« La personne agressée sexuellement, je m’en fous »
À la page 16 du Télérama du 22 février 2022, Joëlle Gayot donne une définition essentialiste du théâtre : « Oser surprendre l’opinion au risque de choquer pour mieux convaincre, c’est l’essence même de l’art. » Deux demi-journées du 14 et 15 mai 2022, organisées par plusieurs institutions de théâtre, « Théâtre / Écritures : quels liens » [1] vont dans le même sens avec, par exemple, le thème d’une des tables rondes : « Les écritures hors limites ».
Cette essentialisation est inscrite dans l’histoire de l’Art et nous nous référerons dans cet article à l’analyse qu’en donne Carole Talon-Hugon dans Avignon 2005, le conflit des héritages [2]. Pour mémoire, cette édition 2005 du festival d’Avignon avait provoqué une polémique autour des « propositions artistiques [3] » de Jan Fabre et celles de ses invité•es. Pour analyser ce qu’elle appelle un « conflit des héritages [4] », Carole Talon-Hugon revenait sur les « deux conceptions de l’Art, issues toutes deux du XVIIIème siècle européen [5] », d’une part, une « esthétique de la réception [6] » et d’autre part « une métaphysique d’artiste [7]. » Nous utiliserons dans cet article trois exemples dans le champ de théâtre de textes.
Le premier exemple est la pièce « Au bord [8] », pièce de Claudine Galéa, autrice invitée de la table ronde citée ci-dessus. Au Bord a été lauréate des Journées des auteurs de Lyon en 2010 et du Grand Prix de Littérature Dramatique en 2011. Dès sa parution aux éditions Espaces 34, Stanislas Nordey a invité Claudine Galea à la lire à l’occasion d’une carte blanche à Théâtre Ouvert, lui faisant part de sa volonté de la mettre en scène, ce qui sera fait au théâtre de la Colline du 15 mars au 9 avril 2022. Jean-Michel Rabeux mettra aussi en scène le texte en 2015 à la Salle Jacques Brel à Pantin, dans le cadre de l’événement TRANSPantin.
Dès les premières pages de « Au bord », on peut lire :
Je regarde la femme et pas l’homme.
L’homme je suis incapable de le décrire.
L’homme je m’en fous. [9]
La « femme » ici est une soldate de l’armée des USA qui tient en laisse un prisonnier irakien allongé sur le sol de la prison d’Abou Ghraib en Irak, prisonnier désigné dans la pièce sous le nom de « l’homme ». Ils apparaissent sur une photo du Washington Post en mai 2004, suite aux révélations de l’Organisation Non Gouvernementale Amnesty International [10]. A.I. révèle que, dans cette prison, les prisonniers y sont torturés, tortures sexuelles comprises, et bien souvent, sont tués à l’issue des tortures.
La mise en abime liminaire de la pièce autorise l’identification entre l’autrice réelle et l’autrice « de fiction ». La photo est source d’inspiration pour l’autrice. Cette dernière se fout de l’homme qui est torturé, humilié puis selon le rapport d’A.I., probablement tué. Dès les révélations d’A.I., les journaux américains puis français relaieront l’information. Personne ne peut ignorer, surtout si l’on s’intéresse à cette histoire, au point d’en écrire une pièce de théâtre, de la primer, de l’éditer et de la mettre en scène, que les prisonniers étaient physiquement et sexuellement abusés, torturés, violés, sodomisés… et enfin, exécutés, tout ceci, bien évidemment en totale violation des droits de l’Etre Humain en général et des conventions de Genève en particulier.
Dans cette phrase, « L’homme je m’en fous », ou dans d’autres phrases exprimant le même mépris [11], le mot « homme » est synonyme de personne torturée et agressée sexuellement. Ainsi, dans cette phrase, connaissant l’histoire, nous pouvons lire ou entendre : la personne torturée et agressée sexuellement, je m’en fous.
Est-ce l’éloignement géographique, culturel, religieux qui fait que « l’on en a rien à foutre » de cette personne de sexe masculin, irakienne, musulmane, torturée, abusée sexuellement et, avec de fortes probabilités, tuée ? Comme pour les morts dans les médias, l’éloignement de cette personne est-il proportionnel à son importance ? Au point que l’on peut s’en foutre ?
