On sait que le matin de sa mort, survenue brutalement le 15 avril 1942, Robert Musil avait travaillé plusieurs heures au "Souffle d’un jour d’été", l’un des chapitres inachevés de L’Homme sans Qualités. Relire ce chapitre, c’est partager la dernière image de l’écrivain. Son dernier décor. Sa dernière métaphore, c’est-à-dire son dernier va-et-vient entre la sensation et la pensée, entre le sentiment et la réflexion. Je partirai donc de la sensation. De la vision - de cette dernière vision où, par un curieux hasard, se mêlaient "le printemps et l’automne, le langage et le silence de la nature, la magie de la vie et de la mort". La voici : "une neige de fleurs sans éclat tombant d’un groupe d’arbres" sur la pelouse d’un jardin. Les fleurs tombent de leur mort blanche sans faire trembler le moins du monde les feuilles vigoureuses du "jeune été" et le spectateur demeure saisi d’étonnement devant l’évidence de cette double réalité.
Musil est mort chemin des Clochettes, à Genève. Trois ans plus tôt, il avait minutieusement décrit dans son Journal son jardin de La Pouponnière, chemin des Grangettes, où il avait séjourné quelques mois, le temps de voir passer les feuilles de l’automne au printemps, du "rouge-laque" au "vert rouge". Toutes ses nuances le ravissaient. Ce jardin le "rendait heureux", avec ses quatre pins, ses deux bouleaux, sa fontaine semi-circulaire, sa tonnelle et son magnolia.
Après tout, qu’était-ce que l’histoire de l’Homme sans Qualités ? et pourquoi ne pouvait-elle pas avoir de fin ? C’était l’histoire d’un homme de la ville qui décide de "prendre congé de sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de ses capacités." On pouvait dire aussi que c’était l’histoire d’un mathématicien de trente-deux ans qui souffrait de voir qu’en lui-même " a surface et la profondeur n’étaient pas en accord" et qui s’était donné pour mission de "traiter la réalité comme une tâche et une invention perpétuelle." C’était, plus simplement encore, l’histoire d’un "Européen réfractaire aux vertiges du cœur", qui se risque pourtant un jour à "sortir de son espace pour entrer dans un second espace, un espace caché." Et, dans cette retraite volontaire, dans ce monde nouveau qu’il restait à nommer, il mettrait tout en œuvre pour répondre à "la seule question qui les résumait toutes : comment dois-je vivre ?".
En ce matin du 15 avril 1942, regardant par la fenêtre de son cabinet de travail, Musil a-t-il été surpris par une pluie de fleurs de printemps, ou bien cette image remontait-elle au souvenir d’autres jardins, dans d’autres villes, en d’autres temps ? Cette "neige de fleurs", dans le roman, c’est curieusement un "souffle d’été" qui la provoque, comme s’il importait avant tout à l’auteur d’évoquer une atmosphère et une saison, quitte à trahir l’ordre de la nature. Et, de même que cet été semblait être dans l’esprit de Musil une espèce de quintessence de tous les étés d’une vie, de même le jardin où s’étaient allongés Ulrich et Agathe, le frère et la sœur réunis après la mort du père, semblait avoir été délibérément choisi comme seul décor approprié à la quête de ce que l’Homme sans Qualités avait appelé "la vie juste".
Aucun des lieux où Musil fait évoluer ses héros ne semble le fruit du hasard : en étudiant de plus près la topographie du roman, je me rends compte que chacun d’eux constitue une partie intégrante de la vie subie, ou décidée, par Ulrich, Agathe, Clarisse, Walter, ou Diotime. Leur signification va bien au-delà de la description d’un décor nécessaire. Qu’il s’agisse de la ville, de la maison ou du jardin, de la rue ou de l’île lointaine, l’espace est non seulement le berceau des pensées et des sentiments, mais leur symbole. Et si Ulrich en est arrivé à la conclusion qu’il souhaite vivre "sans jamais quitter le cercle du significatif", n’est-il pas naturel que cette exigence se reflète déjà dans son cadre de vie ?
