Maudit
Je ne bois pas, je ne fume pas, je ne vais pas aux putes,
je ne vis pas la nuit, je m’endors vite le soir et me réveille tôt le matin,
j’aime le coca-cola et le mousseux,
je mange chaque jour des fruits et des légumes,
je vis dans un pavillon standard avec salle de jeux et cheminée,
je n’ai pas fait de grandes études, de petites non plus,
j’ai 25 jours de congés par an et une assurance sur la vie, ou plutôt sur la mort,
je collectionne les autos miniatures et je sors tous les jours les poubelles,
j’ai tous les albums de Steevy Wonder,
j’ai même une femme et un fils, mais pas d’enfance tourmentée,
je ne me réveille pas en sursaut pour écrire,
la seule fois où je me suis réveillé en sursaut c’était quand la télé a explosé,
à peine rentré du travail j’enlève mes chaussures et je mets mes pantoufles
je porte presque toujours un costume cravate, parfois des pull col V,
mais l’été, pour les loisirs, j’affectionne le bermuda et les chaussures ouvertes,
en vacances j’envoie toujours pleins de cartes postales et je réserve toujours l’hôtel,
j’ai bien peur de ne jamais pouvoir devenir un poète maudit,
juste poète ça risque d’être dur, si je pouvais être au moins maudit …
Ma vie idéale
Dans ma vie idéale je vis aux Açores, mais je ne suis pas seul,
on vient souvent me rendre visite et je sers une tarte que j’ai faite moi-même,
à cinq heures de l’après-midi on se prend un thé vert
et au coucher du soleil on va courir pieds nus sur la plage.
Dans ma vie idéale j’ai aussi une maison secondaire à New-York,
où je passe une semaine à chaque saison.
Noël, je le passe toujours au Cap Nord,
mais pour le quinze août, je préfère la Terre de Feu.
Le reste du temps, je ne bouge pas tellement
car dans ma vie idéale j’ai déjà beaucoup voyagé,
j’ai été en Chine, en Inde, en Australie, en Mongolie et au Canada
et je raconte souvent mes voyages
à ceux qui viennent me voir dans ma maison des Açores.
Dans ma vie idéale je cuisine très bien,
à la maison je mets toujours des lumières tamisées,
et toujours un disque de classique en musique de fond.
J’adore les plantes de mon jardin, avec moi elles ne manquent de rien,
il m’arrive même de leur parler et parfois je parle même avec Dieu,
il m’écoute, me comprend et me sourirait aussi s’il savait le faire.
Dans ma vie idéale je sais reconnaître toutes les espèces d’arbres,
j’aime les légumes amers, je me déplace souvent en vélo
et j’ai construit moi-même le moteur de ma voiture, pièce après pièce.
Dans ma vie idéale je fais tout moi-même,
je répare souvent les sanitaires des voisins, sans rien leur demander en échange.
Eux m’offrent parfois du vin, mais je le garde pour la déco,
car le vin je le fais moi-même et il est très bon.
Dans ma vie idéale mes dents ne jaunissent pas et ne tombent pas,
mes cheveux non plus ne tombent pas, je les porte longs derrière,
ma barbe pousse régulière et dense,
je porte parfois des lunettes, même si j’y vois très bien,
j’ai parfois de grands maux de tête, c’est vrai,
mais je préfère ne pas prendre de cachet, je me le garde, mon mal de tête,
car je suis habitué à la douleur,
dans ma vie idéale je souffre beaucoup, qu’est-ce que vous croyez,
je suis du genre très mélancolique mais je ne me plains jamais,
je vais de l’avant et la douleur me rend de jour en jour plus fort.
Dans ma vie idéale je parle peu,
mais les autres rient de mes blagues et disent du bien de moi.
Dans ma vie idéale je suis quelqu’un de bien,
je fais souvent des œuvres de bienfaisance mais sans l’ébruiter
même si les autres finissent par le savoir.