Est-ce là, les écritures hors-limites qui [Osent] surprendre l’opinion au risque de choquer pour mieux convaincre ?
Sans doute faudrait-il, ici, dans cet article, répéter « la personne torturée et agressée sexuellement, je m’en fous » autant de fois que la phrase « L’homme je suis incapable de le décrire. L’homme je m’en fous » a été écrite et proférée dans un espace théâtral.
En prolongeant la lecture, l’autrice [est] cette laisse. En suggérant une analyse psychologisante rendant la mère responsable – ce sont toujours les mères les responsables – l’autrice-narratrice fantasme, ne regarde que la femme soldate et projette un désir charnel sur cette dernière.
Dans La servante écarlate [12], Moira, un personnage féminin, dans le décor du bordel « Chez Jézabel », apprend à l’héroïne que « une femme sur une femme, ça a le don d’exciter les hommes. » Un rapide tour des sites de films pornographiques confirme les paroles de ce personnage de fiction ! [13] Ainsi, l’image proposée par le texte de Au bord - deux femmes ayant une relation sexuelle – le BDSM et l’uniforme étant un plus - correspond à un fantasme sexuel de consommateur•trices de porno.
L’inceste est aussi dans les favoris de la consommation de film pornos. On arrive ainsi à notre deuxième exemple avec la pièce Trop courte des jambes, de Katja Brunner.
Dans la revue La Récolte n°2 [14], « revue annuelle dédiée aux écritures théâtrales d’aujourd’hui », tel que le dit sa 4ème de couverture, il est présenté un extrait de cette pièce qui met en scène une jeune fille qui revendique « le droit d’aimer qui [elle] veut [15]. Plusieurs séquences portent le nom de « Justification » où l’héroïne justifie, affirme, revendique être amoureuse de son père et en être heureuse : « Il faudrait adapter le code pénal, un baiser langue en bouche y fait figure d’acte sexuel, il y a des enfants qui désirent être embrassés par leur parents avec la langue dans la bouche […] il n’y a rien de répréhensible à cela […] et je parle ici au nom de mon père et aussi en mon nom propre [16]. » La metteuse en scène, Manon Kruttli résume la pièce ainsi : « le père couche avec sa fille, la mère ne dit rien et la fille aime ça ».
Interrogée dans la même revue, l’autrice dit « aime(r) les œuvres d’art ambivalentes » et « vouloir aller à l’encontre du schéma victime/agresseur qui se perpétue parce qu’il permet au système de rester intact. » La metteuse en scène qualifie le « traitement (de) radical. En quoi cette radicalité va-t-il changer ce schéma ? Présenter un inceste heureux, revendiqué par l’enfant, va-t-il changer le système qui inceste de 5 à 10 % des enfants [17] ? Les associations accompagnants les victimes d’inceste ont déjà changé le schéma victime/agresseur. Dans le podcast La loi de l’inceste, Dorothée Dussy dit que « les situations réelles d’inceste sont […] toujours des viols commis sur des enfants de la famille [18]. » Les incestes heureux n’existent pas ou bien ils n’existent que dans les œuvres artistiques et ces dernières participent à « l’articulation du déni […] d’une espèce d’érotisation, (déni) articulé à une certaine forme de complaisance [19] » Le personnage de la pièce le dit d’ailleurs lui-même : « il y a des enfants qui désirent être embrassés par leur parents avec la langue dans la bouche ça leur est familier grâce à la télévision [20]. »
Cette pièce pourrait sans doute trouver sa place dans la table ronde des écritures hors-limites qui [Osent] surprendre l’opinion au risque de choquer pour mieux convaincre ?