Aussi, pourquoi ne serait-il pas possible de lire L’Homme sans Qualités comme une promenade dans une succession de lieux métaphoriques ? : du "corps pétrifié" de la ville aux rives sablonneuses de l’île de Paradis en passant par quelques jardins et chemins de campagne en bordure de forêt. Même si le roman, écrit au lendemain de la Grande Guerre, se veut pour une part un reflet profondément lucide de la société mécanisée des premières années du siècle, c’est presque à contre cœur que Musil, au début du livre, se résigne à nommer Vienne : "il ne faut donner au nom de la ville aucune signification spéciale. Comme toutes les grandes villes, elle était faite d’irrégularité et de changement, de choses et d’affaires glissant l’une devant l’autre, refusant de marcher au pas, s’entrechoquant... En gros, une sorte de liquide en ébullition dans quelque récipient fait de la substance durable des maisons."
Dans cette ville, Ulrich occupe une demeure, que d’aucuns nomment le Château, car il s’agit d’une ancienne résidence d’été aujourd’hui située dans cet espace improbable où s’achève la cité et où commence la banlieue. Une maison où le temps se lit sur les murs : rez-de-chaussée du dix-septième, "bel étage" du dix-huitième, façade refaite au dix-neuvième, une demeure en parfait accord, en somme, avec celui qui pense que dans le déroulement de l’Histoire, "le présent figure la dernière maison d’une ville, celle qui, d’une manière ou d’une autre, ne fait plus partie de l’agglomération."
L’homme du "possible" vit donc en lisière, toujours conscient que si "une chose est ce qu’elle est, elle pourrait tout aussi bien être autre", et que "bien peu d’hommes, au milieu de leur vie, savent encore comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère", conscient du "douloureux pressentiment d’une captivité" à laquelle il veut échapper. Ulrich est l’homme qui se préfère à sa fenêtre, le regard tourné tantôt vers le jardin et la rue, tantôt vers l’intérieur de sa chambre largement éclairée où ses "pensées, après usage, se tiennent assises en rond tout autour de la pièce comme les clients d’un avocat dont ils ne sont pas satisfaits."
Musil aime les maisons de campagne à la ville, comme il aime les jours de printemps en automne, ou les jours d’été au printemps, ou encore ces "émouvantes journées de neige, qui sont au cœur de l’hiver comme une robe d’été démodée et pâlie." Son héros déambule dans les rues sans jamais oublier le ciel au-dessus des constructions humaines. Il est ici et au-delà. C’est toujours avec minutie qu’il décrit les lieux témoins de ces instants où une vie peut basculer, comme cette nuit mémorable où Ulrich prit la ferme décision "d’entreprendre quelque chose de personnel et d’actif à quoi il participerait avec tout son sang et son corps."
Plus la pensée se fait précise, plus le corps doit être présent.
Ce soir-là, alors qu’au-dehors les rues étaient le théâtre d’un soulèvement populaire, Ulrich se trouvait dans le décor somptueux du palais du comte Leindsdorf. Debout devant la fenêtre, il se sentit brusquement la proie d’une "curieuse inversion spatiale" : la "petite scène" du palais et la "grande scène" de la rue semblaient "coïncider sans se soucier qu’il fût entre les deux". Ulrich était comme en suspens, tout autant incapable de "participer à cette vie que de se révolter contre elle", disponible à accéder enfin à cet "espace second" qu’il appelait aussi "l’autre état". S’agissait-il de cet "état" dont il s’était approché, une seule fois, à vingt ans, à la suite d’une passion "qui avait bizarrement fini", une passion inassouvie pour la femme d’un major, "considérablement plus âgée que lui". Il avait voulu en chasser jusqu’au souvenir et, pourtant, sur cette île sans nom où il s’était réfugié pour fuir la force de son sentiment, n’avait-il pas eu l’impression d’être tombé, enfin, "au cœur du monde" ? C’était "une transformation complète de la vie". Tous les incidents prenaient soudain "une douceur, une tendresse, une paix incomparables", un peu comme ce soir, dans les rues de Vienne où "un bonheur intense, d’une solennité immémoriale, saisissait l’âme."
