La voiture, qui arrivait de Zurich, venait de dépasser Schaffhausen : elle était entrée en Allemagne. De ces deux villes, je n’avais rien vu : les routes ne conduisent plus qu’à d’autres routes. On se contente de changer les noms sur des panneaux. Les villes sont devenues superflues : on les aperçoit de loin, au bout d’une bretelle. Aucune chance de les découvrir par hasard. La ville doit être votre but ou ne pas être. Or, Zurich n’était pas mon but, ni Schaffhausen. J’ai fait comme tout le monde, je les ai frôlées. Vite, très vite. Je voulais atteindre ma bretelle avant la nuit. Celle qui me permettrait de rejoindre la Départementale 313. La 313 est d’un autre temps : elle traverse encore les villages. Elle les éventre et, parfois, les défigure. On n’est jamais content.
C’est sur la 313 que j’ai pris ma première photo : un panneau de signalisation jaune avec des flèches noires : l’une, pointée vers le ciel, indiquait "Messkirch" (mon but), l’autre filait sur la gauche, vers "Schwandorf". Je ne verrai jamais Schwandorf. Un bien joli nom, pourtant. Le village du cygne. Ce premier arrêt était la preuve que je me sentais enfin sur mon chemin, à l’abri des enchevêtrements infinis d’autoroutes.
Messkirch. Le nom était entré dans le paysage, il avait quitté les livres et les cartes ; ses lettres se détachaient entre le jaune vif d’un champ de colza (ou de moutarde ?) et la masse sombre d’un bosquet de chênes. la campagne vallonnait gentiment. Des rondeurs vertes. Une terre sans plis, sans cris. Terre cultivée. Dessinée, découpé, coloriée par les machines des hommes. J’avais bien choisi ma saison : les feuilles sentaient encore le printemps.
Messkirch... "Kirche" : l’Eglise. Heidegger l’appelle par son nom dans Le Chemin de Campagne : "Eglise Saint-Martin". L’église lui a emprunté (ou donné) son prénom : "derrière le Château se dresse la tour de l’Eglise Saint-Martin..." écrit-il très précisément. Le Château m’intéresse plus que l’église : c’est, en effet, "de la porte du Jardin du Château" que part Le Chemin. Voilà ce que j’avais retenu de mes lectures. Pas plus. J’étais ravie. Tout serait neuf. C’était LUI que j’allais chercher, "le chemin de campagne", celui qui "court vers les terres humides d’Ehnried". Der Feldweg. Un chemin sur lequel marche un enfant - seul, ou avec d’autres enfants. Ensemble, ils se dirigent vers "le grand chêne", dont ils découpent l’écorce pour en faire des bateaux. Un chemin qui ressemble à tous les chemins, et pourtant unique. C’est sur ce chemin que l’enfant est entré dans le vingtième siècle : en 1900, Martin Heidegger avait neuf ans.
Avant de prendre la route, j’avais ouvert mon Dictionnaire de l’allemand d’aujourd’hui et j’avais lu :
Heide, masculin : le païen, l’incroyant, le mécréant.
Heide, féminin : la lande, la garrigue, la bruyère.
L’homme in-croyant de la lande.
J’allais bientôt voir le chemin de "l’homme in-croyant de la lande". J’allais voir la maison où il avait grandi, la tombe où il était enterré. Nous étions le 27 mai 1995, un samedi. Heidegger était mort le 26 mai 1976, un mercredi. Je ne suis guère friande des anniversaires. Seules les premières lueurs de l’été avaient influencé mon choix.
En arrivant au village, un nouveau panneau précisait :
Messkirch (circonscription de Sigmaringen )
"Sigmaringen"... la ville "si jolie fignolée, rose, verte, un peu bonbon, demi-pistache..." Voilà qu’un nom m’entraînait vers un nouveau "Château" - et des points de suspension... Vers un autre temps. Un autre homme. Automne 1944 : Céline, Lili, le chat Bébert arrivent dans "le décor d’opérette... stuc, bricolage, déginganderie, tous les styles... biscornuteries... cheminées, créneaux, pont-levis, vermoulus..." Toutes ces images me voilaient les yeux. Petite et grande histoire. Je ne voyais plus le clocher blanc sur la hauteur, là, devant moi.
