le secret de l’univers
à quoi pourrais-je dire
que je suis relié
qu’est-ce que chacun
songe à appeler sa vie
dans quelle possible
prière glisserai-je les choses
qui me sont chères
qu’est-ce qui est à l’œuvre qu’est-ce qui est
en jeu qu’est-ce qui est caché dans l’univers
où est ma chance
mon étoile mon royaume
qui peut
m’apprendre quelque chose
sur la dune
de la côte nord dans le pays léonard
le chien youki court toujours fantôme baigné de vent
auquel
j’ai pendant si longtemps pensé
quand j’étais enfant
*
de l’origine
il y a
six mille
langues parlées
sur la terre
et il y a
six milliards
d’êtres humains qui vivent
sur la terre
alors
est-il possible qu’il y ait eu
une parole commune un langage
ancestral un point p comme père qui serait
l’origine
la source et la matière des
six mille langues parlées
d’aujourd’hui
oui
répondent deux
généticiens
de l’université de stanford
alec knight et joanna mountain
une langue
à clic
une langue comme il s’en parle encore
chez quelques rares peuples du sud
de l’afrique et de
l’australie
*
ignorance
ce matin
j’ai entendu à la radio
que saïd veut dire heureux
et je me suis fait aussitôt
encore une fois
la réflexion que je ne sais rien
du monde et de la langue arabes
pas même
de quoi faire un poème
ignorance ignorance à perte de vue
à l’égard de tout et de chacun
et qui réduit le monde à elle-même
c’est à dire à rien
*
un poète aux cheveux longs
tout à l’heure
en revenant de lamballe
où j’ai passé la journée
j’ai entendu gilles vigneault qui chantait à la radio
qu’il est difficile d’aimer
je ne savais pas que
ce poète
aux grands gestes aux longs cheveux
blancs à la voix haute
intrépide vaillante
était encore
programmable sur la bande fm
qu’il est difficile d’aimer qu’il est
diffici-leu qu’il est difficile d’aimer
qu’il est diffici-leu
je n’ai
depuis longtemps
rien entendu qui ait ce panache
cette verve naïve cette flamme
presque idiote qui me plaisent
tant
*
jean-michel
jean-michel est
capitaine de corvette
quand on s’adresse à lui il faut dire
commandant
il a une vision complexe
et lumineuse du monde
de la vie
du cheminement du fonctionnement
de chacun
avec lui j’apprends j’écoute
j’essaie de comprendre je devrais
prendre des notes
sa spécialité de marin
consiste à appuyer
avec son doigt sur le bouton qui lance les torpilles
sous la mer
il habite dans les monts d’arrée
une maison de tisserand du dix-huitième siècle
que hante paraît-il l’esprit d’une femme
prénommée anne ou marie
et dont un puit condamné un peu à l’écart renferme
un sombre secret
*
arnaud de maurepas
je n’aime pas me rappeler
l’élève et l’étudiant que j’ai été
ce ne sont pas de bons souvenirs
je n’arrivais pas du tout
pas du tout à être heureux à cette époque-là
c’est moins difficile aujourd’hui
je suis en règle générale moins
timide moins gêné moins honteux
arnaud est un des rares
amis que j’ai eus qui savait vivre
joyeusement
je me souviens de quelques repas
dans des restaurants parisiens mais aussi
d’une nuit en juillet ou en août arrosée de vin rosé
sur une plage
du golfe du morbihan
nous avons eu quelques bouderies
de gamins rien de très grave
quand il était d’humeur fumasse arnaud perdait
son accent de l’hérault sa voix
du sud
il est tombé malade il a été malade
pendant des années et de plus en plus malade
il s’est battu avec foi
contre le sida
j’ai été surpris qu’il me dise un jour
qu’il n’aimait plus le jazz
que c’était du passé
la dernière fois que je l’ai vu
nous avons bu encore un verre de rosé
c’était rue des eaux un soir
de pluie à paris j’avais du mal à affronter la situation
à me sentir un peu à l’aise
j’espère qu’il ne m’en a pas voulu
au bout d’une heure
ou d’une demi-heure il m’a demandé
de m’en aller et en fermant la porte derrière moi
il a préféré regarder ailleurs
plutôt que de me concéder
l’ultime échange de regards que je suppose j’attendais
il est mort avant l’été c’est par un
coup de téléphone de sa mère que je l’ai su
je crois m’a-t-elle dit
que vous étiez un de ses amis
les quinze derniers
jours a-t-elle ajouté ont été
très pénibles
les années passent j’ai souvent repensé
à arnaud
et je reste le mauvais élève en art de vivre qu’il me reprochait
d’être c’est à dire triste et grognon et
jamais content
*
poème documentaire
la nuit
dans les îles
