J’ai commencé mes voyages, mes rondes, mes tours, en Macédoine par l’Ouest, parce que Tetovo est toute proche, parce que c’est l’Autre ville où on ne peut manquer d’aller quand on est étranger et qu’on tient à voir les deux aspects de la Macédoine, ces deux visages, slave et albanais, parce que là résidait aussi un de mes collègues de travail, David devenu par la suite peu à peu tétovien, ce qui se traduisait chez lui par une sorte de nonchalance rusée et aristocratique. Mais c’est la route du Sud que j’ai le plus souvent empruntée, malgré moi, une route tantôt droite comme les avenues de Skopje, dans la plaine de « Vardarie », au sortir de la capitale, tantôt tordue en lacets, en souffrance ; route de gorges désertiques, après Veles, et de canyons, avant Prilep ; une route menacée d’effondrements prête à disparaître sur le chemin du temps, route du retour dans le temps et de la t’aga za jug , cette nostalgie macédonienne pour un Sud toujours plus au sud, toujours plus près de l’eau ; « kukus stambul da vidam », « puissé-je voir Istanbul, voir Kukush » disait le poète macédonien Miladinov dans son exil moscovite. La nostalgie du Sud, la douloureuse attirance pour ce Sud synonyme de Méditerranée, est arrêtée dans son élan par quelques centaines de kilomètres de montagnes de calcaires, d’accumulations de roches torturées qui commencent dès qu’on arrive aux abords de Veles ; sur la route de la mer. Le désir se brise sur la réalité de la pierre.
Je l’ai empruntée moi aussi, pour des raisons professionnelles, car en plus de mes cours à Skopje, j’avais aussi pour mission de former des professeurs de classes bilingues à Bitola ; mon travail de professeur était aussi une danse balkanique, une ronde entre les différents lycées de Skopje puis chaque mercredi, c’était le grand voyage vers Bitola, le grand saut, dans un bus « bitolien » vers ce qui est à la fois le Western et l’Antiquité.
Plus on descend vers le Sud et plus on entre dans l’Antiquité, dans un paysage parfait par le temps, sculptural à force de sécheresse. On entre dans une chaleur antique où se mélangent deux types de drame ; le drame naturel, celui de la sécheresse et du soleil omnipotent, et les drames historiques qui se sont jouent depuis des siècles sous ce soleil rouge et jaune, éclatant si bellement sur le drapeau macédonien.
Direction Veles, dans le bus « bitolien » où les chauffeurs semblent parfois adapter leur conduite aux rythmes de la Narodna, dans des paysages où dominent l’ocre de la glèbe, le jaune soufre des collines de calcaire, le vert des prairies au très fin duvet de verdure ; le monde devient à nouveau franchement rural. L’antiquité est rurale, comme dans les photos-icônes d’Atanas Taleski qui comprenait comme nul autre ce sud macédonien.
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Atanas Taleski était d’ailleurs natif de Veles, cette ville qui dans l’antiquité slave devait être liée au dieu du bétail Volos ; on entre sur les territoires arides et pentus, territoires d’aventures et de rivalités claniques, des bergers. Une ville en V comme l’initiale de Veles, car la ville épouse plus qu’aucune autre, notamment avec ces quartiers Roms qui ne cessent de grimper à flanc de collines jusqu’à se dématérialiser en cahuttes de torchis et maisons ouvertes aux quatre vents, la forme en V de la vallée vardarienne. Veles, première ville du sud, est aussi la première marche au pied de l’escalier, montant puis descendant, que forment la chaîne du Sud, ces montagnes méridionales, fatiguées, rousses, tout en rondeur, car d’avantage travaillées par le temps et l’érosion que les jeunes formations « alpines » de la Shar Planina tétovienne.