Le clocher de l’Eglise Saint-Martin.
"Mon" château n’était plus très loin. J’ai garé la voiture près de l’église, devant un café bleu layette : Schlosskaffee. Le Château se dissimulait derrière des échafaudages. Un immense écriteau vert, cloué au tronc d’un marronnier à fleurs blanches, nous renseignait par le menu sur le financement de la "Restauration du Château Renaissance du Comte Zimmer". Ici, pas de "biscornuterie". Lignes droites. Pierres de taille. Tours carrées. A la tombée du soir, la place était déserte. Un rayon de lumière tombait sur l’horloge bleutée du clocher. L’église était fermée. Récemment restaurée. Peinture fraîche. On soigne son village. Du café, est sortie une jeune femme, étonnée. J’ai prononcé le mot de passe : "Heidegger" (un paysage de lande désolée a-t-il surgi devant ses yeux ?... comme si j’avais dit "de-la-lande" ?).
"Sa maison est là, celle du milieu, en face d’église, devant le vieil arbre. Vous verrez une plaque...". Je n’ai pas eu de mal à la repérer : c’était la seule à avoir perdu ses colombages - une façade grise et terne, propre, sans géraniums aux fenêtres. La plaque était vissée sous la première fenêtre, à gauche. Elle se voyait de loin. Je restais muette.
C’était donc si simple : la Maison, l’Eglise, le Château, son Jardin et, au-delà, le Chemin. Le tout à portée de l’oeil. A portée des pas de l’enfant. "Rassemblé". C’étaient ainsi que naissaient les lieux, quand plusieurs choses étaient "rassemblées". Ainsi seulement se créaient des espaces. Ainsi se bâtissait une "place", une place habitée par les hommes. Et la place, demeure des hommes, pouvait seule "sauver la terre, accueillir le ciel, attendre les divins et conduire les mortels"...
Le père-tonnelier-sacristain habitait donc à trois pas de l’église. Le tonnelier "travaillait dans son atelier, attentif et réfléchi...". Il travaillait "dans les intervalles de son service à l’horloge de la tour et aux cloches." Le tonnelier polissait le bois, le sacristain s’occupait du temps. Tout était en ordre : "la terre, le ciel, les divins, les mortels." Le monde. Tout n’était qu’un jeu entre "les Quatre". Un jeu dans la "simplicité des Quatre".
Sept heures ont sonné au clocher de l’église. L’heure du dîner pour la dame. Elle est rentrée dans son café bleu. Avant de disparaître, elle s’est retournée un instant : "Mais ce n’est pas sa maison natale... elle se trouve en bas, quelque part, du côté de la Jugendtreffe, l’Auberge de Jeunesse...". Heidegger à "l’Auberge de Jeunesse"... Demain, je me renseignerai. Les derniers nuages blancs se déchiraient. On aurait pu se croire au coeur de l’été. Mais où s’étaient envolés les enfants ? Pourquoi ne jouaient-ils pas sur la place ? Silence total. "Personne ne vient à Messkirch", avait déploré la dame du café. "Peut-être viendront-ils enfin, quand le château sera restauré..." Heidegger n’attire pas les foules. La lumière se dorait doucement. A Messkirch, rien n’arrivait jamais si ce n’est la promesse d’un nouveau jour, d’un nouveau dimanche. En silence. La terre, le ciel, le temps...
