La Revue des Ressources

Sur la baie 

lundi 22 novembre 2010, par Katherine Mansfield

À JOHN MIDDLETON MURRY

I

Au matin, très tôt. Le soleil n’était pas encore levé et la baie tout entière était cachée par un brouillard blanc venu de la mer. Les grandes collines recouvertes de brousse, au fond, étaient submergées. On ne pouvait voir où elles finissaient, où commençaient les prairies et les bungalows. La route sablonneuse avait disparu, avec les bungalows et les pâturages de l’autre côté ; par-delà, il n’y avait plus de dunes blanches revêtues d’une herbe rougeâtre ; rien n’indiquait ce qui était la grève, ni où se trouvait la mer. Une rosée abondante était tombée. L’herbe était bleue. De grosses gouttes se suspendaient aux buissons, prêtes à tomber sans tomber pourtant ; le toï-toï argenté et floconneux pendait mollement à ses longues tiges ; l’humidité inclinait jusqu’à terre toutes les renoncules et les œillets des jardins. Les froids fuchsias étaient trempés ; de rondes perles de rosée reposaient sur les feuilles plates des capucines. On eût dit que la mer était venue doucement battre jusque-là dans les ténèbres, qu’une vague immense et unique était venue clapoter, clapoter… jusqu’où ? Peut-être, si l’on s’était éveillé au milieu de la nuit, on aurait pu voir un gros poisson effleurer brusquement la fenêtre et s’enfuir…

Ah… ah… ah ! faisait la mer ensommeillée. Et de la brousse venait le son des ruisselets qui coulaient vivement, légèrement, glissaient entre les pierres lisses, jaillissant, dans des vasques ombragées de fougères et en ressortaient ; on entendait le bruit de grosses gouttes éclaboussant des feuilles larges, le bruit de quelque chose encore – qu’était-ce donc ? – un vague frémissement, une secousse légère, une brindille qui se brisait, puis un silence tel qu’il semblait que quelqu’un écoutât.

Tournant le coin de la baie, entre les masses entassées des quartiers de rocs, un troupeau de moutons avança dans un tapotement de petits pas. Ils se pressaient les uns contre les autres, petite masse cahotante et laineuse, et leurs pattes minces, semblables à des baguettes, trottinaient bien vite comme si le froid et le silence les eussent effrayés. Derrière eux, un vieux chien de berger, ses pattes mouillées couvertes de sable, courait, le museau contre le sol, mais d’un air distrait comme s’il pensait à autre chose. Puis, dans l’orifice encadré de rochers, parut le berger lui-même. C’était un vieil homme maigre et droit, vêtu d’une veste de bure que couvrait un réseau de gouttelettes menues, de pantalons de velours attachés sous le genou et d’un large chapeau avec un mouchoir bleu plié et noué autour du bord. Il tenait une main passée dans sa ceinture ; l’autre étreignait un bâton jaune, merveilleusement poli. Et tandis qu’il marchait sans se presser, il ne cessait de siffloter tout doucement, légèrement, lointain et aérien pipeau au son mélancolique et tendre. Le vieux chien esquissa une ou deux de ses cabrioles d’autrefois, puis s’arrêta vivement, honteux de sa frivolité, et fit à côté de son maître quelques pas pleins de dignité. Les moutons avançaient en courant, à pas menus, par petits élans ; ils se mirent à bêler et des troupeaux fantômes leur répondirent sous la mer : « Bê… ê… ê ! bê… ê… ê ! »

Pendant quelque temps il leur sembla se trouver toujours sur le même bout de terrain. Là, devant eux, s’étendait la route sablonneuse avec des flaques peu profondes ; de chaque côté se montraient les mêmes buissons mouillés, les mêmes palissades noyées d’ombre. Ensuite quelque chose d’immense apparut : un géant énorme, à la tête échevelée, les bras étendus. C’était le gros eucalyptus devant la boutique de madame Stubbs et, lorsqu’ils passèrent devant, une forte bouffée aromatique s’exhala. Et maintenant de grosses taches lumineuses luisaient dans la brume. Le berger cessa de siffler ; il frotta sur sa manche mouillée son nez rouge, sa barbe humide, et, plissant les paupières, jeta un regard dans la direction de la mer. Le soleil se levait. C’était merveilleux de voir avec quelle rapidité le brouillard se raréfiait, s’enfuyait, se dissolvait sur la plaine peu profonde, roulait sur la brousse en s’élevant, et disparaissait comme s’il avait hâte de s’échapper ; de grands lambeaux tordus, enroulés en boucle, se heurtaient, se repoussaient l’un l’autre à mesure que les rayons argentés devenaient plus larges. Le ciel lointain, d’un bleu éclatant et pur, se reflétait dans les flaques ; les gouttes d’eau qui glissaient le long des poteaux télégraphiques, se transformaient soudain en points lumineux. Maintenant, la mer bondissante, étincelante, était d’un tel éclat que les yeux vous faisaient mal à la regarder. Le berger tira de sa poche de côté une pipe au fourneau aussi petit qu’un gland, trouva, à force de fouiller, une motte de tabac tacheté, en racla quelques bribes et bourra sa pipe. C’était un vieil homme grave et beau. Tandis qu’il allumait et que la fumée bleue montait en volutes autour de sa tête, le chien qui le contemplait semblait fier de lui.

« Bê… ê… ê ! bê… ê… ê ! » Les moutons se déployèrent en éventail. Ils eurent dépassé la colonie de vacances avant que le premier dormeur se fût retourné et eût soulevé sa tête ensommeillée ; leur cri résonna parmi les rêves des petits enfants… qui tendirent les bras pour attirer, pour dorloter les mignons petits agneaux frisés du sommeil. Alors le premier des habitants apparut : c’était Florrie, la chatte des Burnell, perchée sur le pilier du portail, levée beaucoup trop tôt, comme d’habitude, et qui guettait leur laitière. Quand elle vit le vieux chien de berger, elle bondit bien vite, arqua le dos, rentra sa tête bigarrée de gris et de roux et sembla frémir d’un petit frisson de dédain. « – Pouah ! quelle grossière et dégoûtante créature ! » dit Florrie. Mais le vieux chien, sans lever les yeux, passa en se balançant, allongeant les pattes d’un côté, puis de l’autre. Seule, une de ses oreilles se crispa pour prouver qu’il l’avait vue et qu’il la considérait comme une jeune personne bien sotte.

La brise matinale s’éleva sur la brousse, et l’odeur des feuilles et de la terre noire et mouillée se mêla à l’odeur pénétrante et vive de la mer. Des myriades d’oiseaux chantaient. Un chardonneret vola par-dessus la tête du berger, et, se perchant à l’extrémité d’une brindille, il se tourna vers le soleil et ébouriffa les petites plumes de sa poitrine. Et maintenant le troupeau avait dépassé la cabane du pêcheur, dépassé le petit whare noirci et comme calciné où Leïla, la petite laitière, habitait avec sa vieille grand-mère. Les moutons s’éparpillèrent sur une prairie marécageuse et jaune, et Wag, le chien, les suivit de son pas élastique et muet, les rassembla, les dirigea vers la gorge rocailleuse, plus abrupte et plus étroite, qui menait de la baie du Croissant, vers la crique du Point du Jour. « Bê… ê… ê ! bê… ê… ê ! » Faible, vague s’en venait leur cri, tandis qu’ils suivaient en se dandinant la route qui séchait vite. Le Berger serra sa pipe, la glissa dans sa poche de côté, de façon à ce que le petit fourneau pendit par-dessus. Et le doux sifflotis aérien recommença aussitôt. Wag se mit à courir le long d’une arête de rocher, à la recherche de quelque chose qui avait une odeur, et revint à la course, dégoûté. Alors, se poussant, se bousculant, se dépêchant, les moutons tournèrent le coin de la route et le berger les suivit et disparut avec eux.