On entre ici dans le territoire du Western macédonien, on pénètre dans un film qui est une succession d’incroyables longueurs et de terribles accélérations, comme les premiers chocs entre Slaves et Hellènes, Chrétiens et Ottomans, puis de nouveau Hellènes et Slaves qui continuent à s’affronter dans ce grand espace du Sud Est confinant à la fois avec la Bulgarie et la Grèce ; espace mythique, espace des origines, mis en scène sans relâche par le cinéaste -en exil américain depuis déjà plusieurs années-, Manchevski.
Dans son film « prachina », « la poussière », deuxième et remarquable opus balkanique du plus célèbre des Macédoniens jusqu’à maintenant, les soldats ottomans jouent dans des uniformes impeccables à cache à cache parmi des rochers aux formes étranges avec les Indiens/Macédoniens, tandis que quelques guerrilleros albanais ou aroumains font de courtes apparitions.
Les rochers, le ciel d’un bleu sablonneux, quelques maisons en bois et pierres, ces chalets macédoniens, qui sont magnifiques à Krusevo, ville d’où est parti l’Ilinden, la grande révolte macédonienne de 1903, ces quelques éléments assemblés aux alentours de Prilep forment la scène d’un drame éternel, et presque naturel.
A l’approche de Prilep ville du semi-légendaire Kral Marko, le roi Marc, Hercule macédonien, la végétation se fait rare dans les paysages ; les maigres prairies où on s’attendrait presque à voir surgir des cactus ou défiler des chameaux, semblent un bout d’Anatolie ou de Mexique.
A Prilep le car s’arrêtait toujours pour libérer de quelques passagers ankylosés. Je m’y suis arrêté enfin au printemps pour aller voir ce qui se cachait derrière ce grand rocher énigmatique, cette chose crevassée, avec une bosse ou une tête, qui abritait autrefois le forteresse du Roi –serbe- Marko, au 14 ème siècle ; après avoir avalé un gevrek, j’ai traversé le bazar central où, à ciel ouvert, s’entassait la camelote chinoise, turque, européenne - et d’on ne sait où - camelote que l’on retrouve sur les grands marchés de Belgrade ou d’Istanbul, Sofia et Nis ; j’ai bu un café turc dans un troquet minuscule envahi par la fumée de Tutun ; une fois sorti j’ai regardé l’heure à la saat kule (littéralement « tour des heures » en turc) comme le firent des générations d’Ottomans de l’Empire, Turcs, Grecs, Valaques, Yuruks… J’avais une heure et demie pour sonder la ville. Le temps d’un film, d’un western.
L’étranger était débarqué dans la ville où régnait un calme méridional à peine parasité par les bruits de moteurs de grosses cylindrées, lancées à toute berzingue sur la grande artère qui lie la gare (routière) au reste de la ville.
Il a traversé un interminable quartier de petites maisonnettes, le plus souvent un seul rez-de-chaussée qui faisait corps avec le limon : des maisons très solidement enracinées, prêtes à résister à tous les tremblements, des maisons simples, terre à terre, avec des jardins pleins de tournesols, de coquelicots, de courges, concombres, choux. Elles étaient rangées le long d’une rue parfaitement droite qui menait à l’étrange créature de pierre.
Au pied du rocher troué, gris, aux formes qui n’étaient pas sans rappeler certaines sculptures de métal contemporaines, il y avait un terrain vague, un début de nature coincé entre la pierre et les habitations ; une ceinture de végétation jaunie et délaissée où quelques enfants, têtes brunes et blondes, jouaient en criant avec des bicyclettes flambant neuves ; il y avait là une voiture abandonnée, rouillée et sans portes, pleine d’eau de pluie auprès de laquelle broutait humblement un âne sans licou, quelques tournesols parmi les hautes herbes.
Du rocher je ne voyais plus que la façade aux épais bourrelets, et je ne voyais pas comment je pourrais y monter, pour enfin découvrir ce qu’il y avait derrière. En fait une route contournait le rocher au couchant, menant au monastère de Treskavec. Je m’y suis rendu plus tard, pour vérifier combien en Macédoine les monastères sont liés aux montagnes, à la pierre et aux hauteurs. Mais cette fois si je restai dans l’ombre du rocher mythique.