lointaines les tortues creusent
le sable
pondent des milliers d’œufs
puis s’en retournent dans l’océan
ou
de fatigue
meurent sur la plage
quelques semaines
plus tard il sort du sable
le bébé tortue et il galope jusqu’à l’eau
guetté par de grands oiseaux prédateurs
s’il n’est pas mangé
par eux ou par les gros poissons
il vivra
et deviendra une belle tortue adulte
mais
pour l’instant
il est sur le sable de la plage
et c’est pas gagné
les émissions sur les animaux
c’est ce qu’il y a de mieux
à la télé
*
au guichet de l’agence bancaire
presque chaque samedi
je me rends à ma banque
qui est près de l’église
pour déposer un chèque ou retirer
un peu d’espèces
nicole leschiera au guichet me fait la bise et m’accueille avec bonne humeur
salut philippe ça gaze
on commente souvent ensemble
l’actualité politique ou sociale qui nous fait pas rire
dans la rue les gens passent
montent ou descendent le bourg
j’aime bien les ras-le-bol
autant que les rires de nicole et j’aime
regarder par la vitre
le vieux porche
de pierre noire orné d’une gargouille coléreuse
qui se tord et dont le regard foudroie le ciel
*
une hâte
il viendra bien
un jour
où je ne penserai plus
ce que je pense
où d’autres principes auront remplacé
les principes que je me plais à
défendre
où les idées qui sont miennes
n’auront plus à mes yeux la valeur que je leur
prête et ne seront donc plus
miennes
tout trahir ou renier est un rêve qui a du sens et de
l’utilité
chaque matin le coq doit chanter
il y a d’obscures victoires
à gagner sur soi
et pour cette raison-même
d’obscures défaites à souhaiter
*
élodie
c’est un village sur la côte
ils sont huit élèves
élodie est la seule fille du groupe
et répond aux questions que je pose
avec une facilité de langage et une intelligence
qui la démarquent de ses camarades
et m’intriguent
je parle d’elle aux deux premiers enseignants que je rencontre
dans la grande cour bitumée et presque vide
ils me répondent
élodie ah bon c’est étonnant
je suis censé devoir me contenter
de ces quelques mots
c’est le milieu de la journée
le ciel est gris la mer est basse
combien d’existences au fil des jours
se gâchent
*
connais-tu
connais-tu
le premier matin du monde
le bruissement des feuillages
le chant de la grive musicienne
la lune transparente et blanche qui se promène
au dessus de la dune dans le jour bleu
le vagabondage du chien seul
le langage des choses où riment
tout et rien
l’infini désordre des galaxies
le goût d’une goutte de pluie
le hasard
le futur
*
une théorie
hein
m’sieur qu’
avant on était
des singes
oui je
crois qu’
on peut dire ça
alors
tu vois
ch’t’avais dit t’es vraiment
con comme un
clou
*
une tempête
je me souviens
de ce matin d’hiver
où le vent et la pluie déchaînés
submergeaient la campagne
il faisait encore nuit
la tempête fouettait les vitres de ma voiture
et m’obligeait à redoubler de prudence sur la route
des éclairs blancs et verts
accompagnés d’un profond tonnerre
dégringolaient dans l’obscurité
et je voyais
un peu mal réveillé
des iguanes et de grands équidés à rayures (zèbres)
traverser le paysage au galop
dans une sorte de panique ou de hâte joyeuse
et puis
après le bourg de ploudaniel
plus rien
(rien que le jour qui se lève
et la maussade perspective de quelques heures de cours
à assurer devant de méchants et stupides collégiens)
*
désordre
dès qu’ils
franchissent les portes
vitrées du sas d’entrée du supermarché
près de chez moi
les gens du voyage
ou gitans ou manouches
sont sous haute
surveillance
l’an passé
au rayon des fruits et légumes
ils ont mangé un cageot de cerises
et craché
les noyaux par terre
ils sont historiquement
la preuve que le paria celui qui n’a rien
peut mépriser celui qui a
à puissance
égale
comme si c’était lui le roi
à ce titre ils font un peu désordre
dans la grande civilisation aplatissante de l’hémisphère
nord
*
autre poésie
il y a
cette autre poésie
qui consiste à explorer
le langage devenu sacré pour l’occasion
à faire valoir
comme un bienfait
son obscurité sa part insondable
poésie
du rayonnement le plus intérieur
où la langue se contemple
où chaque mot
est son dépassement
où se cherche avec intensité
cette expérience toujours bonne à vivre
à savoir que le plus étrange nous fait le don
de la plus familière présence
l’un habite hante l’autre et inversement