Je me suis approchée de la maison pour voir la plaque de bronze de plus près : "Hier lebte..." Ici vécut M.H. (1889-1976), Citoyen d’Honneur de Messkirch. Personne n’avait cru bon de préciser les années où le philosophe avait effectivement "habité" cette maison. On ne quitte pas plus son village natal que son enfance. Les dates sont le commencement de la biographie. La biographie éloigne de la pensée. "Plus un maître est grand et plus sa personne disparaît derrière son oeuvre", avait proclamé ici même le Citoyen d’Honneur de Messkirch, un jour d’octobre 1955. Ce jour-là, on fêtait le 175ème anniversaire de la mort de Conradin Kreutzer, compositeur, auquel on avait élevé une statue, entre l’Eglise et le Château, sur la pelouse bien tondue. Ce jour-là, tous les villageois, si réjouis, si satisfaits de l’organisation de leur petite cérémonie, avaient-ils été ébranlés par les paroles de leur Citoyen philosophe ? : "Fête commémorative et absence de pensée se rencontrent et s’accordent parfaitement", avait osé dire Heidegger. Un beau buste de bronze sur un socle de grès rose pouvait se révéler le contraire de la pensée. "La pensée qui médite exige parfois un grand effort et requiert toujours un entraînement"... Un effort ? un entraînement ? Voulait-il gâcher toute la fête ?!...
En descendant la rue en pente qui menait au "centre-ville", j’ai aperçu l’Hôtel Löwen, à côté de la Mairie. Le "Löwen" !... Voilà que je me retrouvais à Sigmaringen, avec le Chat, la Danseuse et l’Ecrivain, dans ce "taudis", cet hôtel aux chambres "ondulantes", "comme flottantes", où tous les lits perdaient leurs pieds... Céline, si proche. J’avais l’impression d’une grande force. Dormir à l’Hôtel Löwen - seulement pour son nom. La Chambre 11 était-elle libre ? Non. Je file aussitôt à l’Alterpost. Peut-être est-il préférable de ne pas trop mélanger les histoires. Demain m’attendait Le Chemin.
Avec la clef de ma chambre (212), la patronne me tendit le plan de la ville : non seulement j’y repérai les cimetière, sur la route de Rohdorf, vers le nord, mais je découvris qu’à côté du "Château", l’une des rues s’appelait : "Am Feldweg". J’avais cru dans ma naïveté que les "chemins de campagne" bénéficiaient du double privilège de ne pas figurer sur les cartes et de ne pas avoir de nom. Ce baptême n’impliquait-il pas la mort de la "chose" ? Ou bien n’était-ce qu’un émouvant hommage rendu au Citoyen d’Honneur ? Les deux, sans doute. J’étais inquiète.
L’année 1976 fut une année de grande sécheresse ; j’ai donc du mal à imaginer un 26 mai sous les nuages et un enterrement sous la pluie. La lumière compte beaucoup dans les cimetières. En sortant de l’hôtel, à neuf heures, j’ai pensé que j’avais bien de la chance : le ciel s’était entièrement dégagé. J’ai décidé de remonter à pied la Ziegelbühlstrasse en direction du Friedhof. Le "lieu de paix". Cinq cents mètres m’avait dit la dame. A peine dépassé le premier tournant, j’ai aperçu au-dessus des vergers, sur ma droite, la pointe d’un clocher d’ardoise. De l’autre côté de la route, blés verts et tapis jaunes composaient le paysage. En mai, les fleurs de colza remplacent le soleil dans la campagne souabe... J’ai gravi le chemin en pente douce qui conduisait jusqu’à la grille et à la petite chapelle blanche au milieu des tombes. A l’intérieur du cimetière, les feuilles des grands marronniers laissaient à peine filtrer la lumière. Le lieu de paix était à l’ombre. Ombre : "témoignage du radieux en son retrait", avait écrit l’enfant de Messkirch. Non, l’ombre n’était pas un "défaut de lumière". Là où la clarté se faisait moins vive, le "radieux" n’en disparaissait pas pour autant. Moins de clarté, plus de "radieux", avais-je même envie de dire, tout en jouant avec les taches que dessinait le soleil sur le gravier des allées et dans ces précieux petits jardins cultivés devant les pierres tombales. Je compris, ce dimanche-là, qu’un lieu pouvait rayonner d’ombre.