Mes amis souvent me demandent conseil, et en peu de mots
je leur fait comprendre ce qu’ils doivent faire et ce qui compte vraiment.
Par ailleurs j’ai un chien auquel je fais faire de très longues promenades,
tandis qu’ il court après son bâton je songe à mon amour secret.
Dans ma vie idéale je n’aime que les femmes intelligentes,
les autres me provoquent mais je ne cède pas,
surprises, elles reviennent à la charge, mais non, je ne cède pas.
Dans ma vie idéale je ne regarde pas la télévision,
je lis beaucoup, je reste souvent éveillé la nuit
et j’écris des poésies magnifiques, comme celle-ci.
Robinetterie
Ma mère a toujours rêvé pour moid’un boulot important, respectable et représentatif,
et ses rêves sont devenus réalité : je suis représentant.
J’aime bien ce travail, il me convient, il m’est naturel,
car il est plus facile de représenter des robinets que soi-même.
Les robinets ne se posent pas trop de questions et savent rester à leur place.
Quand j’ouvre ma mallette et que je commence à feuilleter, à commenter les catalogues,
je me sens si bien que je ne m’arrêterais plus,
puis quand je devine les premiers signes de capitulation sur le visage du client,
une joie immense, primordiale s’empare de moi,
tout comme une certaine mélancolie me saisit
quand je viens d’installer un robinet,
parce qu’avec ce robinet, c’est une partie de moi qui pour toujours s’en va.
Et oui, les robinets vendus ne reviennent jamais.
Je les connais tous, mes robinets, et même ceux des autres,
les miens sont un peu mes enfants, ceux des autres un peu mes neveux.
Les gens ordinaires ne le savent peut-être pas,
mais chaque robinet a une âme et un style bien à lui.
Vous n’avez jamais remarqué ?
Un robinet qui perd c’est un peu comme un homme qui pleure.
Mais mes robinets à moi ne perdent jamais, ils gagnent toujours.
Ce sont des robinets de dernière génération, au jet dense et puissant,
le matin j’y passe mes mains
et je resterais des heures à sentir couler cette eau chaude
s’il ne me fallait pas aller placer des robinets comme celui que j’ai en face.
Et puis je voyage beaucoup, mon travail n’est pas sédentaire,
je découvre toujours de nouvelles villes, et même de nouvelles quincailleries.
Bien sûr, le soir quand je rentre à la maison et que je recalcule la TVA,
j’entends au fond de moi une voix qui dit :
Seigneur, pourquoi dois-je vendre des robinets ? Ne suis-je pas aussi une de tes créatures ?
Et les robinets, qui font partie de la création, ne sont-ils pas aussi tes créatures ?
Et si les robinets ont une âme, j’en ai une aussi,
alors pourquoi m’as-tu abandonné aux mains des grossistes ?
Ne devrais-je pas être là-haut avec toi, parmi les anges qui chantent,
promis à une vie éternelle, comme un robinet de bronze ?
Puis j’entends une autre voix qui dit :
l’an prochain je me mets à mon compte. Si Dieu le veut.
Ma voiture
Ma voiture c’est ma complice, ma maîtresse, ma compagne de voyage.
Ce que je suis c’est à elle que je le dois,
sans elle je ne pourrais pas placer le moindre robinet.
Ma voiture sait tout de moi, en revanche je ne sais pas tout d’elle,
je sais qu’elle a des suspensions intelligentes et un système anti-explosion,
mais ce qu’elle pense vraiment elle ne le dira pas.
Ma voiture m’écoute quand je chante,
elle m’écoute lancer des injures à ceux qui me coupent la route,
elle m’écoute quand je parle tout seul et quand je ne parle pas.
Ma voiture me ressemble, elle a quatre roues et un moteur
et moi j’ai quatre membres et un cœur,
le cœur n’est rien d’autre qu’une pompe, c’est elle qui me l’a dit
quand j’ai ouvert un jour son moteur.