II

Quelques instants après, la porte de derrière de l’un des bungalows s’ouvrit et une forme revêtue d’un costume de bain à larges raies s’élança à travers le clos, franchit d’un bond la barrière, se précipita parmi l’herbe touffue, pénétra dans le ravin, remonta en trébuchant le coteau sablonneux en prit sa course à toute allure par-dessus les gros cailloux poreux, par-dessus les galets froids et humides, jusqu’au sable dur qui luisait comme de l’huile. Flic-flac ! Flic-flac ! L’eau bouillonnait autour des jambes de Stanley Burnell, tandis qu’il avançait en pataugeant. Il exultait ; il était le premier comme d’habitude. Il les avait tous battus, une fois encore. Et il fit un brusque plongeon pour se mouiller la tête et le cou.

– Salut, ô frère ! Salut à toi, ô Puissant !

Une voix de basse, au velours sonore se répercutait, résonnante au-dessus de l’eau.

Sapristi ! Le diable l’emporte ! Stanley se releva pour voir une tête sombre ballottée au loin et un bras levé. C’était son beau-frère, Jonathan Trout… là, devant lui !

– Matinée superbe ! chanta la voix.

– Oui, très belle, dit brièvement Stanley.

Pourquoi diable ce gars-là ne s’en tenait-il à sa partie de la mer ? Pourquoi fallait-il qu’il s’en vînt barboter jusqu’à ce coin-ci ? Stanley donna un coup de pied, détendit son bras et se mit à nager over arm. Mais Jonathan le valait bien. Il le rejoignit, ses cheveux noirs luisant sur son front, sa courte barbe luisante et lisse.

– J’ai eu un rêve extraordinaire, la nuit dernière ! cria-t-il.

Qu’avait-il donc, cet homme-là ? Cette manie de conversation agaçait Stanley au-delà de toute expression. Et c’était toujours la même chose, toujours quelque ineptie à propos d’un rêve qu’il avait eu, ou de quelque idée baroque qu’il s’était fourrée dans la tête, ou de quelque ânerie qu’il venait de lire. Stanley se retourna sur le dos et lança des coups de pied jusqu’à en devenir un jet d’eau vivant. Mais cela même ne put…

– J’ai rêvé que je me penchais par-dessus une falaise d’une hauteur épouvantable, criant à quelqu’un au-dessous…

– Ça vous ressemblait ! pensa Stanley.

Il ne put en endurer davantage. Il cessa de faire jaillir l’eau.

– Dites donc, Trout, fit-il, je suis assez pressé, ce matin.

– Vous êtes QUOI ?

Jonathan était si surpris – ou s’en donnait l’air – qu’il se laissa sombrer sous l’eau, puis reparut soufflant.

– Tout ce que je veux dire, reprit Stanley, c’est que je n’ai pas le temps de… de conter des balivernes. Je veux en finir. Je suis pressé. J’ai du travail à faire ce matin… Compris ?

Stanley n’avait pas achevé que Jonathan avait disparu.

« – Passez, ami ! » dit doucement la voix de basse, et il s’esquiva, glissant à travers l’eau presque sans une ondulation… Mais, peste soit de l’animal ! Il avait gâté le bain de Stanley. Quel idiot dénué de tout son bon sens était cet homme-là ! Stanley nagea de nouveau vers le large, puis aussi rapidement se remit à nager vers la terre et se précipita pour remonter la grève. Il se sentait frustré.

Jonathan resta un peu longtemps dans l’eau. Il flottait en agitant doucement les mains comme des nageoires, en laissant la mer balancer son long corps parcheminé. C’était un fait curieux, mais en dépit de tout il aimait bien Stanley Burnell. Il est vrai qu’il avait parfois une envie perverse de le taquiner, de le cribler de plaisanteries, mais au fond ce garçon-là lui inspirait de la pitié. Il y avait quelque chose de pathétique dans sa résolution de tout prendre au sérieux. On ne peut s’empêcher de sentir qu’il se ferait rouler un jour, et alors la formidable culbute qu’il ferait ! À cet instant une vague immense souleva Jonathan, le dépassa au galop et vint se briser le long de la plage avec un bruit joyeux. Qu’elle était belle ! Puis une autre arriva. Voilà comment il fallait vivre ! avec insouciance, avec témérité, en se donnant tout entier. Il se remit sur ses pieds et commença à regagner le rivage en enfonçant ses orteils dans le sable ferme et ridé. Prendre facilement les choses, ne pas batailler contre le flot et le jusant de la vie, mais s’abandonner à eux, voilà ce dont on avait besoin. Vivre, vivre ! Et la parfaite matinée, si fraîche, si charmante, baignant voluptueusement dans la lumière comme si elle riait à sa propre beauté, semblait murmurer : « Pourquoi pas ? »

Mais à présent qu’il était sorti de l’eau, Jonathan devenait bleu de froid. Tout son corps lui faisait mal, c’était comme si quelqu’un l’avait tordu pour en exprimer le sang. Et remontant la grève à longues enjambées frissonnant, tous ses muscles tendus, il sentit, lui aussi, que le plaisir de son bain était gâté. Il y était resté trop longtemps.

III

Béryl était seule dans la salle commune quand Stanley apparut en costume de serge bleue, col empesé et cravate à pois. Il avait l’air propre et bien brossé à un point presque excessif ; il allait en ville pour la journée. Il se laissa tomber sur sa chaise, il tira sa montre et la posa auprès de son assiette.

– Je n’ai que vingt-cinq minutes tout juste, dit-il. Vous pourriez aller voir si le porridge est prêt, Béryl.

– Maman vient d’y aller, répondit Béryl.

Elle s’assit à la table et versa le thé de son beau-frère.

– Merci.

Stanley avala une petite gorgée.

– Hallo ! dit-il d’un ton d’étonnement, vous avez oublié le sucre.

– Oh ! pardon !

Mais Béryl, même alors, ne le servit pas : elle poussa vers lui le sucrier. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Les yeux bleus de Stanley, tandis qu’il se servait, s’élargirent ; ils semblaient frémir. Il jeta un regard rapide à sa belle-sœur et se renversa en arrière.

– Rien ne cloche, n’est-ce pas ? demanda-t-il négligemment, en tiraillant son col.

Béryl courbait la tête ; elle faisait tourner son assiette entre ses doigts.

– Rien, dit sa voix légère.

Puis elle aussi leva les yeux et sourit à Stanley.

– Pourquoi y aurait-il quelque chose qui cloche ?

– O… oh ! Pour rien du tout, à ma connaissance. Je pensais que vous aviez l’air un peu…

À ce moment, la porte s’ouvrit et trois petites filles parurent, chacune portant une assiettée de porridge. Elles étaient pareillement vêtues de jerseys bleus et de culottes courtes ; leurs jambes brunes étaient nues et elles avaient toutes trois les cheveux nattés et relevés en ce qu’on nommait alors une queue de cheval. Derrière elles venait grand-mère Fairfield avec le plateau.

– Faites attention, enfants ! dit-elle.

Mais elles prenaient le plus grand soin. Elles adoraient qu’on leur permît de porter des objets.