A droite de la grille d’entrée, on avait affiché un plan dans le seul but d’indiquer aux curieux l’emplacement de la "Tombe Heidegger". Feld 5. Carré n°5, angle sud-ouest. Un carré de lierre, où fleurissaient des pensées jaune et noir devant trois pierres de granit. Celle du milieu dépassait légèrement : Heidegger l’avait-il ainsi désiré, afin que l’étoile qui en ornait le sommet se détachât davantage ?
L’étoile de bronze était apparue sur la pierre un matin de mai 1976, au moment même où la voix du fils, à l’ombre claire des marronniers, chantait le "Bienheureux pays grec" revisité par Hölderlin : ainsi l’avait voulu le père. "Chanter le chant, c’est être présent dans le présent lui-même." Ils étaient peu nombreux à écouter le chant : Elfriede, la femme, et Fritz, le "frère unique", et les deux fils, quelques intimes, et quelques enfants de Messkirch. "Chanter, c’est être emporté au passage du vent." Devant la tombe, tous regardaient l’étoile. Certains, même, connaissaient par coeur ces mots qu’avait écrits le père :
"Penser, c’est se limiter à une seule idée, qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde."
Devant la pierre à l’étoile, et seulement devant elle, poussait un rosier rose. Ce jour-là, deux de ses fleurs étaient épanouies. En me penchant pour le photographier, je constatai que le pied ne portait pas d’autres boutons. Un rosier à deux roses pouvait-il exister ?... deux roses écloses, chaque année, au vingt-sixième jour du mois de mai ? La pierre portait les noms de Martin et Elfride Heidegger : Elfride était morte depuis trois ans à peine, en 1992, à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. "L’unique frère", Fritz, celui à qui était dédiés les Essais et Conférences, mort en 1980, reposait à gauche du "grand frère". Quant aux parents, Friedrich et Johanna, leur tombe était à droite, ornée d’une croix, comme celle du frère. Seul Martin avait son étoile. Sans croix.
Mais qui avait déposé, à côté de ces roses, ce panier d’enfant en osier rempli de bruyère séchée ?
Heide : la lande, la bruyère...
Je faisais le chemin à l’envers : de l’étoile à la maison natale. Il m’a fallu retraverser le village, repasser devant l’Hôtel Löwen, devant la Mairie, et monter jusqu’au parvis de l’église. Les rues étaient aussi désertes que la veille, aussi silencieuses. "Ils sont tous à la messe", m’avait dit la patronne de l’hôtel, lorsque je lui avais demandé s’il se trouvait encore à Messkirch quelqu’un qui aurait connu le philosophe. Et l’église était pleine, en effet ; j’en poussai doucement la porte pénétrai dans son décor baroque - fresques rutilantes sur plafond immaculé. Tout semblait si neuf, si propre. Les cloches sonnaient la fin de la messe.
Un petit escalier très raide partait à droite de l’église et menait à l’"Auberge de Jeunesse" : c’était un long bâtiment blanc, situé a pied Château, accolé à une chapelle. Il remplaçait la "maison natale", détruite depuis plusieurs années. Personne n’avait eu l’idée de faire graver, sous l’enseigne même de la Jugendtreffe, quelques mots sur la naissance du philosophe, une de ces plaques un peu irréelles, qui ne sont pas là pour consacrer un lieu, mais pour rappeler un autre temps : "A cet endroit s’élevait autrefois..." Quand serait mort le souvenir de tous ceux qui se souvenaient, le passant passerait sans un regard.