Ma voiture consomme beaucoup, elle n’a aucun problème de surpoids,
pas étonnant, avec tous les kilomètres qu’elle fait.
Ma voiture, je la lave toutes les semaines et je l’assure tous les ans,
elle, elle m’assure tous les jours.
Ma voiture c’est ma vraie maison,
en plus elle ne coûte pas cher à meubler.
Un jour ma voiture m’a laissé finir à pied,
alors cette semaine là je ne l’ai pas lavée.
Depuis, elle ne m’a plus jamais laissé finir à pied
car ma voiture comprend ses erreurs et en tire les leçons.
Un soir dans ma voiture j’ai embarqué une Nigérienne
et de retour à la maison elle n’a rien dit. Ma voiture sait garder les secrets.
Ma voiture a la radio, une radio spéciale
qui capte les fréquences selon là où on va.
Ma voiture a un climatiseur électronique
qui l’hiver souffle de l’air chaud et l’été de l’air froid,
mais on peut aussi lui faire souffler de l’air froid en hiver et de l’air chaud en été,
parce que ma voiture est démocratique,
elle respecte les choix d’autrui, même si elle ne les partage pas.
Ma voiture me conduit où je veux,
mais ça, toutes les autres voitures le font aussi.
Sauf que la mienne me conduit même là où je voudrais
parce qu’elle a le GPS, et si tu lui écris le nom de la rue, il t’y emmène.
Et si tu ne dois aller nulle part,
il t’y emmène directement, même si tu n’as rien écrit.
Tu n’es qu’un enfant
Tu n’es qu’un enfant
me disais-tu toujours maman,
et tu me l’as redis juste avant d’aller au ciel.
(à supposer que tu sois allée au ciel,
comme tu disais si bien,
en vérité moi je t’ai vue aller sous terre,
puis je ne t’ai plus vue,
mais je te crois sur parole).
Tu n’es qu’un enfant
me disais-tu toujours maman,
moi je ne te répondais pas,
sans doute parce que j’étais vraiment un enfant
mais maintenant je n’en suis plus un
et je te répondrais, un peu que je te répondrais…
Le jour où je suis entré en cachette dans la chambre
et que j’ai vu papa qui haletait, bavait, s’étranglait,
bref qui mourait, ou plutôt qui vivait,
je n’étais qu’un enfant maman.
Quand tu as dit à ta sœur Lele
mon fils est un crétin,
je n’étais qu’un enfant maman,
aujourd’hui je suis un homme,
un homme qui vend des robinets,
qui fait vivre sa femme et son fils
(même le chien ne manque jamais de croquettes),
qui a eu le courage de prendre un crédit à taux variable
et n’a jamais raté une seule mensualité,
qui possède une voiture avec le GPS
et un frigo de dernière génération.
Non, chère maman,
jamais un enfant ne placerait tous les robinets que je place.
Je suis un homme chère maman.
Et même si Biandini dit
que nous ne sommes pas des hommes
mais des numéros dans un système
quand je rentre à la maison le soir
et que j’enfile mes chaussons,
je le lui mets là où je pense son système
parce que j’ai une femme qui m’attend avec un repas bien chaud,
parce que j’ai un fils qui ne m’attend pas
et s’il est le troisième de sa classe
c’est juste parce qu’il est pas pédant.
Je regrette seulement pour le chien.
Par conséquent chère maman,
si un jour nous nous rencontrons quelque part sous la voûte céleste,
ne vient pas me dire
que je ne suis qu’un enfant.
Le mieux, en fait, c’est que tu ne dises rien.
Il y a une voix qui me parle
Il y a une voix qui me parle,
quand j’étais petit je l’écoutais
puisque ça ne me coûtait rien,
aujourd’hui je suis un homme et elle me parle encore,
mais je ne l’écoute pas, puisque ça ne me coûte rien.
