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Pasinetti, un romancier majeur à (re)découvrir 

lundi 19 février 2007, par Denitza Bantcheva

Pier Maria Pasinetti (1913-2006) reste à ce jour le moins connu des grands romanciers italiens du XXe siècle, quoique plusieurs de ses livres aient eu un succès considérable et lui aient valu des prix littéraires en Italie, aux Etats-Unis et en France. Son œuvre aurait sans doute joui d’une plus vaste reconnaissance si l’écrivain n’avait pas été dénué du souci de faire carrière et s’il avait été un peu plus facile à situer : de fait, Pasinetti vivait entre deux pays, partageait son temps entre plusieurs métiers et écrivait d’une manière susceptible de le faire percevoir comme léger par certains critiques et comme trop difficile par certains autres.

Né à Venise, il l’avait quittée relativement tôt pour achever ses études et pour enseigner la littérature à l’étranger (en Allemagne, en Suède, puis aux Etats-Unis), sans devenir pour autant un vrai expatrié ou un universitaire ordinaire : il faisait en même temps partie du monde du cinéma italien, en tant que scénariste, et publiait des articles culturels dans quelques grands journaux de son pays.

Son premier roman, Rouge vénitien (Albin Michel, 1963), eut un énorme succès aux Etats-Unis où il avait paru peu de temps après sa publication en Italie, en 1960, et fut traduit dans de nombreux pays. Il reste un des livres clés de l’univers de Pasinetti, par sa teneur comme par son écriture : la plupart de ses personnages vont réapparaître jusque dans les dernières œuvres du romancier, et même si l’on n’y retrouvera pas forcément le style de ses débuts, les voies narratives qu’il explorera par la suite sont contenues en condensé dans Rouge vénitien.
Ce premier roman a un aspect accessible, faussement traditionnel, qui s’allie à une modernité profonde : Pasinetti, auteur d’une thèse sur Joyce, est à la fois porté par le besoin d’innover et sensible aux limites de l’avant-garde radicale. L’art narratif qu’il manifeste dans Rouge vénitien revient à conserver certains procédés du roman du XIXe siècle, propres à donner des repères rassurants au lecteur comme à lui procurer un plaisir immédiat, pour mener par ailleurs le récit d’une manière totalement inédite. Si l’on compare ses choix narratifs à ceux de deux autres écrivains majeurs, Carlo Emilio Gadda et Elsa Morante, on peut situer Pasinetti au juste milieu : son écriture est d’une modernité moins radicale que celle du premier, et s’écarte davantage de l’héritage du roman classique que celle de la seconde.

Cette observation vaut aussi pour deux autres de ses œuvres majeures, De Venise à Venise (Dorsoduro, 1983) et Partition vénitienne (Melodramma, 1993). Comme Rouge vénitien, ces romans relèvent de la veine « historique » de Pasinetti, ayant pour point commun de traiter d’un passé plus ou moins éloigné (la période fasciste ou le milieu du XIXe siècle) qui implique des moments décisifs de l’histoire italienne. L’écrivain les aborde d’une façon foncièrement originale, évitant non seulement les clichés qui s’y associent mais aussi tout « message » prévisible. Son optique narrative nous montre les époques révolues comme de l’intérieur, avec une subtilité et une complexité inégalées. Sa vision de l’histoire et la perfection sui generis de ces œuvres de Pasinetti les rendent nettement supérieures à La Storia de Morante, et font de lui le seul vrai maître du « roman historique » italien - en même temps qu’un des plus grands écrivains de son temps.
Dans son troisième livre, Le Pont de l’Accademia (Calmann-Lévy, 1970), Pasinetti commence à explorer la laideur et l’inanité du parler contemporain, d’une façon qui tranche avec « le beau style » qu’il réserve à ses sujets historiques. L’humour, qui ne manque dans aucun de ses livres, devient omniprésent dans les romans de cette veine-là - les suivants étant Demain, tout à coup (Liana Levi, 1986) et A propos d’Astolfo (Editions du Revif, 2006). La modernité et l’aspect actuel de ces romans frappent dès le premier abord, y compris grâce à la manière dont Pasinetti s’y sert de la syntaxe, de la ponctuation, des sigles et autres abréviations. L’on y rencontre des personnages de technocrates, d’hommes politiques, de mondains, de gens de cinéma et de télévision, tous plus ou moins représentatifs de la perte de sens typique du monde contemporain. Il ne s’agit cependant pas de caricatures, ni de satire : la vision de l’humain et de la société qu’a Pasinetti reste subtile et complexe dans ces livres aussi, tout comme leur gamme émotionnelle reste riche. L’usage qu’il fait des tics verbaux caractéristiques d’une époque, et de la misère mentale allant avec, le rend comparable à Beckett, dans la mesure où lui aussi exploite le fonds d’un parler pauvre, répétitif, souvent impropre, dont il détourne les défauts pour innover en matière d’écriture. Mais il va de soi que le style et le contenu des romans en question n’ont de « beckettien » que ce terrain d’exploration commun. Tout comme les autres livres de Pasinetti, ils ne sauraient être assimilés à une lignée littéraire préexistante. Le Sourire du Lion (Albin Michel, 1965) et Petites Vénitiennes compliquées (Liana Levi, 1996) sont d’un abord plus simple et leurs procédés sont moins frappants ; toutefois, l’on y retrouve la virtuosité et le ton inimitable d’un auteur exceptionnel.

L’apport de Pasinetti à l’évolution du roman du XXe siècle tient, d’un côté, au bilan du genre qu’on peut lire en filigrane à travers son œuvre, revenant à retenir tout ce que la tradition a de toujours fertile, et à le mettre au service d’une réinvention de la forme romanesque. D’autre part, la valeur du romancier est indissociable de son souffle narratif, de l’envergure de sa vision du réel, du refus de l’univocité et des grilles de lecture préconçues. En outre, ses livres offrent la combinaison rare d’un désabusement très poussé et d’un humanisme affectueux, plein de vitalité, qui reste perceptible jusqu’à travers l’image de ses personnages les plus méprisables. Ces qualités et nombre d’autres nous font gager que dans les années à venir, Pasinetti sera (re)découvert en tant qu’écrivain majeur et témoin remarquable de son siècle.

P.-S.

Illustration : dessin de Valentine Nouel.

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