– Avez-vous dit bonjour à votre père ?

– Oui, grand-maman.

Elles s’installèrent sur le banc, en face de Stanley et de Béryl.

– Bonjour, Stanley.

La vieille madame Fairfield lui tendit son assiette.

– Bonjour, mère. Comment va le petit ?

– Admirablement. Il ne s’est réveillé qu’une fois la nuit dernière. Quelle matinée idéale !

La vieille femme s’interrompit, la main posée sur la miche de pain, pour regarder le jardin par la porte ouverte. On entendait la mer. À travers la fenêtre ouverte largement le soleil coulait à flot sur les murs peints en jaune et le plancher nu. Tout sur la table rayonnait et scintillait. Au milieu se trouvait un vieux saladier rempli de capucines jaunes et rouges. Elle sourit et un air de profond contentement brilla dans ses yeux.

– Vous pourriez bien me couper une tranche de ce pain, mère, dit Stanley. Je n’ai que douze minutes et demie avant que la diligence passe. Quelqu’un a-t-il donné mes souliers à la bonne ?

– Oui, ils sont prêts.

Le calme de madame Fairfield n’était nullement troublé.

– Oh ! Kézia. Pourquoi donc es-tu si malpropre ? cria Béryl au désespoir.

– Moi, tante Béryl ?

Kézia la regarda, en ouvrant de grands yeux. Qu’est-ce donc qu’elle avait fait maintenant ? Elle avait seulement creusé une rigole au beau milieu de sa bouillie, l’avait remplie de lait et était en train d’en manger les bords. Mais c’était ce qu’elle faisait tous les matins, sans que personne lui eût dit un mot jusqu’à présent.

– Pourquoi ne peux-tu pas manger convenablement, comme Isabelle et Lottie ?

Que les grandes personnes sont injustes !

– Mais Lottie fait toujours une île, n’est-ce pas, Lottie ?

– Moi pas, dit catégoriquement Isabelle. Je saupoudre tout simplement de sucre ma bouillie, je mets du lait dessus et je la finis. Il n’y a que les bébés qui jouent avec ce qu’ils ont à manger.

Stanley repoussa sa chaise et se leva.

– Voudriez-vous me faire apporter ces souliers, mère ? Et, Béryl, si vous avez fini, je voudrais bien que vous filiez jusqu’à la porte et que vous fassiez arrêter la diligence. Isabelle, cours demander à ta mère où on a mis mon chapeau melon. Attends une minute : vous êtes-vous amusées avec ma canne, enfants ?

– Non, papa.

– Mais je l’avais mise ici.

Stanley commença à tempêter.

– Je me rappelle nettement l’avoir posée dans ce coin. Maintenant, qui l’a prise ? Il n’y a pas de temps à perdre. Dépêchez-vous ! Il faut absolument que cette canne se retrouve.

Même Alice, la bonne, dut prendre part à la chasse.

– Vous ne vous en êtes pas servie pour tisonner le feu de la cuisine, par hasard ?

Stanley se précipita dans la chambre où Linda était couchée.

– Voilà une chose insensée ! Je n’arrive pas à conserver un seul des objets que je possède. On a fait disparaître ma canne, à présent !

– Ta canne, mon ami ? Quelle canne ?

L’air vague de Linda en des circonstances pareilles ne pouvait être sincère, décida Stanley. Personne ne sympathiserait donc avec lui ?

– La diligence ! La diligence, Stanley ! cria de la porte du jardin la voix de Béryl.

Stanley agita le bras du côté de Linda : « Pas le temps de dire adieu ! » cria-t-il. Et il avait l’intention de la punir ainsi.

Il saisit brusquement son chapeau, s’élança hors de la maison et descendit à la course l’allée du jardin. Oui, la diligence était là qui attendait, et Béryl, se penchant par-dessus la porte ouverte, riait, le visage levé vers quelqu’un, tout juste comme s’il n’était rien arrivé. Les femmes n’ont pas de cœur ! Quelle façon elles ont de considérer comme une chose toute naturelle que ce soit votre rôle de peiner pour elles, tandis qu’elles ne se dérangent même pas pour empêcher votre canne de se perdre !

Le conducteur passa légèrement son fouet sur le dos des chevaux. « – Adieu, Stanley ! » cria Béryl, d’une voix douce et gaie. C’était assez facile de dire adieu. Et elle se tenait là, oisive, abritant ses yeux de sa main. Ce qu’il y avait de pire, c’est que Stanley était forcé de crier adieu, lui aussi, pour sauver les apparences. Puis il la vit se détourner, esquisser un petit saut, et revenir en courant à la maison. Elle était contente d’être débarrassée de lui !

Oui, elle en était reconnaissante. Elle entra tout courant dans la salle et cria : « Il est parti ! » Linda appela de sa chambre : « Béryl ! Stanley est-il parti ? » La vieille madame Fairfield apparut, portant le bébé en petite veste de flanelle.

– Il est parti ?

– Parti !

Oh ! quel soulagement, quelle différence cela faisait que l’homme eût quitté la maison ! Leurs voix elles-mêmes avaient changé, lorsqu’elles s’appelaient entre elles ; leur ton était chaud et tendre, on eût dit qu’elles avaient un secret en commun. Béryl alla vers la table : « – Prends donc une autre tasse de thé, maman. Il est encore chaud. » Elle avait envie de célébrer, en quelque sorte, le fait qu’elles pouvaient maintenant faire ce qu’elles voulaient. Il n’y avait pas d’homme là pour les déranger ; toute cette journée parfaite leur appartenait.

– Non, merci, petite, dit la vieille madame Fairfield, mais sa façon, à ce moment-là, de faire sauter le bébé et de lui dire : « A-gue… a-gue… a-ga ! » indiquait que son sentiment était le même. Les petites filles s’enfuirent dans le clos comme des poulets échappés d’une cage.

Même Alice, la bonne, qui lavait la vaisselle dans la cuisine, fut gagnée par la contagion et prodigua l’eau précieuse de la citerne d’une manière absolument extravagante.

– Oh ! ces hommes ! dit-elle.

Et elle plongea la théière dans le baquet et la maintint sous l’eau, même après que les bulles eurent cessé de s’échapper, comme si elle était, elle aussi, un homme et que la noyade fût un sort trop doux.

IV

– Attends-moi, I-sa-belle ! Kézia, attends-moi !

Voilà que la pauvre petite Lottie restait de nouveau en arrière, parce qu’elle trouvait si terriblement difficile d’escalader la barrière toute seule. Quand elle se tenait perchée sur le premier échelon, ses genoux commençaient à trembler ; elle se cramponnait au montant. Alors il fallait passer une jambe par-dessus. Mais laquelle ! Elle n’était jamais capable de le décider. Et quand enfin elle mettait un pied de l’autre côté, en tapant avec une sorte de choc désespéré… alors la sensation était épouvantable. Elle était à moitié encore dans l’enclos et à moitié dans l’herbe touffue. Elle étreignait le poteau avec désespoir et élevait la voix.

– Attendez-moi !

– Non, ne va pas l’attendre, Kézia ! dit Isabelle. C’est une vraie petite nigaude. Elle fait toujours des histoires. Viens donc.

Et elle tira le jersey de Kézia.

– Tu pourras prendre mon seau, si tu viens avec moi, dit-elle gentiment. Il est plus grand que le tien.

Mais Kézia ne pouvait pas laisser Lottie toute seule. Elle revint vers elle en courant. À ce moment-là, Lottie avait la figure toute rouge et respirait péniblement.

