI PO
Une seule phrase peut suffire.
37. SCULPTURE D’ALGUES
Et si la pensée
telle un arc magnétique
retenait chaque rayon solaire
condensait les émanations lumineuses de l’astre
profitant des intimes déplacements de l’air sec et du jour
pour déployer une idée ?
Simple et unique rayon solaire — celui qui, presque visage
regarde en nous
êtres de chair, os, sang et souffle
à jamais dérivant dans le tourbillon lumineux des éléments
L’unique rayon solaire engendre une multiplicité d’ouvertures
et de convergences
— point d’ancrage, linéaments
incandescence —
et, pour chacun, l’exigence d’une vie singulière
Au-delà du paraître
Sans se soucier de prendre ou de donner
quelque chose d’exact s’affirme depuis son évidence, dès la naissance
oriente enfin la destinée vers la beauté
Quand bien même aurions-nous d’autres plans
Car voilà
à l’inverse, ce serait déjà là entrer sur le sentier rocailleux
qui mène au lieu de mort.
&
38. ASSIS AU BORD DE L’OCÉAN (RÊVER DE MOURIR)
« Comment se cacher à ce qui jamais ne disparaît ? »
Héraclite
44°37′19′′ Nord - 1°14′59′′ Ouest
1. Sable gris —
Nervures, raies, stries
strates
traces d’algues
tempête nocturne à peine effacée
débris de branches, plastiques, bois d’eau
Pétrole
Joyaux de verre polis par le sel
Os
Coquillage cannelé
Coques
Balanes, Patelles, Crabes (leurs pinces cisaillent l’air)
Odeur forte
révoltes
Richesse
Flore séchée.
2. Sable bleu —
Horizon élevé
L’océan tumultueux, bouillonnant, perpétuelle source de pierreries
La marée s’agrandie de couleurs fauves, avec en elle
œil extravagant
un gigantesque soleil nacré
Une masse lourde de vagues tombe, s’écrase, s’emmêle
pousse l’eau bleue, blanche
et noire
Elle éclabousse, elle se brise, s’envole
Fuites, expansion, croissance
L’océan — force animale
Créature
Capture
Piège.
3. Sable vert —
Je marche et m’éloigne sous une brume de sel
L’étreinte humide colle mes cheveux
Isolé dans ce monde
quelque chose, une présence, précise et pure comme la flamme
me regarde et parle
Sans question, sans pourquoi
J’ose — je passe
Une épaisseur glisse sur mon front
Vie saline
bave tempétueuse
à mes pieds
une nouvelle vague s’écrase et frappe
Étincelles de beauté
La vague, énorme, râpe les abords de la grève
elle chante avec le sable, les cailloux, les coquillages, les galets
Émergence du poème dans ce fracas.
4. Sable blanc —
Avec moi le ciel
l’horizon, l’immensité de tous les rivages
Le rythme intense et profond
toujours en mouvement
incruste dans mon corps une lumière
Je ramasse quelques branches
je construis, patiemment, un squelette de bois d’eau mordu par le vent
Les algues accrochées s’y jettent en pensée
Le savoir s’y attache
Fécondité d’une forme
complexe, libre
archaïque
À l’à-pic des dunes
Et, dans l’ombre ainsi créée
se profilent ces milliers de cristaux
comme des trous dans le corps de la lumière
Offrande à ce qui est là
Présence
Appel
Mais aussi : griffe d’une vague.
5. Sable rose —
Une carcasse
La mort
Œil vide me fixe
mystérieuse éclaircie
entrée — pour toujours — autre part
Cavité, caverne becquetée
Un grand poisson sec est venu jusqu’ici s’échouer, depuis les profondeurs
Mouettes et insectes se délectent, fourragent, bouffent, se battent
Musicalité, rythme, odeur infecte et pourriture
Orgie sur la plage
Soudain, silence — mer en diamants.
6. Sable noir —
La chaleur dégage une aura électrique depuis les nervures de la grève
L’espace en entier s’agite
Le temps se déplace
Je compare cette force…
Je soupèse les attirances…
J’ouvre un livre ancien et je trouve :
En se transformant il se repose [1].
Question — ?
…/…
Réponse — ?
…/…
Et me voici, souriant, au chœur du chaos
La juste place
Peut-être reviendrais-je mourir ici, en toute confiance
Mais je n’ai pas encore commencé le voyage.
— — —
(Les fleurs tombent - Livre 2/3 - La grande vallée... / 1999)