Depuis des temps immémoriaux, les farouches bergers Aït Atta transhument au travers de paysages sévères pour échapper avec leur cheptel aux rigueurs de l’hiver dans le Haut-Atlas ou aux insupportables chaleurs de l’été dans le Djebel Saghro.
Sous le déluge brûlant d’une aveuglante lumière blanche, les paysages lunaires et tourmentés de ce massif volcanique deviennent alors un territoire muet où d’aucuns prétendent que seuls les scorpions et les serpents auraient droit de cité car seuls ils seraient à même d’y survivre. Mais au moment de notre passage au printemps, les fragiles oasis abritent leurs filets d’eau, où coassent des grenouilles gouailleuses, derrière d’hospitaliers rideaux de lauriers roses dans l’ombre desquels se faufilent des lézards craintifs et bruissent des colonies tourbillonnantes d’insectes minuscules. Conséquence du réchauffement climatique, la sécheresse gagne du terrain chaque année et les trous d’eau se raréfient ou se tarissent. Le rythme des saisons est lui aussi perturbé, le bétail se nourrit de pousses encore trop vertes qui déroutent les intestins, provoquant dans notre troupeau, lors de la remontée vers le Haut-Atlas, la mort désastreuse de dizaines de bêtes.
Il neige encore dans l’Atlas au cœur de la saison hivernale, et parfois nos réveils matinaux dès septembre sont glacés, c’est pourquoi il faut sans tarder redescendre les animaux, mais renier la dégradation générale relève de la mauvaise foi tant les indices s’avèrent accablants. Plus au Sud, le sommet du Kilimandjaro, la plus haute montagne d’Afrique, qui culmine à 5.963 m, a vu sa surface de glace diminuer de 80%. Elle aura totalement disparu dans 15 ans et apparaît quasiment sans neige sur une photo distribuée en 2006 lors d’une rencontre réunissant à Londres les ministres de l’Energie et de l’Environnement de 20 pays du Nord et du Sud. C’est la première fois que l’on assiste à ce phénomène... Quant aux lacs de montagne du Maroc, leur niveau ne cesse de baisser.
Entre les deux guerres mondiales, dans ces hauteurs austères semées d’intraitables pitons rocheux, entrecoupées parfois de profondes vallées encaissées dont l’étroitesse était un piège propice à toutes les embuscades, il fallut plus de vingt ans et au final une bataille de deux mois à des troupes françaises dix fois plus nombreuses, dotées d’une armada d’avions meurtriers et d’une puissante artillerie, pour venir à bout d’une poignée d’hommes et de femmes déterminés, des familles irréductiblement éprises de leur liberté.
« Ils ne se laissent guère impressionner par les représentants de l’autorité...ce sont des gens simples, mais difficiles à manier, vifs, frondeurs et d’une humeur inégale. Aucune campagne coloniale, dans aucun pays, n’avait dû briser une telle résistance de l’homme et du terrain. Il fallait donc recourir à d’autres moyens pour réduire cet ennemi acharné dans son formidable bastion : le bombarder sans répit, jour et nuit ; lui enlever les points d’eau ; le resserrer dans son réduit et le contraindre à y demeurer avec son bétail mort, avec ses cadavres... » (H. Bordeaux). Du côté des envahisseurs, on appelait cela avec culot la « pacification »... Des hauts faits de cet ordre permettront beaucoup plus tard à un de nos Présidents de reprocher aux Africains, à tout un Continent !, de n’avoir pas su s’inscrire dans le mouvement de l’Histoire. Et en effet, à cette altitude du monde, là où vivent ceux que nos saigneurs traitèrent en gueux et qui sont des seigneurs, l’Histoire avec un grand H semble s’être éclipsé un instant pour nous offrir le temps de la méditation.
L’eau, la pierre, le feu, le ciel. Les hommes. Les étoiles. Les nuages.
Quels autres lieux invitent ainsi à se rassembler autour des mots simples, de ces termes essentiels qui fondent notre existence et toute forme de vie ? L’activité principale semble se réduire elle-même à un principe fondamental : aller de l’avant pas à pas. Marcher au bon rythme. Dans ce désert minéral, avec le jeune Brahim, nous avons dès le départ inventé un jeu. Chacun de nous a ramassé une pierre, qu’il garde précieusement, il doit tenter d’en trouver une autre qui puisse au plus près ressembler à la première. Dans cette immensité où tout semble identique, il n’est en fait pas deux cailloux qui soient semblables.