– Allons, mets ton autre pied par-dessus, dit Kézia.

– Où ?

Lottie la regardait comme du haut d’une montagne.

– Là, où est ma main.

Kézia tapota l’endroit.

– Oh ! c’est là que tu veux dire.

Lottie poussa un profond soupir en passa le second pied par-dessus.

– À présent… fais comme si tu tournais, assieds-toi et laisse-toi glisser, dit Kézia.

– Mais il n’y a rien pour s’asseoir dessus, Kézia, dit Lottie.

Elle finit par s’en tirer et, dès que ce fut fini, elle se secoua et devint rayonnante.

– Je fais des progrès pour grimper par-dessus les barrières, pas vrai, Kézia ?

Lottie avait une de ces natures qui espèrent toujours.

Capeline rose et capeline bleue suivirent la capeline rouge vif d’Isabelle jusqu’au sommet de ce coteau glissant, fuyant sous le pied. Tout en haut, elles s’arrêtèrent pour décider où elles iraient et pour bien regarder qui s’y trouvait déjà… Vues par-derrière, debout sur le fond du ciel, gesticulant vigoureusement avec leurs pelles, elles faisaient l’effet d’explorateurs minuscules et fort embarrassés.

Toute la famille Samuel Joseph était là déjà, avec la demoiselle qui aidait la mère dans le ménage. Assise sur un pliant, elle maintenait la discipline au moyen d’un sifflet qu’elle portait suspendu au cou et d’une badine avec laquelle elle dirigeait les opérations. Jamais les Samuel Joseph ne jouaient tout seuls, ni ne menaient eux-mêmes leur partie. Si par hasard cela arrivait, les garçons finissaient toujours par verser de l’eau dans le cou des filles, ou les filles par essayer de glisser des petits crabes noirs dans les poches des garçons. Aussi madame Samuel Joseph et la pauvre demoiselle dressaient chaque matin ce que la première (chroniquement enchifrenée) appelait un « brogramme » pour « abuser les enfants et les embêcher de faire des pêtises ». Il consistait toujours en concours, courses ou jeux de société. Tout commençait par un coup perçant du sifflet de Mademoiselle et finissait de même. Il y avait même des prix – de gros paquets enveloppés de papier assez sale, que Mademoiselle, avec un petit sourire aigre, tirait d’un filet rebondi. Les Samuel Joseph bataillaient frénétiquement pour gagner, trichaient, se pinçaient les bras mutuellement, car ils étaient tous experts dans cet art. La seule fois où les enfants Burnell avaient jamais pris part à leurs jeux, Kézia avait remporté un prix et, après avoir déplié trois bouts de papier, elle avait découvert un minuscule crochet à boutons tout rouillé. Elle n’avait pas pu comprendre pourquoi ils faisaient tant d’histoires…

Mais maintenant, elles ne jouaient jamais avec les Samuel Joseph et n’allaient même pas à leurs fêtes. Les Samuel Joseph, quand ils étaient à la Baie, donnaient toujours des fêtes d’enfants et il y avait toujours le même goûter. Une grande cuvette de salade de fruits toute brune, des brioches coupées en quatre et un pot à eau rempli de quelque chose que Mademoiselle appelait de la « limonadeu ». Et le soir, on rentrait chez soi avec la moitié du volant de sa robe arraché, ou avec le devant de son tablier orné de jours tout éclaboussé par quelque chose, tandis que les Samuel Joseph restaient à bondir comme des sauvages sur leur pelouse. Non, vrai ! ils étaient trop épouvantables !

De l’autre côté de la Baie, tout au bord de l’eau, deux petits garçons aux culottes retroussées s’agitaient comme des araignées. L’un creusait le sable, l’autre trottinait, entrant dans l’eau, puis en sortant pour remplir un petit seau. C’étaient les petits Trout, Pip et Rags. Mais Pip était si occupé à creuser et Rags si occupé à l’aider, qu’ils ne virent leurs cousines qu’au moment où elles arrivèrent tout près.

– Regardez ! dit Pip. Regardez ce que j’ai découvert !

Et il leur montra une vieille bottine imbibée d’eau et aplatie. Les trois fillettes ouvrirent de grands yeux.

– Qu’est-ce que tu vas bien en faire ? demanda Kézia.

– La garder, bien sûr !

– Pip prit un air fort dédaigneux.

– C’est une trouvaille… tu vois ?

Oui, Kézia voyait. Tout de même…

– Il y a des masses de choses enterrées dans le sable, expliqua Pip. On les flanque à la mer dans les naufrages. C’est du butin. Quoi… on pourrait trouver…

– Mais pourquoi faut-il que Rags verse tout le temps de l’eau dessus ? demanda Lottie.

– Oh ! c’est pour mouiller le sable, dit Pip, pour rendre le travail un peu plus facile. Va toujours, Rags.

Et le bon petit Rags continua à courir, à verser dans le trou l’eau qui devenait brune comme du chocolat.

– Tenez, voulez-vous que je vous montre ce que j’ai trouvé hier ? dit Pip, mystérieusement ; et il planta sa bêche dans le sable.

– Promettez de ne rien dire.

Elles promirent.

– Dites ! croix de fer, croix de bois… »

Les petites filles le dirent.

Pip tira quelque chose de sa poche, le frotta longtemps sur le devant de son jersey, puis souffla dessus, puis frotta encore.

– À présent, tournez-vous ! commanda-t-il. Elles se retournèrent.

– Regardez toutes du même côté ! Bougez pas ! À présent !

Et sa main s’ouvrit ; il éleva dans la lumière quelque chose qui lançait des éclairs, qui scintillait, qui était du vert le plus ravissant.

– C’est un némeraude, dit Pip avec solennité.

– Bien vrai, Pip ?

Même Isabelle était impressionnée.

La belle chose verte semblait danser dans les doigts de Pip. Tante Béryl avait un némeraude dans une bague, mais il était tout petit. Ce némeraude-là était aussi gros qu’une étoile et bien, bien plus beau.

V

Comme la matinée se prolongeait, des groupes nombreux apparurent au sommet des dunes et descendirent à la plage pour se baigner. C’était chose entendue qu’à onze heures la mer appartenait aux femmes et aux enfants de la colonie d’été. Les femmes se déshabillaient les premières, enfilaient leur costume de bain, se couvraient la tête de hideux bonnets qui ressemblaient à des sacs à éponges ; puis on déboutonnait les vêtements des enfants. La grève était semée de petits tas d’habits et de souliers ; les grands chapeaux de soleil, des pierres sur les bords pour empêcher le vent de les emporter, avaient l’air de coquillages immenses. Il était étrange que la mer elle-même parût prendre un son différent, lorsque toutes ces formes bondissantes, en riant, en courant, entraient dans les vagues. La vieille madame Fairfield, en robe de cotonnade lilas, un chapeau noir attaché sous le menton, rassemblait sa petite couvée et préparait ses oisillons. Les petits Trout faisaient prestement passer leurs chemises par-dessus leurs têtes, et les cinq enfants prenaient leur course, tandis que leur grand-mère restait assise, une main dans le sac qui contenait son tricot, prête à en tirer la pelote de laine dès qu’elle aurait la certitude qu’ils étaient dans l’eau, sains et saufs.