Il y a une voix qui me parle
quand j’arrose les plantes de mon jardin,
et que ma femme me regarde
en me disant que si elle pouvait revenir en arrière,
un peu qu’elle m’épouserait pas,
mais on ne peut pas revenir en arrière en ce monde,
et on ne peut pas non plus aller de l’avant,
on peut seulement aller tout court, aller, par exemple,
dans des endroits qu’on appelle entreprises ou quincailleries
pour y vendre des robinets, d’ailleurs c’est là que je vais.
Il y a une voix qui me parle
qui pourrait être celle de ma conscience,
puis il y a une autre voix qui me parle
qui est celle de mon inconscience,
mais s’il vous plaît, ne parlez pas en même temps,
sinon je n’y comprends plus rien.
Il y a une voix qui me parle
au téléphone, c’est mon responsable de zone,
il ne dit jamais rien de bon,
ni de méchant, il ne dit rien du tout,
mais il est content car tout le monde le comprend illico.
Il y a une voix qui me parle
c’est celle de mon père, je l’entends encore
nous dire à mon frère et moi
si vous aviez fait la guerre, mes enfants…
si nous avions fait la guerre
nous serions tous morts cher papa,
maintenant que tu es au ciel et moi sur terre
je peux te le dire et à dire vrai
mon frère est mort quand même,
sans faire la guerre et sans faire la paix,
il n’a rien fait, mon frère,
c’est juste qu’en sortant de chez lui un matin de février
il a été renversé par un camion de patates,
il était passé au vert, mais si la mort passe au rouge,
ça sert à rien de faire un constat.
Il y a une voix qui me parle
quand je rentre chez moi le soir
que j’enfile mes chaussons et que j’allume la télé,
elle me dit que je dois inventer un autre type de carburant,
ben je sais pas, je veux bien essayer,
mais je garantis rien.
Next exit
Prochaine sortie,
il ya toujours une prochaine sortie,
je le sais.
Il y a toujours une prochaine sortie,
même sur ces routes départementales,
qui ne sont pas comme les autoroutes
où il y a toujours une prochaine sortie,
ici aussi il y a toujours une prochaine sortie,
même si ça ne se voit pas toujours.
Il y a une prochaine sortie,
dans la lumière matinale sur le visage de la fille du bar,
dans son sourire affable et provisoire,
il y a une prochaine sortie
dans les fleurs que tu n’as jamais achetées
et que tu as offertes en rêve à une femme distraite en vrai.
Il y a une prochaine sortie
sur les pancartes maisons à vendre le long de la route,
maisons sur la colline, jamais habitées,
patios et vérandas qui n’attendent que d’être ouverts
dans les après-midi d’été finissants
qui n’attendent que d’être fermés.
Il y a une prochaine sortie
dans le regard vif de la vieille femme de ménage
qui vient dans nos bureaux le lundi matin,
je l’ai vue se planter avec son balai-brosse
devant une carte géographique
et aller là où personne n’est jamais allé
et revenir là d’où personne n’est jamais revenu,
elle y compris.
Elle ne m’achètera jamais de robinet,
mais je l’aime bien quand même.
Il y a une prochaine sortie,
quand à la radio de ta voiture
tu trouves la bonne chanson et tu montes le son,
il y a une prochaine sortie
quand tu écoutes Largo from Serse de Haendel,
pas besoin de monter le son
car on n’a plus besoin de rien
quand on écoute Largo from Serse de Haendel,
tout est parfait, tout est à sa place,
tout prend une connotation différente,
le ciel, la route, les voitures.
et le type qui te coupe la route avec son Cayenne
ne t’atteint pas, ne te concerne pas,
il a son rôle, sa fonction,
et même une forme de beauté,
il y a toujours une prochaine sortie
mais il faut se dépêcher
car dès que le morceau s’achève
tout redevient comme avant
et le type qui te coupe la route avec son Cayenne
redevient juste un gros con.
Il y a toujours une prochaine sortie,
le seul problème pour moi c’est de trouver l’entrée.
