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nous sommes devenus cannibales quand la mer s’est remplie de cadavres 

mercredi 23 février 2022, par Michel Gendarme

nous sommes devenus cannibales quand la mer s’est remplie de cadavres

(de début 2014 à fin 2021 l’organisation internationale pour les migrations (ONU) a dénombré 22000 disparus en mer Méditerranée)

il y a un paysage
vous le voyez
il y a un paysage
qu’on voit que vous pouvez voir si vous…
un paysage, ce qu’on voit, ce que vous voyez et vous savez que vous le voyez
en rêve en conscience quand...

vous nous voyez flotter cinq six
quant à la chair que peu avons nourrie
elle est sur place dévorée et pourrie
nos os deviennent poudre et plancton
de notre mal personne ne s’en rie
mais tous se moquent quand la mémoire s’enfuit *

les vagues nous ont lavés et salés
le soleil desséchés et blanchis
fous et albatros nous ont les yeux cavés
arraché la barbe et les sourcils
puis ça, puis là, comme la mer grossit
et que le vent varie à leurs plaisirs
sans cesser nous charrient
plus tourmentés et secoués que dés à jouer *

les laminaires sont nos ossuaires
dans la forêt des algues
sommes devenus des lianes marines
nous liant les mains formons les chaînes
de grands fonds en abysses retrouvons
nos parents des chaînes de l’esclavage
et les vaisseaux fantômes du commerce inique
ouvrent leurs sales cales de hurlements noyés

vous le voyez ce paysage
dedans le poison mélange
ce poison maritime
le liquide infâme
boue d’écoulement
des immondices
et ça hurle ça crisse
dans les ventrailles
les ventrailles
elles sont les miennes
ça crie dedans
dans le ventre de l’océan
tord spasme !
quand le beau très beau coucher du soleil vraiment très beau s’annonce
la douleur arrive
viens ma belle
à cheval des écumes
cavalcade
la nuit venue
mal étrangle
surgit dans les entrailles
et remonte
toujours ça remonte
pour hurler
les fantômes

et au gris matin dégonflé
un radeau de plastique
seul comme une peau délaissée
flotte sur ma mémoire faible

demandez le menu le menu demandez !
ils sont venus, sourires figés, masques de comédie
demandez le menu le menu demandez !
se sont assis à la belle terrasse
ô le merveilleux paysage ce crépuscule sur la mer !
se sont mis à table déposant mots et mobiles sur des carrés Vichy
mesdames messieurs, en plat du jour aujourd’hui...
en sirotant l’apéro ont concocté le spectacle...

bras de détresse à la sauce aigre-douce
hurlements en papillote dorée
viols de vierge aux algues bio
bouillons de hauts fonds à la chair noire
crabes fourrés aux tripes éthiopiennes
calamars gorgé de sang du Soudan
loup de mer aux épices du Sahel
unilatéral de mérou farci à la chair d’enfant
quand vous dégustez des rougets
vous suçotez des bouts d’ongles des femmes d’Islamabad

ils se nourrissent dans le paysage de la joie
ah ! regardez, là-bas un avion j’espère qu’il ne va pas s’écraser sur une tour ah ! ah ! ah !
dégustons les fruits de la mer et buvons !
goinfrons-nous des viols, des tortures, de la soif, de la faim, dévorons la misère du monde depuis des siècles et des siècles Aaaaaaaaaa... (comme pour dire Amen)

Rimbaud de l’Ethiopie !
qu’est-ce qui t’a pris de bourlinguer
ne sais-tu pas insolent brigand les interdits
qu’as-tu vu là-bas ?
tu meurs d’une blessure ô ma sœur du soleil
reviens fils reviens vite

les bombes sentent bon
les bombes chantent
de grands airs
les bombes éclairent les malheureux
les poissons nourrissent
les malheureux
les poisons partagent le pain
les poisons distribuent
les bonheurs
à la table des bienheureux

à moi Géricault et ton foutu rafiot !
sur ton radeau
je tiens debout, médusé
encore
moi arqué
moi piqué
moi empoisonné
c’est risqué
j’arraisonne
le poison
je décalcule
les algorythmes « climatiques »
agro-alimentaires
je déraisonne
le porte-monnaie « mondial »
médusé !
j’ouvre
je démoissonne
la porte
aux âmes
aux armes !
les fantômes lèvent
des sillons
des labours
ancestraux
tant d’erreurs
humaines
elles le sont
elles
ne pardonnent pas

je gesticule
un épouvantail
de rien
de silhouettes
brouillard
errant
lancinant
je m’appartiens
et la nuit
la nuit
elle, devient
l’océan et le port
la grève
et
le silence des vagues
calme, calme, calme

oui
debout
au milieu
de l’océan de terre
j’écarte les bras
j’accueille les bruits
du monde
là-bas
les vagues
grouillent
souillent
jusqu’à moi
les cris
immondes
la nuit
debout
dans le hurlement
d’un monde
seul
je moi détraqué
je suis potence
je suis pendu
à ma propre semence
je suis
de moi
le cri frayeur
il n’y aura pas
de petit matin
d’aurore
silencieuse

et je montre
du poing
et j’engueule
la nuit
qui fuit

ô Géricault des chevaux !
faut en finir
toutes les couleurs
du ciel
vidé
la terre des étincelles
des colères
des palettes
boire la conjonction
des sentiments
mélange et noie
ça broie
pigments, liants
de l’huile
de l’eau
fonds toutes tes toiles !
ça déchire
le désespoir !
les natures mortes
marines
cavalières
nues
vanités
tes charges impuissantes
tes portraits
tes paysages
nuanciers
tes chevaux de l’écume
peintre !
brise donc
ton radeau ridicule !
tes pinceaux
tes châssis
et même

peintre, arrête ce paysage
et lâche tes cavalcades camarades

arrête tout ça
allez,
arrête

arrête !

* D’après la Ballade des pendus de François Villon

P.-S.

Michel Gendarme

Projet Le fils du muet n’a pas la parole avec Jean-Sébastien Mariage

Lecture Les enfants de moins de douze ans volent ! avec Jean-Sébastien Mariage

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