Les petites filles au corps ferme et compact n’étaient pas à moitié aussi braves que les petits garçons à l’aspect tendre et délicat. Pip et Rags, frissonnant, s’accroupissaient, battaient l’eau, n’hésitaient jamais. Mais Isabelle, qui pouvait faire douze brassées à la nage, et Kézia, qui était capable d’en faire presque huit, les suivaient seulement s’il était strictement entendu qu’on ne les éclabousserait pas. Quant à Lottie, elle ne suivait pas du tout. Elle aimait qu’on la laissât, s’il vous plaît, entrer dans l’eau à sa façon à elle. Et cette façon consistait à s’asseoir tout au bord, les jambes droites, les genoux serrés l’un contre l’autre, et à faire avec ses bras de vagues mouvements, comme si elle s’attendait à être mollement portée jusqu’au large. Mais quand une vague plus forte que les autres, une vieille vague moustachue arrivait, en se balançant, dans sa direction, elle se remettait précipitamment sur ses pieds, l’horreur peinte sur sa figure, et remontait la plage à toute vitesse.

– Tiens, maman, veux-tu me garder ça ?

Deux bagues, une mince chaîne d’or tombèrent sur les genoux de madame Fairfield.

– Oui, ma chérie. Mais est-ce que tu ne vas pas te baigner ici ?

– N… n… non…

La voix de Béryl traînait ; le ton en était vague.

– Je me déshabille plus loin, par là. Je vais me baigner avec Madame Harry Kember.

– Très bien.

Mais madame Fairfield serra les lèvres. Elle avait mauvaise opinion de madame Harry Kember. Béryl le savait.

– Pauvre vieille maman ! se disait-elle avec un sourire, tout en effleurant les galets. Pauvre vieille maman ! Vieille ! Oh ! quelle joie, quelles délices que d’être jeune…

– Vous avez l’air bien content, dit madame Harry Kember.

Elle était assise, tassée sur les pierres, les bras noués autour des genoux, en train de fumer.

– Il fait une si adorable journée, dit Béryl en lui souriant.

– Oh ! ma chère petite !

Le son de la voix de madame Harry Kember semblait dire qu’elle n’était pas dupe de tout cela. Mais, à vrai dire, le son de cette voix laissait toujours entendre qu’elle en savait sur votre propre compte bien plus que vous-même. C’était une longue femme, à l’air étrange, les mains étroites, les pieds étroits. Son visage aussi était étroit et long, avec une expression exténuée ; même la frange blonde et frisée de ses cheveux semblait brûlée, desséchée. Dans la Baie, elle était la seule femme qui fumât et elle fumait sans trêve, la cigarette entre les lèvres tandis qu’elle parlait, ne la retirant que lorsque la cendre était si longue qu’on ne pouvait comprendre pourquoi elle ne tombait pas. Quand elle ne jouait pas au bridge – elle jouait au bridge tous les jours de sa vie – elle passait son temps couchée en plein soleil. Elle était capable d’en supporter l’ardeur pendant n’importe combien de temps ; jamais elle n’en avait assez. Et tout de même, il ne semblait pas la réchauffer. Desséchée, flétrie, froide, elle gisait étendue sur les pierres comme un bout de bois d’épave, jeté là par le flot. Les femmes de la Baie pensaient qu’elle avait des allures fort, fort légères. Son manque de vanité, son argot, sa manière de traiter les hommes comme si elle eût été l’un d’entre eux, le fait qu’elle se souciait de son ménage comme un poisson d’une pomme, et qu’elle appelait sa bonne, Gladys, les Yeux Doux, étaient une honte. Debout sur les marches de la véranda, madame Kember appelait de sa voix indifférente et lasse : « Dites donc, les Yeux Doux, vous pourriez me balancer un mouchoir, s’il m’en reste encore, hein ? » Et les Yeux Doux, portant un nœud de ruban rouge dans les cheveux à la place d’un petit bonnet et chaussée de souliers blancs, accourait avec un impudent sourire. C’était un véritable scandale. Il est vrai qu’elle n’avait pas d’enfants, et quant à son mari… Ici, les voix s’élevaient toujours ; elles devenaient ferventes. Comment avait-il bien pu l’épouser ? comment ? comment ? Ce devait être pour de l’argent, bien entendu, mais même ainsi !

Le mari de madame Kember était de dix ans au moins plus jeune qu’elle et d’une si incroyable beauté qu’il avait l’air d’un masque de cire, ou d’une illustration extraordinairement réussie de roman américain, bien plutôt que d’un homme. Des cheveux noirs, des yeux bleu sombre, des lèvres rouges, un lent sourire somnolent, excellent joueur de tennis, parfait danseur, il était en outre un mystère. Harry Kember ressemblait à quelqu’un qui se promènerait tout endormi. Les autres hommes ne pouvaient pas le souffrir, ils étaient incapables de tirer un mot de ce garçon-là ; il semblait ignorer l’existence de sa femme exactement comme elle semblait ignorer la sienne. Comment vivait-il ? On racontait naturellement des histoires, et quelles histoires ! Elles ne pouvaient se répéter, tout bonnement. Les femmes avec lesquelles on l’avait vu, les endroits où on l’avait aperçu… mais rien n’était jamais certain, rien n’était précis. Quelques-unes de ces dames, à la Baie, croyaient secrètement qu’il finirait par commettre un assassinat, quelque jour. Oui, à l’instant même où elles causaient avec madame Kember et prenaient bonne note de l’épouvantable assemblage de vêtements qu’elle portait, elles la voyaient étendue, telle qu’elle gisait sur la plage, mais froide, sanglante, et ayant toujours une cigarette plantée au coin de la bouche.

Madame Kember se leva, bâilla, dégrafa brusquement la boucle de sa ceinture, et tirailla le cordon de sa blouse. Et Béryl laissa tomber sa jupe, fit un pas, dépouilla son jersey, et resta debout en court jupon blanc, en cache-corset, avec des nœuds de ruban sur les épaules.

– Bonté divine, dit madame Harry Kember, quelle petite beauté vous êtes !

– Je vous en prie ! fit doucement Béryl ; mais ôtant un bas, puis l’autre, elle avait le sentiment d’être en effet une petite beauté.

– Ma chère… pourquoi pas ? dit madame Harry Kember, piétinant son jupon.

Vraiment… ses dessous ! Une paire de culottes de coton bleu et un corsage de toile qui vous faisait, on ne sait pourquoi, penser à une taie d’oreiller…

– Et vous ne portez pas de corset, n’est-ce pas ?

Elle toucha la taille de Béryl et Béryl s’écarta d’un bond, avec un petit cri affecté. Puis : « – Jamais ! » dit-elle d’un ton ferme.

– Petite veinarde ! soupira madame Harry Kember, en dégrafant le sien.

Béryl tourna le dos et se mit à faire les mouvements compliqués de quelqu’un qui tâche d’enlever ses vêtements et d’enfiler son costume de bain tout à la fois.

– Oh ! ma chère… ne faites pas attention à moi, dit madame Harry Kember. Pourquoi cette timidité ? Je ne vais pas vous manger. Je ne serais pas scandalisée, comme ces autres godiches.

Et elle rit de son rire étrange qui ressemblait à un hennissement, en grimaçant du côté des autres femmes.

Mais Béryl était gênée. Elle ne se déshabillait jamais devant personne. Était-ce de la niaiserie ? Madame Harry Kember lui donnait le sentiment que c’était sot, que c’était même une chose dont on devait avoir honte. Pourquoi cette timidité, vraiment ? Elle jeta un regard rapide à son amie qui se tenait là si hardiment, avec sa chemise déchirée, en train d’allumer une nouvelle cigarette, et un sentiment audacieux, prompt, mauvais, bondit dans sa poitrine. Avec un rire insouciant, elle fit glisser sur elle le costume de bain flasque, saupoudré de sable et qui n’était pas encore tout à fait sec, et elle boutonna les boutons cabossés.