Tous d’accord
Hier je n’ai pas fait ma tournée de boulot
pour placer des robinets.
Hier je suis allé à l’enterrement de Sergio.
Il est mort d’un infarctus dans les toilettes.
Mais certains disent qu’il est mort dans un lit,
qui n’était pas le sien.
Quelle importance, l’endroit où il est mort ?
dis-je, si aujourd’hui il est ici, en bière, sous la terre.
Et là-dessus tout le monde semble être d’accord.
Je ne sais pas qui était cette femme,
il y avait une très belle femme qui pleurait à l’enterrement.
En fait,
j’aimerais bien qu’à mon enterrement
il y ait une aussi belle femme qui pleure pour moi.
En fait,
c’est pas que ma femme ne soit pas belle,
mais je ne l’ai jamais vue pleurer et je n’arrive pas l’imaginer en pleurs.
Et puis si elle se mettait à pleurer
juste quand je suis là, sous terre, sans que je puisse la voir,
j’aurais comme une impression de mauvaise farce, voilà.
Après l’avoir mis là-dessous,
nous somme tous, ou presque, allés chez lui.
Ce n’est pas comme en Amérique où on vous offre à manger,
mais on m’a quand même offert à boire,
c’est son fils Manuel qui m’a apporté le verre d’eau,
je ne l’ai pas vu pleurer,
je l’ai vu jouer à la playstation dans sa chambre,
alors je suis entré et je lui ai dit
tu sais mon fils aussi il joue à la play
et il m’a répondu d’un air très sérieux,
c’est pas la play, c’est la X-Box
tandis qu’un espèce de zombie le vidait de son sang.
Alors je suis redescendu,
et en cuisine impossible de ne pas remarquer
un robinet franchement bas de gamme
dont les jours, à mon avis, sont comptés.
Je ne m’attendais pas à ça de la part de Sergio.
J’étais prêt à rentrer chez moi chercher le catalogue
pour proposer à sa femme une solution adéquate
quand soudain elle s’est mise à hurler,
et à nous flanquer tous à la porte.
Franchement, la mort, je ne sais pas comment c’est
mais j’ai comme l’impression que c’est un truc sérieux.
Autostop
Le long de la route il m’arrive parfois de croiserquelqu’un qui essaie de faire du stop,
moi je ne m’arrête jamais.
Mais l’autre jour c’était une belle fille qui tendait le pouce,
plutôt grande, avec de longs cheveux noirs et un jean moulant,
bref je me suis arrêté.
Elle est montée dans la voiture et elle n’a rien dit,
et moi non plus. Le silence a duré un bout de temps.
Puis je me fais violence et je lui demande où elle va,
elle me répond qu’elle ira où j’irais.
Alors je lui demande comment elle s’appelle.
Je ne m’appelle pas, c’est vous qui m’appelez.
Nous ! Nous qui ?
Vous, les hommes, les femmes, vous.
Et comment on t’appelle ?
Vous m’appelez Dieu. Dieu, c’est moi,
pour la première fois elle lève la tête et me regarde.
Suit un autre moment de silence,
tandis qu’elle, ou lui, j’en sais rien, joue avec les lève-vitres électriques.
Je décide de jouer le jeu. Toute ma vie j’ai joué le jeu,
je vais quand même pas arrêter maintenant !
Alors comme ça tu es Dieu…
Oui pourquoi ? Tu t’attendais à un vieux barbu ?
Je ne m’attendais à rien. Alors tu es ici, sur la terre. Tu n’es pas au ciel ?
T’as l’impression que je suis au ciel, là ?
encore une fois elle me regarde droit dans les yeux
avec un air un peu suffisant, à dire vrai.
Alors je lui demande où elle vit,
elle me dit qu’en ce moment elle loge à l’hôtel Plinius.
Ben quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Tu veux que je te concocte un miracle ?