Rien de plus "paradoxal" qu’une idée, déclare Musil. Il suffit qu’elle "s’attache à la chair et tout devient magie". Ulrich était devenu son idée. Plus rien ne serait comme avant. Ce soir-là, ce fut un autre homme qui traversa la ville et tout devait être redéfini - à commencer par ses premiers pas dans la nuit. Le premier trajet de l’homme nouveau se devait d’être retracé avec la précision d’un géographe. Ulrich se retrouvait dans la rue. Mais c’était quoi, au fond, une rue ? Qu’était-ce, au juste, que cet espace ainsi nommé, délimité par des maisons "hautes et compactes" et "ouvert par le haut" ? N’était-il pas des plus "étranges" ? Y avait-on jamais réfléchi ? Qui, parmi ces passants qu’il croisait, pensait à cette autre vie, cette vie de l’air et des nuages, qui se poursuivait, au-dessus, si près, si loin, indifférente aux actions humaines ? Dans la nuit "belle, mais sombre", Ulrich longeait ces "maisons banales, paisiblement étoilées par l’illumination des étages". Traversant places et avenues, il était parvenu jusqu’à un vaste espace vert où, par une curieuse illusion d’optique, il eut l’impression de se rapprocher soudain de la "guirlande de lumière suspendue dans le ciel". Le proche et le lointain semblaient avoir perdu leur mesure et les deux mondes se fondaient en un seul, comme s’étaient fondus en lui-même ses pensées et ses sentiments. Il avait plu, et le chemin bordé d’arbres "dressés comme des balais" s’était soudain trouvé barré par une grande flaque d’eau. L’atmosphère avait cette simplicité sereine des rues de village. Insensiblement, la silhouette de l’Homme sans Qualités s’était retirée de la ville avec laquelle elle n’était plus en accord.
Ce n’est pas donc un hasard si Musil choisit précisément ce moment pour informer Ulrich que son père vient de mourir. Tout est prêt pour le départ vers un nouvel espace, un espace où les rues s’éloignent à un point tel, que l’auteur, cette fois, prend bien soin de ne pas nommer la ville où doit se rendre son héros pour enterrer ce père brutalement décédé à l’âge de soixante-neuf ans. Et si Ulrich s’y promène, une seule fois, c’est avec ce "sentiment de solitude" qui nous saisit dans une ville étrangère. Son regard "vole au-dessus des couleurs des tramways, des vitrines, des portails, des formes des clochers, des visages, des façades comme un insecte qui s’est égaré au-dessus d’un champ émaillé de couleurs attrayantes inconnues et qui ne peut s’y poser". Ayant déserté le monde actif des hommes, Ulrich est désormais un égaré dans la ville. A cet accord qu’il a choisi de vivre entre ses pensées et ses actes doit correspondre un lieu nouveau.
Fuir la ville en emmenant avec lui la sœur perdue et retrouvée dans un endroit qui leur convienne : tel est désormais le but. Une excursion en voiture jusqu’à la Schwedenschanze par une froide et claire journée d’hiver sera le premier cadre choisi pour cet éloignement progressif de la vie sociale décidés par les "jumeaux volontaires." Jumeaux d’élection, en effet, car Agathe est de cinq années la cadette d’Ulrich. Cinq ans : exactement le temps qui séparait Musil d’une sœur aînée à jamais inconnue, Elsa, morte avant sa naissance, à l’âge d’un an, cette sœur pour laquelle, avoue-t-il, il "avait une sorte de culte". Ainsi, plus de quarante années plus tard, la sœur aînée éternelle s’est-elle muée en sœur cadette idéale, avec "quelque chose d’hermaphrodite". On n’est pas loin, rappelle en riant Agathe, du mythe du Banquet de Platon selon lequel chaque homme et chaque femme serait condamné à chercher sa "malheureuse moitié" perdue après que les dieux eurent partagé l’être primitif total...