Je remarquai qu’il était possible de longer le mur du Château et d’atteindre "la porte du jardin", sans remonter le petit escalier. De la porte ouverte partait une route goudronnée, une route de "banlieue", pouvait-on dire, qui conduisait à un nouveau quartier, à la Piscine Minicipale et au Lycée : le "Heidegger Gymnasium". Le plan ne m’avait pas trompée : cette rue, bordée de maisons neuves, se nommait bel et bien "Am Feldweg" ; on pouvait même lire, au-dessous, en plus petits caractères : "Nach Martin Heidegger : "Der Feldweg"." En cette zone habitée, la précision avait son importance : le gris du bitume, en effet, n’évoquait en rien "le trait clair" du chemin de terre qui s’allongeait autrefois "entre les champs déjà verts et les prairies renaissantes". Je ne marchais pas sur un chemin de campagne : j’empruntais une rue appelée "Am Feldweg". La rue "rappelait" le chemin, elle tentait de le faire revivre, par son nom, dans l’imagination du promeneur. Elle y parvenait presque : sous le lisse du bitume, j’inventais mes ornières. Mais je me demandais si le goudron, en recouvrant la terre, n’avait pas à jamais brisé le "jeu des Quatres".
Une voiture me doubla à hauteur du Lycée Heidegger : c’était pour elle qu’on avait recouvert la terre du chemin.
Le chemin ne menait plus au bois, il ne reliait plus entre eux les champs des paysans, comme "le vieux pont unit une rive à l’autre". Le chemin ne donnait plus "demeure au séjour des hommes". Il était "muré" dans la route, comme le Rhin pouvait l’être dans ses centrales électriques, dans ses "usines d’énergie".
Sur le ruban goudronné, devant moi, la voiture prit de la vitesse et disparut.
J’avais franchi les limites du village : j’avançais enfin dans la campagne. Tout espoir n’était pas perdu. La route épousait les courbes légères du chemin. Les paysans avaient gardé leurs champs ; les machines avaient semé le blé, l’orge et le colza, découpant sur la terre des tapis jaunes ou verts. Et sur l’herbe des bas-côtés, tout contre le gris du bitume, fleurissaient véroniques bleues, boutons-d’or et luzerne rose. J’étais presque arrivée à la croix ; je repris mon texte :
"A partir de la croix, il tourne vers la forêt. A la lisière, il salue en passant un grand chêne sous lequel est un bans juste équarri."
Je récapitulai : une forêt, un grand chêne, un banc. Je pressai le pas en direction des arbres que j’apercevais au loin sur la droite. Un chêne solitaire en plein bois ? La chose était peu vraisemblable. Si le banc avait disparu, tous mes repères s’évanouiraient. Depuis la sortie du village, je n’ai croisé ni voiture, ni piéton. Route libre et lisse, sans surprise aucune. Je me souviens que Heidegger aimait à rapprocher "Weg", le chemin, de "Wage" qui, avant de désigner une "balance", signifiait "péril" au Moyen Age... tous deux issus de Wägen : faire un Weg, suivre un chemin, pencher d’un côté ou d’un autre, "entrer dans le mouvement du jeu", "lâcher dans le péril".
Vivre ?
L’enfant a grandi mais il reste fidèle au chemin. A chacun de ses séjours à Messkirch, l’élève du Lycée de Constance, l’étudiant à l’Université de Fribourg, le jeune professeur de philosophie de Marbourg (nous sommes en 1925, avant le bitume) emporte parfois dans sa promenade "tel ou tel écrit des grands penseurs", de ceux "auprès de qui nous apprenons à lire et à vivre". Je jeune homme s’arrête à l’ombre du grand chêne et pose le livre sur le banc, souvent fermé. "Les énigmes se pressent", sans réponse, sans issue, et le promeneur reprend sa marche : "le chemin est d’un bon secours car, sans rien dire, il conduit ses pas sur la voie sinueuse..." Peut-être pense-t-il en cet instant à son "vieux Maître Eckart", qui s’était un jour demandé ce que répondrait "un homme bon" à la question :
"Pourquoi vis-tu ?"
"Ma foi je ne sais pas, mais j’aime vivre."
Le penseur avance d’un pas plus lent, maintenant, il approche des soixante-dix ans, en 1955, et il a souhaité écrire quelques pages sur son chemin. "Dans l’air du chemin de campagne prospère une gaieté qui sait..." Et ce "gai savoir" est sagesse. Une sagesse "malicieuse", qui ne se livre qu’à mots couverts. "Une sérénité libre et joyeuse." La sérénité de ceux qui connaissent la "puissance silencieuse" du "Simple". Le ciel, la terre, les mortels, les divins. Car le Simple n’est jamais monotone : il l’est seulement pour qui "se disperse".