Notre question se place du point de vue de l’« esthétique de la réception [21] » concept rappelé au début de cet article. Si nous nous plaçons du point de vue de la « métaphysique d’artiste [22] », c’est différent. Ainsi, avec notre dernier exemple, nous voyons l’auteur Romain Nicolas qui se place de ce deuxième point de vue. Dans le même numéro de la même revue La Récolte, il formule « à l’attention des lizeurs », des conseils pour lire sa pièce, car « il est déjà arrivé à la première lecture que des lizeurz soient entrainé•es sur une fausse piste et qu’elz prennent le travail langagier du texte […] pour des coquetteries potaches de l’ordre d’un mauvais one-man-show [23]. Ici, l’artiste l’affirme : c’est lui qui connaît sa pièce, ses intentions, comment il faut la lire… En 2005 à Avignon, Carole Talon-Hugon analyse que « dans cette perspective où l’art est centré sur la personne de l’artiste, les attentes et les réactions des spectateurs sont dénuées de toutes pertinences. » Jan Fabre, face aux gens qui ne comprennent pas, parlera de « stupidité [24]. » Régis Debray, cité par Mme Talon-Hugon, écrira « le cri de Job à son créateur, qui fuse çà et là des gradins en détresse, nos hauts commissaires à la culture ont tendance à s’en gausser […]. Le SOS d’un public […] fait sourire nos directeurs et n’émeut plus guère notre Créateur « de quel droit vous nous méprisez ? – Ô gens de peu de foi, l’Impénétrable sait mieux que vous ce qu’il a à faire. Taisez vous et applaudissez – et si on n’en a pas envie ? - Tout Artiste et l’Artiste comme tel doit être salué et écouté [25] . »
Ainsi, dans cette métaphysique d’artiste, nous devrions applaudir, au risque d’être vu comme « stupides », nous devrions croire que « les poètes parlent du monde et de l’homme en profondeur [26] » dans une « sacralisation de l’artiste [qui] entraine celle de ses œuvres [27] ? » Dans cette sacralisation, Fabienne Pascaud voit dans Au bord des « lancinantes musiques qui disent violence, viols, interdits [28]. » Nous, nous n’y voyons qu’un mépris d’une personne agressée sexuellement et un fantasmes de consommateurs de films pornos, dans la pièce Trop courte des jambes, nous ne voyons qu’une érotisation de l’inceste articulée à une certaine forme de complaisance et enfin, dans notre dernier exemple, nous ne voyons qu’un déni de l’intelligence, de la sensibilité des lizeurs.
Si une spectatrice avignonnaise en 2005 interrogeait depuis un gradin : « Mais qu’est-ce qu’on vous a fait [29] ? », d’autres interrogations amènent à être exclu•e ou à s’exclure soi-même du monde du théâtre. Il nous est fréquent de rencontrer des spectateurs ou spectatrices qui sortent d’une pièce de théâtre en se disant qu’il leur aurait fallu relire la pièce avant et qu’iels vont devoir le faire après pour « comprendre », « être sûr•es de comprendre. » Bien d’autres spectateur ou spectatrices s’en sont déjà éloigné•es [30].
Cette essentialisation contemporaine, associée à la métaphysique de l’artiste héritée du XVIIIème siècle, participe au fait que ces pièces sont primées, éditées, mises en scène dans les plus grands théâtres nationaux en invoquant que la provocation, le surplomb, la radicalité, l’ambiguïté, le cynisme, le choc, le hors limite… sont l’essence même du théâtre et sont des synonymes de talent. Les exemples de pièces sont nombreux pouvant relever de ces catégories. Il y aurait urgence à s’interroger sur les systèmes qui promeuvent ces textes en invisibilisant d’autres écritures et en excluant nombre de nos contemporains des théâtres. Le théâtre ne gagne rien à être essentialisé et encore moins de cette manière.
Dans le champ de l’Art contemporain, de ce point de vue en avance sur le champ du théâtre, c’est sur un constat comparable que Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual ont écrit Esthétique de la rencontre aux éditions du Seuil [31]. Dès la première page, ils évoquent cette phrase de visiteurs de musée ou de galeries : « On se fout vraiment de nous. » Il et elle viendront proposer une réflexion possiblement transposable dans le champ du théâtre. Entre l’esthétique de la réception et la métaphysique d’artiste, leur titre est un programme à lui seul. Ils proposent une esthétique de la rencontre autour du concept d’individuation de Gilbert Simondon [32]. Le développement de cette proposition sera l’objet de futurs articles.
Bien sûr, il y a plein de contre-exemples. Il s’agit ici, d’affirmer que l’on ne se « fout » pas assez de l’écriture dramatique pour ne pas relever ces dysfonctionnements systémiques. Heureusement pour lui, l’homme de la photo ne lira pas Au bord. Non seulement il y a peu de chance qu’il lise du théâtre, encore moins du théâtre français et de toutes façons, il est probablement mort après avoir été torturé, humilié, agressé sexuellement, violé, sodomisé…
Jacques Bruneau, auteur, comédien.