Dans la maison paternelle où frère et sœur se sont retrouvés (tous deux vêtus, "par une mystérieuse disposition du hasard" d’une sorte de "costume de Pierrot, carrelé de gris et de noir"), Musil prend soin d’imaginer un décor qui sera comme une préfiguration de l’Ile de paradis sur laquelle s’accomplira (et viendra s’échouer) leur union. Par une "volonté de rébellion" contre toutes les conventions de son passé, Agathe a commencé par transformer le salon en "une presqu’île strictement personnelle" : un divan recouvert d’un tissu au dessin oriental plutôt tapageur trône au milieu de la pièce sur un tapis d’un vieux bleu-rouge, le tout agrémenté d’une plante verte à grandes feuilles "aussi haute qu’un homme", qu’Agathe a installé à son chevet "en guise de forêt". L’ensemble est éclairé par une grande lampe à pied qui "fait l’effet d’un projecteur ou d’un mat à l’ancienne." C’est donc là, sur cette scène improvisée, que s’enchaîneront les premières lectures et conversations "sacrées".
Mais revenons à l’excursion : la voiture dans laquelle Ulrich a entraîné sa sœur s’est arrêtée à la limite de la ville "devant les dernières maisons basses et déjà tout à fait villageoises", et c’est à pied qu’ils grimpent vers les hauteurs par une large route ravinée jusqu’au but de leur promenade : une très haute falaise blanche dominant la cité, en contrebas. La légende rattache cet endroit à un Siège des Suédois pendant la Guerre de Trente Ans . La métaphore est sans équivoque : de là-haut, de cet endroit qu’on a coutume d’appeler "Le Fort", Ulrich n’est pas seulement détaché de la ville, il en est le conquérant, c’est-à-dire, en l’occurrence, le conquérant de sa propre vie. Musil décrit la scène comme un tableau : sur ce vaste promontoire, le "manteau de fourrure d’Agathe se détachait en sombre sur le ciel et son corps mince faisait un contraste frappant avec le vaste silence du paysage et les ombres des nuages qui le balayaient." C’est avec "une force indescriptible qu’Ulrich ressent, à cette vue, le mouvement de la vie." Dans cette époque "ruisselante d’énergie", il n’y a plus de place pour la pensée : "on ne veut plus voir que les actes". Or "il est si simple d’avoir la force d’agir et si malaisé de trouver un sens à l’action !".
Musil avertit son lecteur : la suite de son récit ne sera rien de moins qu’un "voyage aux confins du possible", "un cas limite" : Ulrich et Agathe sont tombés sur un chemin qui pourrait évoquer les "préoccupations des possédés de Dieu", mais ils le suivent sans être pieux... "J’examine la voie de la sainteté en me demandant si l’on pourrait y circuler en automobile" plaisante Ulrich : "Tout l’intérêt de l’aventure est là.".
Volontairement isolés du monde, le frère et la sœur n’ont cependant aucun dédain à l’égard de la vie ordinaire et ce n’est pas du haut du royaume des cieux qu’ils observent leurs contemporains, mais seulement à travers "le filtre vert tendre" d’un jardin. Une simple grille en fer forgé suffit pour les tenir à l’écart. A cette grille, ils ont donné un nom : Ni séparés, ni Unis. C’est elle qui délimite la frontière de "leur petit royaume végétal" et ils se prêtent volontiers au jeu de son "symbole grossier", l’envisageant comme une épreuve, "mi-grave, mi-plaisante", face aux autres hommes.
La grille, c’est le double regard de Musil. Il s’agit une haute grille, fichée sur un socle de pierre, caressée par de "vastes verdures". Côté ville, les passants continuent leur éternel manège, inconscients de la présence, côté château, d’Agathe et d’Ulrich dissimulés derrière de "grands vieux arbres". C’est là, dans cet entre-mondes, que se trouvent peut-être enfin réunies les conditions de "’enthousiasme". L’enthousiasme est nécessaire à l’homme, nous souffle-t-il, faisant écho à Nietzsche. Et l’enthousiasme n’est autre que l’état "où tous ses sentiments et toutes ses pensées coïncident dans un même esprit".
Ainsi, dans ce qui resterait à jamais le dernier chapitre publié de son vivant, Musil ne proposait pas autre chose qu’ "une quête du sentiment", analogue à la "quête de la vérité"... sauf "qu’il ne s’agissait pas de vérité". Non, ce dont il s’agissait plutôt, c’était peut-être de ce qu’il avait appelé autrefois, devant la belle et idéaliste Diotime, "la reprise de possession de l’irréalité". Peut-être, oui, faudrait-il "négliger cette enveloppe de graisse qui nous fait croire que la réalité est toute ronde" et, pourquoi pas, "vivre comme le personnage d’un livre , dépouillé de tout l’inessentiel ?"