– Ça va mieux, dit madame Harry Kember.

Elles commencèrent ensemble à descendre la plage.

– Vrai, c’est un crime de porter des vêtements quand on est vous, ma chère. Il faudra bien qu’un jour ou l’autre, quelqu’un vous le dise.

L’eau était tout à fait tiède. Elle était de ce bleu merveilleux et transparent, tacheté d’argent, mais le sable, au fond, semblait d’or ; quand on le tapait du bout des orteils, un petit nuage de poudre d’or s’élevait. À présent, les vagues atteignaient juste la poitrine de Béryl. Elle demeurait les bras étendus, le regard au loin ; à chaque vague qui venait, elle faisait un petit saut imperceptible, de sorte qu’il semblait que c’était le flot qui la soulevait si doucement.

– Mon opinion est que les jolies filles ont le droit de passer du bon temps, dit madame Harry Kember. Pourquoi pas ? N’allez pas vous y méprendre, ma chère. Amusez-vous.

Et soudain elle chavira sur le dos, disparut et fila, nageant vite, vite comme un rat. Puis elle vira brusquement et commença à revenir vers la plage. Elle allait dire quelque chose encore. Béryl sentait que cette froide femme était en train de l’empoisonner ; pourtant elle avait une envie mortelle de savoir. Mais, oh ! que c’était étrange, que c’était horrible ! Lorsque madame Harry Kember approcha, elle ressemblait, avec sa calotte imperméable de caoutchouc noir, avec son visage somnolent dressé au-dessus de l’eau que son menton effleurait, elle ressemblait à une affreuse caricature de son mari !

VI

Sur une chaise longue pliante, sous un manuka qui poussait au milieu de la pelouse, devant la maison, Linda Burnell passait le matin à rêver. Elle ne faisait rien. Elle regardait les feuilles sombres, serrées et sèches du manuka, les fentes bleues entre ces feuilles, et de temps à autre une fleur minuscule et jaunâtre pleuvait sur elle. Jolies ces fleurettes… oui, si vous en teniez une sur votre paume et que vous la regardiez de près, c’était une petite chose exquise. Chaque pétale jaune pâle brillait, comme s’ils étaient chacun l’œuvre soigneuse d’une main tendre. La languette menue, au cœur, lui donnait la forme d’une cloche, et quand on la retournait, l’extérieur était d’une couleur de bronze foncé. Mais, dès qu’elles étaient épanouies, elles tombaient et s’éparpillaient. Tout en causant, vous passiez la main sur votre robe pour les faire tomber : ces horribles petites créatures se prenaient dans vos cheveux. Alors, pourquoi donc fleurir ? Qui prend la peine – ou le plaisir – de faire toutes ces choses qui se perdent, se perdent ?… C’est de la prodigalité.

Auprès d’elle, sur l’herbe, couché entre deux oreillers, reposait son petit enfant. Il était là, profondément endormi, tournant la tête du côté opposé à sa mère. Ses cheveux foncés et fins ressemblaient à une ombre plus qu’à de vrais cheveux, mais son oreille était d’un rose de corail vif et chaud. Linda noua ses mains au-dessus de sa tête et croisa ses pieds. Il était bien agréable de savoir que tous ces bungalows étaient vides, que tout le monde était là-bas sur la plage, trop loin pour être vu ou entendu. Elle avait le jardin tout à elle ; elle était seule.

Des fleurettes blanches brillaient, éblouissantes ; les renoncules aux yeux d’or scintillaient ; les capucines enguirlandaient de flammes vertes et dorées les piliers de la véranda. Si seulement on avait le loisir de regarder assez longtemps ces fleurs, le temps de laisser passer le sentiment de leur nouveauté, de leur étrangeté, le temps de les connaître ! Mais dès qu’on s’arrêtait à séparer les pétales, à découvrir le revers de la feuille, la Vie s’en venait et vous emportait. Et Linda, gisant sur sa chaise longue de bambou, se sentait toute légère ; il lui semblait être une feuille. La vie s’en venait pareille au vent ; elle était saisie, secouée ; elle était forcée de fuir. Oh ! mon Dieu, en serait-il ainsi toujours ? N’y avait-il aucun moyen d’échapper ?

… Maintenant, elle était assise sous la véranda de la maison paternelle, en Tasmanie, appuyée au genou de son père. Et il lui faisait cette promesse : « Dès que nous serons assez vieux, toi et moi, Line, nous filerons quelque part, nous nous sauverons. Comme deux garçons, ensemble. J’ai idée que ça me plairait de remonter en bateau une rivière, en Chine. »

Linda voyait cette rivière, très large, couverte de petits radeaux, de jonques. Elle voyait les chapeaux jaunes des bateliers, elle entendait leurs voix aiguës et grêles quand ils appelaient…

– Oui, papa.

Mais, à cet instant-là, un jeune homme aux très larges épaules, aux cheveux d’un brun roux et brillant, passait lentement devant leur maison et lentement, solennellement même, saluait. Le père de Linda lui tirait l’oreille pour la taquiner, du geste qui lui était coutumier.

– L’amoureux de Line, chuchotait-il.

– Oh ! papa, pense un peu, me marier avec Stanley Burnell !

Et voilà, elle l’avait épousé. Et qui plus est, elle l’aimait. Non pas le Stanley que voyait tout le monde, le Stanley de tous les jours ; mais un Stanley timide, plein de sensibilité, innocent, qui, chaque soir, s’agenouillait pour dire ses prières et qui désirait ardemment être bon. Stanley était une âme simple. S’il avait confiance en quelqu’un – comme il avait confiance en elle, par exemple –, c’était de tout son cœur. Il était incapable d’être déloyal ; il ne savait pas mentir. Et comme il souffrait cruellement s’il pensait que quelqu’un – elle-même – n’était pas absolument droit, absolument sincère avec lui ! « – Ça, c’est trop compliqué pour moi ! » Il lui jetait ces mots, mais son expression de franchise frémissante et troublée ressemblait à celle d’un animal pris au piège.

Mais le malheur était – ici Linda eut presque envie de rire, bien que l’affaire n’eût rien de risible, Dieu sait ! – le malheur était qu’elle voyait si rarement ce Stanley-là. Il y avait des éclairs, des moments, des trêves de calme, mais tout le reste du temps, on aurait dit qu’on vivait dans une maison qui ne pouvait perdre l’habitude de prendre feu, sur un navire qui faisait quotidiennement naufrage. Et toujours, c’était Stanley qui se trouvait au plus fort du danger. Tout son temps à elle se passait à venir à son secours, à le réconforter, à l’apaiser, à écouter son récit du sinistre. Et ce qui lui restait de loisirs s’écoulait dans la terreur d’avoir des enfants.

