En 1982, j’étais étudiant à l’université d’Abidjan. Au mois de février, nous organisâmes une grève qui toucha tous les lycées et collèges du pays, car le pouvoir avait empêché un certain Laurent Gbagbo de prononcer une conférence sur le thème « démocratie en parti unique ».
Ggagbo, féroce défenseur de la démocratie
Laurent Gbagbo était à cette époque notre idole. Il était celui qui s’opposait au parti unique d’Houphouët-Boigny [le premier président de la Côte d’Ivoire, au pouvoir de 1960 à 1993, ndlr] qui régentait notre pays depuis plus de vingt ans, et la « démocratie » que l’on y pratiquait était loin de ce que l’université nous enseignait.
Laurent Gbagbo était un jeune chercheur en histoire et il nous expliquait à travers ses conférences que notre pays était dirigé par une dictature prédatrice et qu’il pourrait mieux se porter s’il s’ouvrait à la vraie démocratie et au socialisme. La France venait d’élire François Mitterrand et nous rêvions d’une autre politique africaine de la part de ce pays, une politique qui nous aiderait à nous débarrasser de nos dictateurs.
La police d’Houphouët-Boigny arrêta certains d’entre nous qu’elle déversa au camp militaire d’Akouédo tout proche. Combien étions-nous ? Une centaine, si mes souvenirs sont encore exacts. On nous avait encerclés devant le rectorat et on nous avait embarqués dans des camions.
Nous restâmes deux jours à Akouédo, sans manger, dormant à la belle étoile. Nous entendions le commandant de ce camp qui pestait contre ces politiciens qui lui avaient envoyé ces étudiants sans prévoir de quoi les nourrir et les héberger. Au bout du second jour, nous fûmes à nouveau embarqués dans des camions qui nous déposèrent en ville. Nous étions libres de rentrer chez nous.
Khadafi, modèle révolutionnaire
Les jours qui suivirent, nous rédigeâmes des tracts, pour appeler la population à mettre fin au régime dictatorial d’Houphouët-Boigny, à faire la révolution. Notre modèle révolutionnaire était Mouammar Kadhafi, chef de l’Etat libyen. Il défiait l’impérialisme international des Occidentaux, qui était dans notre esprit la cause de tous nos malheurs et surtout de notre sous-développement.
Nous citions Kadhafi dans nos tracts. « Ah, si l’Afrique avait trois, quatre, cinq Kadhafi, nous serions libérés », disions-nous. Houphouët-Boigny nous accusa d’être manipulés par le bouillant colonel libyen, qui était alors la bête noire de tous les régimes que nous qualifiions de « corrompus » et de « suppôts du néocolonialisme ». Laurent Gbagbo, qu’Houphouët-Boigny accusait d’être l’agent de Kadhafi, fuit le pays pour se réfugier en France.
A cette époque, Kadhafi et Gbagbo nous faisaient rêver. L’un était au pouvoir depuis 1969, l’autre cherchait à s’y hisser. Kadhafi se battait contre l’impérialisme, et surtout aidait tous les révolutionnaires du continent à renverser l’ordre des choses dans leurs pays.
Il combattit le pouvoir tchadien soutenu par la France, et devint l’allié de Thomas Sankara lorsque ce dernier prit le pouvoir dans ce qui s’appelait la Haute Volta (qu’il rebaptisa Burkina Faso). Sankara devint un autre de nos héros. Les plus courageux des jeunes Africains de cette époque filèrent en Libye pour s’engager dans la Légion islamique de Kadhafi.
Pour ma part, je pris la bourse que m’offrit le gouvernement d’Houphouët-Boigny et allai terminer mes études de droit à Nice, en France, tout en maudissant Ronald Reagan qui avait bombardé des villes libyennes, tuant la fille adoptive de Kadhafi.
Avec le temps, les doutes
Les années ont passé et beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Kadhafi a été accusé d’avoir fomenté les attentats contre les avions de la Pan Am et d’UTA, tuant des centaines de personnes au-dessus de la ville écossaise de Lockerbie et dans le désert du Ténéré.
Mais il était resté celui qui soutenait toutes les révolutions du monde, de l’IRA irlandaise à l’ANC sud-africaine, en passant par le NPFL (Front national patriotique du Liberia) de Charles Taylor et le RUF (Revolutionary United Front) de Foday Sankoh de la Sierra Leone.
Devenu journaliste, j’eus l’occasion d’aller au Liberia et en Sierra Leone. Je n’oublierai jamais « Two For Five », cette jeune fille qui avait combattu pour Taylor et Prince Johnson, célèbre dans tout le Liberia pour sa cruauté et dont l’une des spécialités était de couper les testicules de ses ennemis et de les leur faire bouffer, ni Ziza Mazda, qui mangeait carrément la chair de ses victimes, ni cet enfant que je vis à l’aéroport de Freetown, le jour de mon départ. Il avait les deux mains coupées et me tendait son écuelle du bout de ses moignons.