Derrière la grille du jardin, Ulrich avait perdu son impatience et apprenait le nom des fleurs de leur "petit royaume végétal". Ainsi, ces larges ombelles étaient des "sureaux", et ces étoiles d’or des "jonquilles". Quand la saison se fit plus chaude, les "jumeaux" prirent l’habitude de s’étendre sur "deux grandes chaises longues qu’ils traînaient à la suite du soleil". Ravis par ce jeu d’ombre et de lumière, il leur arrivait "de ne pas trouver de fin, et pour tout dire, de commencement, à la contemplation." Ensemble, ils récitaient Shakespeare : "Es-tu toi-même ou ne l’es-tu pas ?... Que suis-je donc ? Je n’ai pas connaissance de mon amour : j’ai le cœur à la fois plein d’amour et vide d’amour !". L’espace s’était comme altéré et la réalité agrandie. La chaise longue semblait soudain de trop. Et, le jour où cette neige de fleurs blanches tomba sur la pelouse du jardin, ce fut le temps lui-même qui sembla s’arrêter : "un siècle ne pesait pas plus lourd qu’un battement de paupières." La progression était inéluctable. La grille en fer forgé ne suffisait plus : il fallait désormais l’infini de la mer entre le monde et eux.
Lentement, remonte le souvenir de cette île où Ulrich avait fui la majoresse. Une île que Musil avait choisi de laisser innommée, puisqu’elle n’était pas l’île de l’accomplissement, mais de la séparation. Ce que l’on retenait, c’était l’image de ce jeune homme fuyant, "voyageant droit devant lui usqu’à ce qu’un rivage interrompît la voie ferrée." L’auteur avait tenu à ce que l’endroit fût un lieu "de hasard, tout à fait inconnu". Mais cette fois, le chapitre s’appelle "Voyage au Paradis" et remontent en lui les images lumineuses de cette croisière en bateau qu’il avait faite avec Martha, en 1913, précisément, le long de la côte Adriatique, d’Ancône à Fiume.
Agathe et Ulrich sont partis "sans passeport" et, après avoir pris toutes sortes de trains, "savent à peine où ils se trouvent." : une île - paysage : une mince bande de rivage avec un peu de sable, des bateaux bleus et verts, des petites maisons "rapiécées et branlantes", des débris de falaise écroulée, une vieille colonne entre rocs et genets, et, partout, "la mer d’un bleu de bronze", la "grande épreuve de la mer".
"Comment retient-on un sentiment ?" avait demandé Ulrich sur la pelouse du jardin. "Comment pourrait-on s’attarder au plus haut degré de la béatitude, supposé qu’on puisse y atteindre ?" Au fond, c’était la seule question qui les préoccupait.
"L’amour est une extase" avait conclu Ulrich. Il est "une négation, une exception faite à tous les contenus de la vie." Peut-on vivre une négation ?
Sur l’île, la pluie s’est mise à tomber.
Le paradis s’est dissous, transformé en "une illusion d’optique de l’âme". Fallait-il rester dans le jardin ? Ne pas perdre de vue la rue ? L’action ? La folie ?
Musil, alors, imagine une autre île, une dernière, où se retrouvent non pas un frère et une sœur, mais un amant et sa maîtresse, Ulrich et Clarisse. Cette île n’est pas un paradis : c’est une île double. La plus proche de la terre est habitée : on y voit des remparts et un fort, des rats, une cantine, des soldats et des panneaux d’interdiction "de peindre et de dessiner". La deuxième est comme un "immense banc de sable s’enfonçant dans la mer", il n’y a qu’une cabane abandonnée au milieu des arbres et des buissons. Ce pourrait être l’île de l’amour. Musil multiplie les ébauches. Clarisse au bord de la démence. Clarisse fuyant plus loin, en Italie, à Venise. Musil ne parvient pas à conclure.
Et si "le fondement de la vie humaine n’était qu’une immense angoisse, et précisément de l’indéterminé ?".