Linda fronça les sourcils ; elle se redressa sur sa chaise longue et saisit ses chevilles dans ses mains. Oui, c’était là son véritable grief contre la vie ; c’était là ce qu’elle ne parvenait pas à comprendre. C’était la question qu’elle posait, qu’elle posait et dont elle attendait en vain la réponse. Il est bien facile de dire que le sort commun des femmes est de mettre au monde des enfants. Ce n’était pas vrai. Elle, par exemple, était capable de prouver que c’était faux. Elle était brisée, sans courage, à force d’en avoir eu. Et, ce qui rendait la chose deux fois plus dure à supporter, c’était qu’elle n’aimait pas ses enfants. Il ne servait à rien de prétendre que si. Même si elle en avait eu la force, elle n’aurait jamais soigné ses petites filles, jamais joué avec elles. Non, il semblait qu’un souffle glacé l’avait pénétrée tout entière pendant chacun de ces terribles voyages ; il ne lui restait plus aucune chaleur à leur donner. Quant au petit… eh bien, Dieu merci, sa mère s’en était chargé ; il était à elle, ou à Béryl, ou à quiconque le voulait. C’était à peine si elle l’avait tenu dans ses bras. Il lui était si indifférent que, tel qu’il reposait là…

Linda jeta un regard vers lui.

Le bébé s’était retourné. Il était couché, le visage vers elle, et il ne dormait plus. Ses yeux bleu sombre de petit enfant étaient ouverts ; il semblait regarder sa mère à la dérobée. Et, tout à coup, sa figure se creusa de fossettes ; elle s’irradia d’un large sourire édenté, qui était pourtant un vrai rayon de lumière.

– Je suis là, semblait dire ce sourire heureux. Pourquoi donc ne m’aimes-tu pas ?

Il y avait dans ce sourire quelque chose de si drôle, de si inattendu que Linda sourit elle-même. Mais elle se ressaisit et dit froidement au poupon :

– Je n’aime pas les bébés.

– Tu n’aimes pas les bébés ?

Le petit ne pouvait le croire.

– Moi, tu ne m’aimes pas ?

Il agita les bras, comme un petit nigaud, du côté de sa mère. Linda se laissa glisser de sa chaise longue sur le gazon.

– Pourquoi souris-tu tout le temps ? dit-elle avec sévérité. Si tu savais à quoi je pense, tu n’en aurais pas envie.

Mais tout ce qu’il fit fut de plisser ses yeux avec malice et de rouler sa tête sur l’oreiller. Il ne croyait pas un seul mot de ce qu’elle disait.

– On connaît tout ça ! répondait le sourire du poupon.

Linda fut stupéfaite de la confiance de cette petite créature… Ah ! non, il fallait être sincère. Ce n’était pas de la stupéfaction qu’elle éprouvait ; c’était quelque chose de bien différent, c’était quelque chose de si nouveau, de si… Les larmes papillotaient dans ses yeux. Chuchotant, tout bas elle murmura au bébé :

– Oh ! oh ! mon drôle de petit bonhomme !

Mais à présent, le petit avait oublié sa mère. Il était de nouveau sérieux. Quelque chose de rose, quelque chose de doux ondulait devant lui. Il essaya de l’attraper, et la chose disparut aussitôt. Mais quand il retomba en arrière une autre chose semblable à la première apparut. Cette fois, il résolut de la saisir. Il fit un effort frénétique et roula sens dessus dessous.

VII

La marée était basse : la plage était déserte : paresseusement clapotait le flot tiède. Le soleil frappait, frappait ardent, flamboyant, à coups répétés, le sable fin ; il cuisait les galets gris, les galets bleus, les galets noirs, les galets veinés de blanc. Il aspirait la petite goutte d’eau qui gisait au creux des coquillages arrondis ; il pâlissait les liserons roses qui faisaient courir leur feston à travers le sable des dunes. Rien ne semblait bouger que les petites sauterelles. Pitt-pitt-pitt ! elles ne restaient jamais tranquilles.

Là-bas, sur les rochers revêtus d’algues, qui, à marée basse, ressemblaient à des bêtes au long poil descendues au bord de l’eau pour boire, le soleil paraissait tournoyer comme une pièce d’argent qui serait tombée dans chacune des petites vasques du rocher. Elles dansaient, elles frissonnaient ; des ondulations minuscules venaient laver les bords poreux. Si on regardait en bas, si on se penchait sur lui, chaque bassin était comme un lac aux rives duquel se pressaient des maisons bleues et roses : et, oh ! quel vaste pays montagneux par-delà ces maisons ! – quels ravins, quelles gorges, quelles dangereuses criques, quels sentiers effroyables conduisant au bord de l’eau ! Sous sa surface ondulait la forêt marine : arbres roses pareils à des fils, anémones veloutées, algues tachetées de fruits orangés. Parfois, une pierre au fond bougeait, oscillait et un noir tentacule se laissait entrevoir ; parfois, une créature effilée passait sinueuse, et disparaissait. Il arrivait quelque chose aux arbres roses et mobiles ; ils changeaient, devenaient d’un bleu froid de clair de lune. Et maintenant, on entendait le plop le plus léger. Qui faisait ce bruit ? Que se passait-il là-dessous ? Et comme les algues au brûlant soleil avaient une odeur forte et mouillée…

Les stores verts étaient baissés dans les bungalows des hôtes d’été. Sur les vérandas, ou couchés sur le gazon du clos, jetés sur les palissades, étaient des costumes de bain à l’aspect exténué, de rudes serviettes rayées. Chaque fenêtre de derrière semblait exhiber sur son rebord une paire de sandales, des fragments de rocher ou un seau, ou une collection de coquillages. La brousse frémissait dans une brume de chaleur ; la route sablonneuse était déserte et, seul, le chien des Trout, Snooker, reposait étendu au beau milieu. Son œil bleu regardait le ciel, ses pattes se dressaient toutes raides, et il poussait de temps en temps un halètement désespéré, comme pour dire qu’il avait décidé d’en finir et qu’il attendait seulement la venue de quelque charitable véhicule.

– Que regardes-tu, ma grand-maman ? Pourquoi tu t’arrêtes tout le temps et pourquoi tu fixes le mur comme ça ?

Kézia et sa grand-mère faisaient la sieste ensemble. La petite fille, vêtue seulement de son pantalon court et de son corsage de dessous, les bras et les jambes nus, reposait sur l’un des oreillers bien gonflés du lit de sa grand-mère, et la vieille femme, en peignoir ruché de blanc, était assise à la fenêtre, dans un fauteuil à bascule, un long tricot rose sur les genoux. Cette chambre qu’elles partageaient avait, comme les autres pièces du bungalow, des parois de bois verni, clair, et le plancher était nu. Les meubles étaient des plus pauvres, des plus simples. La table à coiffer, par exemple, était une caisse habillée d’un jupon de mousseline à fleurettes et le miroir accroché au-dessus était fort étrange : on eût dit qu’un petit fragment d’éclair en zigzag y était emprisonné. Sur la table se trouvaient un vase plein d’œillets des dunes, si serrés qu’ils ressemblaient plutôt à une pelote de velours, un coquillage spécialement choisi que Kézia avait donné à sa grand-mère pour servir de coupe à épingles, et un autre, plus spécialement choisi encore, qui lui avait paru offrir un nid très agréable pour qu’une montre s’y blottît.

– Dis-le-moi, grand-maman, dit Kézia en insistant.

La vieille femme soupira, jeta rapidement la laine deux fois autour de son pouce et passa l’aiguille d’os à travers la boucle ; elle ajoutait des mailles.

– Je pensais à ton oncle William, ma chérie, dit-elle tranquillement.

– Mon oncle William d’Australie ? demanda Kézia.

Elle en avait un autre.

– Oui, bien sûr.

– Celui que je n’ai jamais vu ?

– Celui-là, oui.

– Eh bien, qu’est-ce qui lui est arrivé ?

Kézia le savait fort bien, mais elle voulait se le faire redire.

– Il s’en était allé aux mines, et il y a pris une insolation et il est mort, dit la vieille madame Fairfield.