Les révolutions libériennes et sierra-léonaises ressemblaient à de la pure barbarie. Kadhafi n’avait rien à y voir, mais je me mis à douter de ses choix en matière de révolutionnaires. Le monde occidental le mit en quarantaine et l’Afrique était l’un des rares endroits où il pouvait se rendre.
L’ivoirité pour diviser
Beaucoup d’eau coula encore sous les ponts. Kadhafi était au pouvoir en Libye depuis 31 ans lorsque Laurent Gbagbo accéda à la tête de la Côte d’Ivoire en 2000. Kadhafi était arrivé au pouvoir par un coup d’Etat et liquidait impitoyablement tous ses opposants. Laurent Gbagbo devint président au terme d’une élection qu’il qualifia de calamiteuse, et qui fut effectivement loin d’être démocratique.
Beaucoup de sang coula à cette occasion. Les deux principaux rivaux de Gbagbo qu’étaient Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara avaient été arbitrairement écartés de la compétition. Un coup d’Etat avait balayé un an plus tôt Henri Konan Bédié, le successeur d’Houphouët-Boigny, dont le grand tort aura été d’avoir inventé l’« ivoirité », une notion qui avait divisé les Ivoiriens entre « ivoiriens d’origine » et « ivoiriens de circonstance », selon qu’ils étaient de souche autochtone ou issus de l’immigration.
Et les populations du nord du pays, qui partageaient les mêmes cultures que les immigrés venus des pays voisins du nord, étaient assimilés à ces derniers. Alassane Ouattara, l’unique Premier ministre d’Houphouët-Boigny dont le père était issu de cette immigration et qui prétendait lui aussi au pouvoir présidentiel, cristallisait la haine des « Ivoiriens d’origine » à l’égard de leurs compatriotes « de circonstance ». Tous les artifices possibles furent inventés pour l’empêcher d’être candidat à l’élection présidentielle.
Kadhafi, loufoque, sanguinaire, clientéliste
Après septembre 2001, Kadhafi renonça au terrorisme et se réconcilia avec les occidentaux. Il avait suffisamment de pétrole pour cela. En Afrique, il était devenu le chantre du panafricanisme et militait pour une Afrique unie, avec un seul gouvernement, une seule armée. Il se battit pour que l’Organisation de l’unité africaine (OUA) devienne l’Union africaine (UA). Il s’habillait en boubous africains, avec une carte de l’Afrique à la boutonnière.
Mais l’on remarqua qu’au moment où il plaidait pour une Afrique unie, les noirs africains émigrés dans son pays furent les victimes d’un horrible pogrom. Il y eut des morts, et des centaines de rapatriés. Peu de chefs d’Etat africains protestèrent. Kadhafi distribuait de l’argent sans compter à tous ceux qui avaient des fins de mois difficiles. Et ils étaient nombreux dans cette situation.
Kadhafi était aussi devenu un homme d’affaires qui achetait ou construisait en Afrique subsaharienne des hôtels de luxe, des salles de conférence, investissait dans des compagnies de téléphonie cellulaire.
Ses frasques et lubies faisaient toujours les délices de toutes les presses. Il vivait sous une tente, même lorsqu’il allait à l’étranger et ses gardes du corps étaient d’accortes jeunes femmes. Mes amis maliens me racontèrent que le jour où il débarqua à Bamako, tous les téléphones cellulaires furent coupés.
Il entreprit par la suite de traverser tout le Mali en voiture, semant à plusieurs reprises son hôte Amadou Toumani Touré, le président du Mali. On me raconta qu’au Mali et au Niger, il soutenait en sous-main les rébellions touarègues, tout en jouant au négociateur de paix entre ces rébellions et les gouvernements légaux de ces pays.
Lorsqu’il fut élu à la présidence de l’UA en février 2009, il se proclama « roi des rois traditionnels d’Afrique », entouré de chefs traditionnels plus ou moins bidons.
La cérémonie avait été organisée par un Ivoirien du nom de Kiffy Zié 1er, toujours habillé d’une cape et tenant une canne en main, qui se faisait donner du « votre majesté » et qui se déplaçait dans des voitures de grand luxe.
Kadhafi n’avait plus rien du révolutionnaire qui faisait rêver le jeune étudiant que j’étais. Il ressemblait plutôt à un sanglant bouffon. Chez lui, toute contestation de son pouvoir était violemment réprimée. Il s’était autoproclamé « frère guide » et non président, ce qui lui évitait de se présenter à des élections. On n’élit pas un frère. Il ne cachait d’ailleurs pas sa détestation de la démocratie.
