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La flèche 

lundi 17 octobre 2005, par Sébastien Doubinsky

A mon père.

Cela lui avait pris des années.

Tout d’abord, il avait dû trouver l’arbre parfait. Pour cela, il avait commencé à chercher dans les bois qui entouraient le monastère, mais il n’avait rien trouvé, mis à part quelques brigands qui eurent tôt fait de le dépouiller des ses maigres possessions. Il avait donc fini par parcourir le Japon de long en large et de haut en bas, avant de trouver ce fameux arbre, perdu dans un modeste bosquet, tout à fait banal en apparence, non loin de Kyoto, alors la capitale de l’Empire.

La branche coupée, il était ensuite retourné dans son monastère où il avait passé de nombreuses saisons à la façonner. Il l’avait taillée, affinée, retravaillée jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement équilibrée, mince et droite comme un haiku de Bashô.

Un matin, enfin, elle fut prête.

Le cœur joyeux, mais le visage serein, il était allé dans la grande salle d’armes du monastère, où il avait préparé sa cible. Les quelques disciples qu’il avait acquis au cours des années de préparation l’escortèrent, et lui apportèrent son arc. Agenouillé, il le leva lentement, y encocha la flèche et concentra toute son attention sur la cible, le petit point rouge cerclé de blanc, comme le soleil au-dessus du Japon sous la neige.
Il attendit de longues minutes que son esprit ne soit plus que cette flèche et soudain, il la décocha, l’accompagnant d’un grand cri, le cri de tant d’années de méditation, de travail et d’efforts soudain libérées, comme la flèche de la corde de l’arc.

Après un éclair d’une fraction de seconde, elle alla se ficher dans le centre exact du petit cercle rouge, avec une petite vibration de victoire. Ses disciples se félicitèrent intérieurement de l’exploit de leur vieux maître et leurs visages s’éclairèrent d’un grand sourire entendu. Le maître abaissa finalement son arc, mais nul sourire n’illuminait son visage. Au contraire, son front était plissé et ses yeux assombris. Ses disciples virent qu’il tremblait.
Il lui avait fallu des années pour atteindre cette perfection, ce geste unique et parfait, le but de toute une vie, et pourtant tout au fond de lui même, il entendait maintenant avec terreur une petite voix, précise et aiguë comme une autre flèche, qui lui demandait : "Et après ?"

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