La végétation des jardins résistait encore au soleil macédonien qui à force de frapper finit par produire les meilleurs fruits et légumes d’Europe. J’avais en fait marché pour ce tableau. Et c’était là encore l’antiquité rurale ou la ruralité antique d’Atanas Taleski, une Antiquité rude et colorée. Dure et sèche, elle recèle pourtant une vie intense qui pousse, fleurit, faisant finalement craquer l’omniprésente pellicule minérale.
Cette vie macédonienne arrive sans doute à pleine maturation en été au moment de la récolte du tabac, ce Tutun introduit par les Ottomans, et qui faisait, avec d’autres produits de la terre et des sous-sols, la richesse de la Macédoine yougoslave. Avec alentours règnait le plein soleil de Vergina, lequel a des vertus somnifères, proches du pavot.
Ensuite le car est reparti, il a achevé sa course, après une dernière ligne droite d’immeubles carrés un peu redondants, dans la gare routière de Bitola, plus excentrée que celle de Skopje, mais tout aussi active et stratégique.
Bitola, proche du limes gréco-macédonien, campe sur un Front Oriental où s’affrontent encore, et sans doute pour encore assez longtemps, les voix discordantes des Hellènes et des Slaves. Ramassée sur elle-même et un peu endormie, elle semble attendre à la frontière l’Europe qui ne vient pas, ou plutôt qui vient et qui repart. A l’époque ottomane c’était une Ville de négoces, de tractations souterraines, elle était alors moderne et entreprenante ; aujourd’hui c’est le principal point de rencontres entre Hellènes et Yougo-slaves, un laboratoire pour les relations avec la Grèce, car Bitola est un des rares lieux où les deux peuples arrivent à se rencontrer, même s’il s’agit d’initiatives purement individuelles.
Si Les Byzantins l’appelaient Monastir, à cause de ses nombreux monastères, la capitale du Sud est aussi remarquable par ses minarets, à la valeur désormais essentiellement esthétique, lesquels s’élèvent bien au dessus d’un dédale inextricable de rues dont beaucoup finissent en Y ou même en tridents, concurrençant ainsi de manière les silhouettes des immeubles modernes. L’Antiquité y affleure en banlieue à Heracleia Lyncestis, preuve éclatante de la Grécité de la Macédoine pour les Grecs, preuve éclatante de l’héritage d’Alexandar Makedonski, Alexandre le Macédonien, pour les Macédoniens ; la querelle bat son plein depuis l’Indépendance de 93. En témoignent d’ailleurs des cortèges d’insultes bilingues sur Internet.
Ville paradoxale que cette Bitola : bien plus belle que Skopje avec ces consulats qui semblent encore les acteurs d’une diplomatie souterraine, mais aussi plus pauvre ; ville méridionale mais petite Sibérie en Hiver, certains mois ; grand bazar tout en artères rhyzomatiques, vidé de ses richesses ottomanes où bat le pouls d’une jeunesse un brin désoeuvrée, qui en attendant l’Europe s’affiche dans des habits très chics dans la rue principale, la chirok sokak, où les bars et cafés sont aussi modernes que ceux de Thessalonique ou Skopje. La Movida est en marche, une Movida un peu amère et désargentée qui joue à l’Europe, ou à ce qu’elle croit être l’Europe qu’elle connaît au travers des nuits de Solun-Thessalonique et de l’opulence des touristes ou hommes d’affaires hellènes qui ont fait le pari de la Macédoine ; une movida qui aimerait faire tomber le mur de l’argent et des nationalismes qui sépare Bitola de la Grèce, de la Mer, de l’Europe.