J’ai longé la lisière du bois et les chênes se multipliaient : aucune cime ne dépassait. Tilleuls et platanes se mêlaient à eux. Je commençais à désespérer. Le banc restait ma dernière chance. Je le guettais.
Il était là.
Je m’y suis assise un long moment, la tête appuyée contre le vieux tronc (d’un bon mètre de diamètre). Toutes mes pensées s’étaient envolées. A mes pieds, au milieu des herbes hautes et des fleurs blanches, j’ai ramassé une plume de corbeau que j’ai glissée entre deux pages du livre qui ne me quittait pas depuis mon arrivée. Les phrases de mon Chemin de Campagne s’orneraient d’une plume tombée du ciel. Je poursuivis : "Des basses prairies d’Ehnried, le chemin revient au Jardin du Château... Derrière le Château se dresse la tour de l’Eglise Saint-Martin... Le Simple est devenu encore plus simple. Ce qui est toujours le même dépayse et libère."
J’avais peut-être eu tort de choisir un dimanche pour visiter Messkirch. Le dimanche habille autrement les villages. De retour sur la place de l’église, j’aperçus la silhouette d’une jeune femme assise sur le rebord d’une des fenêtres de "La Maison". La maison vivait donc. On y appréciait le premier soleil de l’été. J’avais envie d’en garder témoignage, mais à peine avais-je mis en joue mon appareil que l’apparition disparut, me laissant là, figée devant la froideur d’une plaque commémorative...
Ce fut ma dernière image de Messkirch. J’avais repris la 313, direction : Sigmaringen, quinze kilomètres, "son Passé, son Château, et les bords du Danube"... Sigmaringen, bien plus chanceuse que Messkirch, avec son "décor d’opérette". Le rêve pour un dimanche en famille. Plein air, visite commentée du joyau des Hohenzollern, crème glacée à l’ombre des parasols du café...
Mais moi je n’avais qu’un seul but : l’Hôtel Löwen.
Le Löwen ? Mais il a fermé - transformé, rebaptisé : le Löwen, c’est ce bâtiment un peu gris, à côté de la maison pistache, c’est le Kaiser Palast, un restaurant chinois, avec ses deux lions dorés au pied d’un double escalier... Photo. Zoom. Ensemble, détails. Regard étonné d’un touriste : gaspiller de la pellicule pour une si banale façade...
Il est difficile, à Sigmaringen, de qualifier de fleuve ce Danube qui court, si étroit, si tranquille, au pied de la falaise et du Château. Je le longeais sur une route serpentine où défilaient des motards corsetés de cuirs multicolores. Chaque petite ville traversée possédait son pont : Hausen, Beuron, Fridlingen, Tuttlingen... "Ce n’est pas le pont qui prend place en un lieu, mais c’est à pertir du pont que naît le lieu", avait écrit Heidegger. En sautant ainsi d’une rive à l’autre de ce fleuve tout neuf, je songeais à la naissance du Rhin chantée par Hölderlin, à ses rives "tortueuses" qui, en leur début, "étreignent" le fleuve "dans leur soif". Je tenais à remonter jusqu’à sa source, Donauschingen -puisque c’était là qu’il naissait, à en croire la plaque officielle posée au beau milieu de parc Furstenberg... C’était là qu’il prenait son nom et qu’il "fendait la terre" dans sa "jubilation".
"Jubilation de ce qui a surgi - en son Être."
Ainsi je me retrouvais donc, très exactement, devant le "premier paysage" engendré par "l’esprit du fleuve".
C’était aussi la dernière étape avant la forêt.
Messkirch, Fribourg, Todtnauberg. Campagne souabe et Forêt-Noire. Lieux de vie. Maisons habitées. Chemins foulés. Pentes dévalées sur des skis. BATIR HABITER PENSER (sans virgules pour les séparer). A celui qui osait demander quand et comment lui était venue l’intuition du rapport entre Etre et Temps, Heidegger répondait tout simplement : "En me promenant et en skiant dans la Forêt-Noire."