Gbagbo divise et réprime dans le sang
Les Ivoiriens avaient espéré de Laurent Gbagbo qu’il les réconcilie après l’épisode de l’ivoirité. Il les divisa davantage en imposant que l’obtention de la carte d’identité soit soumise à la désignation du village ivoirien des parents et au témoignage de deux personnes pouvant attester de son origine dans ledit village. Les populations du nord de la Côte d’Ivoire qui avaient été visées par l’ivoirité de Bédié se sentirent encore plus stigmatisées.
Laurent Gbagbo empêcha Alassane Ouattara d’être candidat aux élections législatives à Kong, le fief de sa famille dans le nord du pays, après s’être vu barrer la route de la présidence par une Constitution dont Gbagbo fut l’un des rédacteurs. Les partisans de Ouattara qui manifestèrent leur colère furent violemment réprimés et des femmes furent violées.
Le seul commentaire de Madame Gbagbo fut « qu’est-ce qu’elles avaient à aller manifester dans les rues ? »
En 2002, une rébellion se leva au nord du pays. Robert Guéï, le tombeur de Bédié fut tué, et Alassane Ouattara, le leader du nord —et l’adversaire le plus sérieux de Gbagbo— échappa de justesse à la mort. Plusieurs de ses proches furent assassinés et son domicile incendié.
Le pays fut coupé en deux, avec les rebelles d’un côté et Laurent Gbagbo de l’autre. On assista à de terribles exactions et à des actes de pillage à grande échelle des deux côtés.
Au nom de ce qu’il appelait la guerre, Laurent Gbagbo réprima dans le sang toute contestation de son pouvoir, toute manifestation, même les plus pacifiques comme celle des femmes qui se plaignaient de la vie chère. Il laissa ses milices composées d’étudiants commettre toutes sortes d’abus des droits de l’Homme et laissa se développer une corruption jamais égalée dans le pays.
Il envoyait ses hôtes de marque tels que les socialistes français Jack Lang et Jean-Marie le Guen danser dans les bars d’Abidjan et entreprit de construire à Yamoussoukro (capitale administrative de la Côte d’Ivoire) de nouveaux palais aux côtés de ceux qu’Houphouët-Boigny avait laissés.
Il réussit à éviter les élections au terme de son mandat de cinq ans, en proclamant que son pouvoir lui venait directement de Dieu, encouragé en cela par une cohorte de pasteurs évangéliques, mais il dut s’y résoudre en novembre 2010 sous la pression internationale.
Il n’avait pas la chance d’être « frère guide » comme Kadhafi, et avait eu le tort de se réclamer démocrate. Il n’avait pas non plus beaucoup de pétrole.
Deux hommes qui s’accrochent désespérément au pouvoir
Fin février 2011, Laurent Gbagbo a perdu l’élection présidentielle dans son pays, mais il refuse de l’admettre. Toute la communauté internationale reconnaît que le vrai vainqueur de l’élection est son challenger Alassane Ouattara. Gbagbo, son entourage et tout son gouvernement sont l’objet de sanctions de la part de l’Union européenne et des Etats-Unis, mais rien n’y fait.
Il s’accroche au pouvoir et fait ouvrir le feu sur toux ceux qui réclament son départ. Les organisations de défense des droits de l’Homme ont compté plus de 300 morts —son opposition parle de milliers de victimes— et plusieurs dizaines de milliers de personnes ont fui le pays.
Toutes les banques ont fermé en Côte d’Ivoire, l’argent et le carburant manquent, les affrontements meurtriers se généralisent dans la ville d’Abidjan et dans tout le pays, faisant craindre une guerre civile. Mais Laurent Gbagbo refuse obstinément de quitter le pouvoir.
Il se présente désormais comme un résistant au colonialisme, à l’impérialisme, le défenseur de la souveraineté de son pays. Une rhétorique qui séduit une petite partie de sa population, quelques intellectuels d’Afrique et d’ailleurs et même certains chefs d’Etat.
Kadhafi de son côté est confronté à la plus grande fronde jamais organisée dans son pays. Lui aussi a fait ouvrir le feu sur les manifestants, et on compte des victimes par centaines, voire par milliers.
Plusieurs villes de son pays ont échappé à son contrôle, mais il refuse lui aussi de quitter le pouvoir. Il affirme que les manifestants sont des drogués qui agissent pour le compte d’al-Qaida, mais plus personne ne le prend au sérieux.
Mes idoles d’antan sont devenues de grotesques bouchers qui s’accrochent désespérément à un pouvoir que leurs peuples leur refusent. Combien de litres de sang couleront encore avant que Laurent Gbagbo et Mouammar Kadhafi ne disparaissent dans la trappe de l’histoire ?