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Rimbaud, Aden, 1880 - Histoire d’une photographie 

mercredi 22 septembre 2010, par Alban Caussé & Jacques Desse

« Il ne restera plus des voyages que de grands désordres d’images… »

Paul Nizan, Aden Arabie

Le 15 avril dernier, nous révélions, avec M. Lefrère, biographe de Rimbaud, l’existence d’une photographie où apparaît Arthur Rimbaud sous un aspect inconnu : pour la première fois, on peut distinguer ses traits à l’âge adulte [1] . Nous avions établi que ce cliché avait été réalisé sur le perron du fameux Hôtel de l’Univers d’Aden et qu’il provenait des archives du propriétaire de l’établissement, Jules Suel, une relation de Rimbaud durant les onze années de son séjour dans les pays de la mer Rouge.

La publication de cette image a connu l’énorme retentissement que l’on sait, faisant instantanément le tour du monde, et générant une infinité d’articles et de commentaires. Du coup, plusieurs familles nous ont contactés pour nous soumettre des informations, ayant reconnu un de leurs ancêtres sur la photographie. De nombreux chercheurs et « rimbaldiens » ont proposé des hypothèses — sans parler, bien sûr, des inévitables contradicteurs qui tenaient à déconsidérer cette image supposée ruiner le « mythe Rimbaud ». Cela nous a amené à poursuivre notre enquête, en nous appuyant sur la documentation accumulée par M. Lefrère depuis trente ans et sur les matériaux recueillis pendant les deux années de recherche préalables à la révélation publique du document. La période du début des années 1880, dans ces régions, est mal documentée, qu’il s’agisse d’archives écrites ou de photographies [2]. En dépit de cette rareté des sources, les résultats, après quelques semaines de travail collectif, sont pour le moins étonnants : nous savons désormais à quelle date a été réalisé ce cliché, par qui, avec quel matériel, et nous connaissons, avec un très fort degré de probabilité, les noms de quasiment tous les participants. On ne trouvera pas beaucoup de clichés anonymes, dans l’histoire de la photographie, sur lesquels ont pu être rassemblés autant d’informations [3]
On en sait donc plus aujourd’hui sur cette photographie que sur aucune des huit autres où Rimbaud apparaît, et l’histoire est encore plus surprenante que nous ne pouvions l’imaginer il y a quelques mois. Elle apporte en outre de nombreuses informations factuelles, en particulier des données biographiques, jusqu’à présent inconnues des spécialistes du poète [4].

Cette recherche a ainsi permis d’établir quelques données biographiques sur Jules Suel, personnage mal connu des biographes de Rimbaud. Il est né en 1831 à Aubenas et est mort à Ussy-sur-Marne (où il s’est retiré vers 1892), en novembre 1898. Marié une première fois à Lyon en 1854, il s’est remarié à Aden en 1882. Nous n’avons rencontré que deux récits évoquant une Mme Suel. Élie Pajot, qui passe à l’hôtel en mars 1875 :
« Mme Juel [sic], une compatriote qui tient un hôtel à l’extrémité de Steamer Point, sur la route conduisant à Aden, nous a servi à déjeuner. Elle traite bien, et ne prend pas trop cher […]. Le cuisinier de Mme Juel est bon : elle le paie 200 fr. par mois, ce qui donne une idée de ce que vaut ici la main d’œuvre » (Six mois en France, Challamel, 1887). Un roman de Léon de Tinseau dresse un portrait pittoresque de la tenancière de l’Hôtel de l’Univers, « intrépide Champenoise aux bras robustes », laquelle fait régner l’ordre sous la véranda de l’hôtel avec un fouet de poste (Ma cousine pot-au-feu, Calmann-Lévy, circa 1888). La seconde épouse de Suel était effectivement originaire de la Champagne. Suel est mort sans descendance, ce qui peut expliquer la dispersion de ses archives. Son héritage fut d’ailleurs modeste : il n’avait pas fait fortune à Aden… [5]

P.-S.