Oui, en mouvement.
A Todtnau, je me suis arrêtée pour acheter une de ces cartes pour "randonneurs" où figurent les moindres chemins. Quatre cents mètres d’altitude séparaient le "val" de la "montagne". La "montagne de la mort" - "Todtnauberg". Je me demandais si l’étymologie avait joué un rôle dans le choix de celui qui avait écrit que "les êtres raisonnables doivent d’abord devenir des mortels". Par un curieux hasard, ce pays de la mort jouxtait Ferienland, la terre des vacances. Leurs sentiers se rejoignaient. Leurs prés se faisaient face. Leurs fleurs étaient les mêmes.
Car "la mort est l’abri de l’être", poursuivait Heidegger (les vacances en seraient-elles l’oubli ?). Das Gebirg des Seins : voilà que "l’abri" me ramenait à la montagne - berg... L’abri, dans "ge-birg", c’était ce ge qui "rassemblait les plis, qui "déployait" les "monts" et créait le "lieu" où pouvait se loger la pensée.
En sortant de Todtnau j’ai pris la première route à droite, celle qui grimpait vers les sommets. Il était près de six heures et déjà les promeneurs d’un jour regagnaient leur vallée en rangs serrés. J’avais en tête la description de la Hütte telle que la voyait Heidegger :
"Sur le versant escarpé d’une vaste montagne, à 1.150 mètres d’altitude, se dresse un petit chalet de ski. Il mesure six mètres sur sept. Le toit bas abrite trois chambres : la cuisine, qui est aussi la pièce d’habitation, la chambre à coucher et un étroit cabinet de travail... Sur le versant opposé se logent à grands intervalles des fermes aux larges toits en surplomb. Plus haut sur la pente, près et pâturages s’étendent jusqu’à la sombre forêt de sapins..." Aucun signe distinctif : pas une couleur, pas le moindre nom d’un arbre, d’une fleur, d’un ruisseau, d’un sentier, d’un hameau. LE "chalet de montagne" est comme LE "chemin de campagne" - unique, et cependant semblable à tous les chalets de montagne. Depuis 1922, la Hütte se dresse sur la pente. "Bâtie", là, depuis soixante-treize ans. Gebaut. Bauen aurait dérivé de buan, un mot du vieux-haut-allemand qui voulait dire autrefois habiter et que l’on retrouverait dans bin. " Ich bin". Je suis.
Je bâtis, j’habite, je suis.
Sur le plan de Todtnauberg, j’ai repéré le "Heidegger Weg". Ici, pas de chemin détourné - l’hommage est direct : le nom ne doit pas s’oublier. Je me suis dirigée vers lui sans hésiter, sur l’autre versant de la montagne. Impossible de se tromper. J’ai franchi un petit pont au coeur du village et me suis retrouvée sur une route goudronnée qui s’achevait brutalement devant une ferme, au bas d’un pré, où des vaches veillaient sur leurs veaux. C’était là qu’était planté le panneau : "Heidegger Weg". Le soleil venait de disparaître derrière la ligne des arbres, au sommet des pâturages - derrière "la sombre forêt de sapins, antiques et majestueuses"... Ses rayons filtraient encore à travers le feuillage et m’empêchaient de photographier le chalet dont je distinguais à peine la forme derrière un bouquet de bouleaux.
Je notai : Hütte, orientée Sud/Sud-Est.
De son chalet, Heidegger n’avait donc jamais vu le soleil se coucher. "Moi-même, je n’observe jamais le paysage. J’éprouve son changement d’heure en heure", avait-il écrit. L’espace n’a d’intérêt que traversé par le temps. Vivre dans le paysage et non devant lui. "Je ne peins pas l’être, je peins le passage", avait pu dire Montaigne, "... un passage de jour en jour, de minute en minute".