Mais l’Europe ne vient toujours pas en Bitola est toujours en attente à la frontière. La route du sud débouche sur un « non » unilatéral ; « non, vous n’êtes pas Européens ». Et beaucoup de Macédoniens qui ne savent pas qu’être européen c’est avant tout posséder un passeport, croient vraiment qu’ils ne sont pas Européens, qu’ils ne méritent pas l’Europe qu’ils voient sur leur écran télé, qu’ils ne méritent pas de faire partie d’un spectacle qu’ils mettent pourtant eux-mêmes en scène chaque soir, dans la chirok sokak.
Chaque fois que je descendais vers le Sud c’était donc pour Bitola, qui est une ville à montagne comme Skopje avec son Vodno. La montagne met en valeur la ville et la ville met en valeur la montagne. Derrière cette lourde montagne à trois pointes, le Pelister, il y avait la Grèce que j’imaginais le soir, une fois que j’avais terminé mon travail à l’Alliance française, comme une avancée d’eau ; plus loin à l’ouest il y avait les eaux du lac Prespa et puis Ohrid. Les eaux des lacs s’unissaient dans mon esprit aux eaux de la Grèce, autour de Thessalonique, entre les trois doigts de la Chalcidie. Je les sentais légères, dansantes, sur la même musique que celle du ferry d’Ohrid ; j’avais l’impression qu’elles scintillaient ensemble dans la nuit à un étage inférieur, au-dessous des montagnes qui y menaient.
En Macédoine l’eau de la Grèce attire quelle que soit la saison, il y a une inclinaison du terrain en direction de l’Hellade, une tendance vers le Sud ; la Macédoine descend vers la Grèce et la Grèce monte vers la Macédoine. Il est plus facile de monter que de descendre. Je suis donc descendu vers Thessalonique, en train, et une fois traversée la frontière, à Gevgelija-l’ombragée, j’ai trouvé que si la Macédoine était couleur or et cuivre, la Grèce elle était est d’un gris bleuté, ou argenté, la couleur d’une mer ancienne, d’une émeraude qui à force d’être usée par le temps devient transparente.
J’ai vu ainsi les murailles de Thessalonique, ses murailles byzantines que les peuples slaves n’ont jamais pu franchir, et qui semblent avant tout servir à leur cacher la mer.
Thessalonique. La ville descend vers la mer, c’est irrésistible ; en bas il y a un vieux souk, des immeubles chics qui rappellent ceux des Riviera française et italienne ; on y croise des grecques platinées, des kakous à gourmettes , comme à Massilia, et les odeurs d’ouzo sont persistantes aux abords des restes de l’antiquité et des vieilles églises byzantines, plus bas encore, en bord de mer, je passe devant le Lefkos Purgos, la tour blanche, puis longe les palmiers et finis ma promenade sur le quai aux bars chics ; il y en a des dizaines en file, et je me dis aussitôt, après avoir jeté quelques d’œil sur les terrasses, ou dans leur intérieur qui fermente, qu’ils ont dû servir de la modèle à ceux de la Chirok sokak de Bitola, à moins que ce soit les bars d’Istanbul, ou encore de Belgrade ; l’air de la mer s’y engouffre et donne un goût de sel et de soleil à l’Ouzo. J’étais arrivé à la fin de la grande route du Sud.
Près de l’université Aristote, j’ai vu le monument représentant les hoplites de l’armée d’Alexandre, une mole humaine hérissée de lances ; des lances aux hampes impressionnantes qui sont comme des rayons tout azimut, lesquels n’ont pas manqué de me rappeler ceux du soleil de Vergina.
L’Inde, la Bactriane, les soldats macédoniens sont descendus de leurs montagnes pour aller naturellement toujours plus au sud, cette fois jusqu’au bout du monde ; qui sait, peut être étaient-ils mus, avec Alexandre, par une sorte de T’aga, un T’aga za istok, une nostalgie du Levant, « Varanasi, Kalkotta da vidam… ». Voir Bénares, Voir Calcutta !