Que je fasse marcher un paralytique ? Que je guérisse un aveugle ?
Tu ne m’as pas l’air paralysé, ni aveugle.
Non, heureusement…
ah, tu vois bien.
Je lui fais remarquer qu’il pourrait y avoir les flics après le virage
et qu’elle devrait attacher sa ceinture.
Elle se l’attache, mais d’un un air dégoûté.
Mais… tu n’es pas omnipotente ? Je croyais que tu….
Votre problème, tu sais ce que c’est ? m’interrompt-elle,
je fais non de la tête, et elle fait une tête
du genre « je le savais ».
Votre problème c’est que vous regardez trop de films, et pas les meilleurs.
Nous revenons à notre silence.
Le vent agite ses cheveux, elle porte une bague au pouce.
Moi je pense que je suis bientôt arrivé,
que j’ai un rendez-vous avec Bolocci et que je ne serais pas très concentré.
Ce qu’elle, ou lui, pense, je n’en sais rien.
Dis, tu peux me conseiller un bon resto par ici ?
Pas trop cher, si c’est possible.
Au port il y a Le Rocher, ils font une excellente friture.
Très bien, laisse-moi au port.
Je la laisse au port. Elle part sans me dire aurevoir.
Je la regarde s’éloigner,
elle a une sacrée chute de reins, je le dis sans penser à mal.
Elle revient sur ses pas.
Ce soir, quand tu rentreras dans ton pavillon, regarde dans le frigo.
En bas, à droite, derrière la salade, il y a des pêches au sirop.
Et avant de s’éloigner définitivement,
elle me fait un demi-sourire. Un demi, c’est beaucoup dire, disons un quart.
Je file, de peur d’être en retard,
j’arrive à mon rendez-vous et comme j’imaginais,
je suis moins déterminé que d’habitude.
Sur le chemin du retour je roule plutôt vite,
c’est pas impossible que je me sois fait flashé par le radar.
Je rentre à la maison, je ne salue personne
et je vais droit au frigo. Des pêches, il n’y en a pas.
Ma femme les a toutes bouffées.
Non lieux
Le bar des crados, je l’aime bien.Je ne sais pas pourquoi on l’appelle comme ça,
moi je le trouve propre, et en plus
ils font un thé orange et cannelle que j’adore.
Puis il y a la route qui longe le petit aéroport de province,
parfois je les vois les voitures qui s’arrêtent,
les gens descendent et regardent les avions voler.
Puis il y a Mario le pompiste, il y a toujours la queue
parce que c’est le moins cher de tous,
et dans son bar il y a même une espèce de bazar
avec de grandes caisses où tu peux dégoter
des CD et des chanteurs pour tous les goûts et tous les âges,
moi j’y ai dégoté de belles chansons.
Puis il y a le bowling du croque-mort
ainsi nommé car il est à côté d’une agence de pompes funèbres,
j’aurais bien aimé savoir jouer au bowling,
j’ai essayé d’y emmener mon fils,
mais il me répond toujours je m’en fous,
il a treize ans mon fils, il sait déjà ce qu’il veut,
j’ai essayé aussi avec ma femme,
mais elle a dit c’est ça, si je tombe, je me fracasse la tête et tu seras débarrassé de moi.
Si j’avais une maîtresse j’essaierai avec elle aussi.
Puis il y a le Tex-Mex, un restaurant style Nouveau Mexique,
où les serveuses sont habillées en cowboy,
où on t’offre une sauce si tu dépenses plus de vingt euros.
Moi je ne peux plus y manger
parce que le lendemain j’ai des hémorroïdes,
dommage parce que les serveuses habillées en cowboy
ça me fait rêver un peu.
Dans un livre j’ai lu que nous sommes tous faits
de la même matière dont sont faits les rêves.
J’en sais rien. Mais je me demande
si ce ne sont pas plutôt les rêves qui sont faits
de la même matière que nous.
Traduction : Muriel Morelli.