L’ombre était maintenant totale dans la vallée. La chaleur, lourde. L’orage, proche. Le fermier me déconseilla de grimper à travers champs jusqu’au chalet : la terre était détrempée. Le mieux serait d’aborder la maison par le haut, en empruntant un sentier dans la forêt - un "Holzweg" ?
Il ne comprit pas ma question. Le Holzweg serait-il vraiment "le chemin qui ne mène nulle part" ? "le chemin qui se perd" ? un de ces chemins chantés par Rilke, un de ceux qui n’ont devant eux que "le pur espace et la saison" ?...
Mais non, le chemin avait même un nom : "Todtnauberg Rütte". Je le trouverais facilement, ajouta-t-il, juste au-dessous de la Jugentreffe (encore une "auberge de jeunesse" sur le chemin de Heidegger ?...)
Il était trop tard pour ce soir.
J’avais longuement observé une photographie en noir et blanc reproduite dans un livre allemand : on y voyait, au pied d’un sapin, une fontaine de bois dont l’eau s’écoulait dans un grand tronc creusé comme une barque. La légende précisait seulement : "Vue de la fenêtre du bureau."
Du bureau, je ne savais rien. Mais je comptais sur la fontaine pour identifier le chalet.
Au matin, la pluie tombée pendant la nuit avait emporté la lumière. Sur le sentier, l’ombre ne jouait plus avec le soleil, et l’air était comme allégé. J’avançais d’un pas rapide, pressée d’atteindre la clairière que j’apercevais au bout du chemin. En me conseillant ce sentier, le fermier ne s’était pas douté qu’il m’offrait le plus beau des cadeaux : grâce à lui j’allais aborder la Hütte par une "clairière". Eine Lichtung. La clairière n’est pas un puits de lumière : c’est seulement "la forêt qui s’ouvre au marcheur, à cet endroit..." Dans sa bonté, le ciel, en se couvrant de gris, m’avait renvoyée à la racine secrète de la "clairière". Lichtung dérivait moins de la clarté de Licht que de la légèreté de Leicht. Le pré qui s’ouvrait devant moi en sortant de la "sombre forêt" était dégagé de tout obstacle ; il était plus libre que lumineux, plus ouvert qu’éclairé.
J’avais atteint le haut du pâturage aperçu la veille du "Heidegger Weg". J’avançais à grands pas dans l’herbe humide, longeant la forêt sur la gauche. Trois petits chalets de ski occupaient la pente de ce versant de la montagne. "C’est le troisième" , m’avait dit le fermier. Cette fois, je décidai de couper à travers les champs détrempés. Les vaches étaient toujours en bas avec leurs veaux. La Hütte dessinait une tache claire sur le dernier mamelon du pré. Je reconnus le petit bouquet d’arbres devant la maison (ceux que j’avais pris pour des bouleaux à cause de la transparence du feuillage), ainsi que les trois fenêtres carrées de la façade.
Mais je ne voyais toujours pas la fontaine.
Les volets, comme la porte d’entrée, avaient été peints en vert, rehaussés d’un liseré bleu vif. Les murs de bois étaient d’un gris perle. Au fond, j’avais fait tout ce chemin pour trois couleurs. Désormais, quand je lirai "sur le versant escarpé d’une montagne se dresse un petit chalet...", je verrai du gris, du vert, et du bleu.
Et je verrai aussi un tronc creux qui se remplit lentement de l’eau d’une source.
Assise sur le rebord du tronc creux, j’ai regardé longtemps la fenêtre fermée du "bureau".
C’est en me levant que je crus reconnaître, juste devant la maison, légèrement en contrebas du bouquet d’arbres, le rose vif d’une petite orchidée de montagne. Ces fleurs-là sont rarement solitaires. Elles aiment multiplier leurs grappes sur les talus au bord des routes et des prés. J’ai dû enjamber la source pour aller en cueillir deux qui me semblaient plus lumineuses que les autres.
Elles iraient rejoindre la plume de corbeau dans Le Chemin de Campagne.