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Notes

[1Jean-Jacques Lefrère et Jacques Desse, « Un coin de table à Aden », Histoires littéraires, n° 41, janvier-février-mars 2010. Notre propre témoignage sur les recherches ayant abouti à l’identification de Rimbaud a été publié sur le site Ricochet : http://www.ricochet-jeunes.org/oeil-du-libraire/article/115-la-photo-d-arthur-rimbaud

[2C’est un peu plus tard, à partir du milieu de la décennie, que l’implantation française se renforce (Obock, puis Djibouti) ; la Somalie et l’Ethiopie s’ouvrent, les voyages se multiplient, et donc les courriers, les relations, les ouvrages, et les photographies. Comme celles des Messageries maritimes, les archives du vice consulat d’Aden sont quasiment inexistantes pour cette période (détruites par les termites et par l’ouragan de 1885), et son activité était si faible qu’on ne trouve dans la correspondance diplomatique envoyée d’Aden à Paris entre 1878 et 1880, qu’une lettre et une dépêche (celle-ci relative à la mort de l’explorateur Lucereau)… Les fonds photographiques institutionnels paraissent recèlent des vues plus tardives, ou à caractère ethnologique (Quai d’Orsay, Archives d’Outre-Mer, Société de Géographie, BnF, Bibliothèque de Fels, Quai Branly, Musée de l’Homme...).

[3Nous remercions vivement ceux qui nous ont permis d’arriver à de tels résultats en si peu de temps, en particulier : les descendants des familles Riès, Lucereau, Révoil, Biard d’Aunay, Delagenière et Bardey, tout particulièrement Mme Jacqueline Sibertin-Blanc, M. Jérémie Sibertin-Blanc, M. et Mme Pierre Révoil, M. Arthur Révoil, M. Xavier Giocanti, M. Pierre Guéry, Mme Beatrix Nicolas-Balteg, ainsi que Mmes et MM. Alain Tourneux, conservateur du Musée Rimbaud de Charleville-Mézières ; Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France ; André Gunthert ; Anne-Sophie Cras ; Michel Frizot ; Sylvie Aubenas ; Olivier Loiseaux, conservateur du fonds de la Société de Géographie à la BnF ; le personnel du Département des Cartes et plans de la BnF pour sa remarquable disponibilité ; Thomas Cazentre (BnF, Département des Estampes et de la photographie) ; Lise Fauchereau ; Carine Peltier (Iconothèque du musée du Quai Branly) ; Régis Lécuyer (Archives du Palais de Monaco) ; Anne-Marie Faure (Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille) ; Anne Goulet (Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques) ; Bernard Legleu ; José-Marie Bel (Espace Reine de Saba) ; Rémy Duhart (L’Auberge verte) ; Jean-François Écobichon ; les Archives départementales du Rhône ; Denis Canguilhem ; Caroline Lefrère ; Jeanne Caussé ; Gérard Caussé ; Jeanine Desse ; Raphaël Thomas ; les librairies Les Routes du Globe et L’Opiomane ; la galerie Photo Verdeau — et tous nos proches pour leur patience et leurs encouragements. Sans oublier ceux dont les noms n’apparaissent pas ici, mais qui savent ce que nous leur devons, comme nous le savons nous-mêmes.

[4Nous publierons ultérieurement d’autres documents inédits, découverts lors de cette enquête. Les informations déjà connues citées sans référence dans cet article (données biographiques, extraits de correspondances, etc.) sont empruntées aux travaux de Jean-Jacques Lefrère, publiés chez Fayard : Arthur Rimbaud, 2001 ; Arthur Rimbaud. Correspondance, 2007 ; Sur Arthur Rimbaud. Correspondance posthume, 2010. Par ailleurs, nous respectons dans les citations les graphies des textes originaux, parfois très variables en ce qui concerne les noms propres (par exemple : Abou Bekr, aussi orthographié Aboubeker, Aboubakre…).

[5Il n’a jamais livré son témoignage sur Rimbaud, alors que l’ex-employeur de Rimbaud, Alfred Bardey, un an avant la disparition de Suel, avait donné son adresse à Paterne Berrichon, beau-frère posthume du poète, en lui conseillant de lui écrire.

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