A force de sonder un horizon inaccessible et sans cesse mouvant, aussi insondable que la volonté d’Allah, quel âge a donc le regard de Brahim ? Cet enfant a onze ans, ses mains en ont quarante : rugueuses et énergiques à force d’arracher l’armoise éparse, d’en constituer de lourds fagots qu’il rapportera, le dos courbé à l’équerre mais d’un pas vif et sûr, pour chaque soir nourrir les dromadaires ; mains vigoureuses à force de construire un abri pour la nuit avec peu et de faire le feu avec rien.
Si, sous ces latitudes où l’on sait encore respecter et admirer l’expérience, on admet qu’un vieillard qui disparaît est une bibliothèque qui flambe, le moindre petit lutin coiffé de son burnous à la capuche pointue ouvre le premier chapitre d’une encyclopédie. La montagne lui fait office d’école, il en pénètre tous les arcanes pour l’avoir infiniment parcourue avec le troupeau familial à la poursuite d’une avare couverture végétale, à la recherche des précieux points d’eau où dresser le campement, reprenant avec un sens atavique de l’orientation d’invisibles chemins parcourus par ses ancêtres de génération en génération. Pas de piste le plus souvent, ni même de sentiers, mais des traces à peine perceptibles, des signes déclinés tout au long du parcours, la forme déchirée d’une crête, la silhouette étrange d’un rocher.
A la halte du soir les femmes soignent mains et pieds avec du henné et du khôl, on se lave les dents avec un dentifrice naturel, des racines de noyer achetées au souk et qui donnent des dents très blanches. Nulle ordure n’est laissée derrière soi, ni même enterrée car le vent et les animaux les remonteraient au jour promptement. Peu de choses se perdent. On recycle, on récupère mais on ne jette pas. Le petit Mohamed ayant brisé sa chaussure sur le sol inégal, sa grand-mère Aïcha rougit longuement la lame d’un couteau dans le feu, fait fondre le plastique de la semelle et répare la sandale en un tournemain. Une pauvre boîte en carton s’est brisée, une de ces boîtes comme, sur chaque marché, nous en jetons en France par centaines. Une sardine aiguisée en pointe sert d’aiguille pour la raccommoder. « Dépannage nomade » lance Zahid espiègle tout en surveillant la délicieuse soupe harira que ses neveux Hamou et Lahoucine nous préparent : pois chiches, tomates, lentilles, carottes, farine, oignons, épices, coriandre, persil, filet de citron. Nous y tremperons le pain encore tout chaud du four improvisé par Fadma.
Puis vient l’heure du recueillement à savourer très sereinement le traditionnel breuvage goûté de tous. La douce Aïcha prépare le thé en silence avec un art consommé. Elle fait bouillir l’eau très longtemps pour exténuer les microbes, et utilise du thé vert venu de Chine qu’elle dose à la poignée. Elle le met dans une vieille théière rouge vif, ajoute l’eau chaude, agite la théière pour bien mélanger, verse dans un verre qu’elle garde... Puis rajoute de l’eau et refait ça deux fois mais en jetant ces deux verres-là pour, m’explique-t-elle, débarrasser des impuretés. Le premier verre gardé elle le remet dans la théière, rajoute de l’eau chaude en laissant de la place pour le sucre et la menthe. En hiver, elle utilise aussi l’absinthe ou la menthe sauvage. L’absinthe, elle la trouve dans des jardins, et la menthe sauvage au bord des rivières. On ajoute tous ces ingrédients à la dernière minute, juste après le sucre. On laisse la menthe deux minutes et après on mélange, on verse dans le verre, puis dans la théière, puis dans le verre etc. Une véritable cérémonie, un acte sacré qu’elle reconduira cent fois pour notre plaisir, comme sa mère et sa grand-mère le firent bien avant elle et le lui enseignèrent pour enfanter un thé à nul autre pareil, à déguster très lentement : « Le premier verre est aussi amer que la vie, le second aussi doux que l’amour, et le troisième aussi apaisant que la mort. »