Kézia clignota et considéra de nouveau le tableau… un petit homme renversé comme un soldat de plomb à côté d’un grand trou noir.

– Ça te rend-il triste de penser à lui, grand-maman ?

Elle détestait voir sa grand-mère attristée.

Ce fut au tour de la vieille femme de réfléchir. Cela la rendait-il triste, de regarder loin, loin derrière elle ? De contempler la longue perspective des années enfuies, comme Kézia le lui avait vu faire ? De les regarder, elles, comme le fait une femme, longtemps après qu’elles avaient disparu ? Cela la rendait-il triste ? Non, la vie était ainsi.

– Non, Kézia.

– Mais pourquoi ? demanda Kézia.

Elle leva un bras nu et se mit à tracer des dessins dans l’air.

– Pourquoi oncle William a-t-il été obligé de mourir ? Il n’était pas vieux.

Madame Fairfield commença à compter les mailles par trois.

– C’est arrivé comme ça, dit-elle, d’un ton absorbé.

– Est-ce que tout le monde est obligé de mourir ? demanda Kézia.

– Tout le monde !

– Moi aussi ?

La voix de Kézia avait un accent de terrible incrédulité.

– Quelque jour, ma chérie.

– Mais, grand-maman…

Kézia agita sa jambe gauche et remua les orteils. Elle y sentait du sable.

– Et si je ne veux pas, moi ?

La vieille femme soupira de nouveau et tira un long fil de la pelote.

– On ne nous consulte pas, Kézia, dit-elle tristement. Ça nous arrive à tous, tôt ou tard.

Kézia demeura immobile, réfléchissant à ces choses. Elle n’avait pas envie de mourir. Mourir signifiait qu’il faudrait partir d’ici, tout quitter pour toujours, quitter… quitter sa grand-maman. Elle roula vivement sur elle-même.

– Grand-maman, dit-elle d’une voix surprise et émue.

– Quoi, mon petit chat ?

– Il ne faut pas que tu meures, toi.

Kézia parlait avec décision.

– Ah ! Kézia – sa grand-maman leva les yeux, sourit, hocha la tête – ne parlons pas de cela.

– Mais il ne faut pas. Tu ne pourrais pas me quitter. Tu ne pourrais pas ne pas être là…

Ça, c’était terrible.

– Promets-moi que tu ne feras pas ça, jamais, grand-maman, supplia Kézia.

La vieille femme continua à tricoter.

– Promets-le-moi : Dis jamais !

Mais sa grand-maman restait toujours muette.

Kézia se laissa rouler à bas du lit, elle était incapable de supporter ça plus longtemps : légère, elle sauta sur les genoux de sa grand-maman, noua les mains autour du cou de la vieille femme et se mit à l’embrasser sous le menton, derrière l’oreille, et à lui souffler dans le cou.

– Dis jamais… dis jamais… dis jamais…

Elle haletait entre les baisers. Ensuite elle commença tout doucement, légèrement, à chatouiller sa grand-mère.

– Kézia !

La vieille femme laissa tomber son tricot. Elle se renversa en arrière au balancement du fauteuil. Elle se mit à chatouiller Kézia.

– Dis jamais, dis jamais, dis jamais, gazouillait Kézia, tandis qu’elles reposaient là, riant dans les bras l’une de l’autre.

– Allons, c’est assez, mon écureuil ! C’est assez, mon petit cheval sauvage ! dit la vieille madame Fairfield, redressant son bonnet. Ramasse mon tricot.

Elles avaient oublié toutes deux à quoi se rapportait ce jamais.

VIII

Le soleil tombait encore tout droit sur le jardin, quand la porte de derrière de la maison des Burnell se referma en claquant, et une silhouette en costume voyant se mit à descendre l’allée qui conduisait à la barrière. C’était Alice, la servante, habillée pour son après-midi de sortie. Elle portait une robe de percale blanche à pois rouges, larges et nombreux à donner le frisson, des souliers blancs et un chapeau de paille d’Italie, au bord retroussé par une touffe de coquelicots. Elle était gantée naturellement, de gants blancs tachés de rouille aux boutonnières, et, d’une main, elle tenait une ombrelle à l’aspect fort désabusé qu’elle désignait sous le nom de « mon périsol ».

Béryl, assise à la fenêtre, en train d’éventer ses cheveux frais lavés, pensa qu’elle n’avait jamais vu pareil épouvantail. Si Alice s’était seulement noirci la figure avec un bout de bouchon brûlé avant de se mettre en route, le tableau aurait été complet. Et où donc une fille comme celle-là pouvait-elle bien aller, dans un endroit comme celui-ci ? L’éventail figien, arrondi en cœur, battit l’air avec dédain autour de la belle chevelure éclatante. Béryl supposait qu’Alice avait ramassé quelque horrible et vulgaire individu et qu’ils s’en iraient ensemble dans la brousse. C’était dommage qu’elle se fût rendue si remarquable ; ils auraient du mal à se dissimuler, avec cette fille attifée de la sorte.

Mais non, Béryl était injuste. Alice allait prendre le thé chez madame Stubbs, qui lui avait envoyé une « invite » par le gamin qui venait prendre les commandes. Madame Stubbs lui plaisait tellement, depuis la première fois qu’elle était allée acheter dans son magasin quelque chose pour ses piqûres de moustiques.

– Bonté du ciel !

Madame Stubbs avait pressé sa main sur son côté.

– J’ai jamais vu personne dévoré comme ça. C’est à croire que vous avez été attaquée par des cannibales !

Alice aurait bien voulu tout de même qu’il y eut un peu de monde sur la route. Ça la faisait se sentir tout chose de n’avoir personne derrière elle. Ça lui donnait l’idée qu’elle n’avait plus de force dans le dos. Elle ne pouvait pas croire qu’il n’y avait pas quelqu’un à la guetter. Et pourtant, c’était nigaud de se retourner ; ça vous trahissait. Elle remonta ses gants, fredonna pour se réconforter et dit au lointain eucalyptus : « Ça sera pas long maintenant. » Mais tout ça ne lui tenait guère compagnie.

La boutique de madame Stubbs était perchée sur un petit monticule tout à côté de la route. Elle avait deux fenêtres en guise d’yeux, une large véranda pour chapeau, et l’enseigne sur le toit, où le nom : Madame STUBBS, ÉPICERIE, était inscrit, ressemblait à une petite carte cavalièrement plantée sur la calotte du chapeau.

Sur la véranda était suspendue à une corde une longue rangée de costumes de bain, s’accrochant les uns aux autres, comme s’ils venaient d’être arrachés aux flots, au lieu d’attendre le moment de s’y plonger ; auprès d’eux pendait une grappe de sandales si singulièrement mélangées que, pour en tirer une paire, il fallait écarter violemment et séparer de force cinquante paires au moins. Même alors, c’était la chose la plus rare que de découvrir le pied gauche appartenant à un pied droit. Biens des gens avaient perdu patience et s’en étaient allés avec une espadrille allant bien et une autre un peu trop grande… Madame Stubbs mettait son orgueil à avoir chez elle un peu de tout. Les deux fenêtres, où les marchandises étaient disposées en forme de pyramides instables, se trouvaient tellement bourrées, emplies de piles si hautes, que seul un sorcier, semblait-il, pouvait empêcher les morceaux de dégringoler. Au coin gauche d’une des vitrines, collé à la vitre par quatre losanges de gélatine, il y avait – et il y avait eu de temps immémorial – cet avis :

Perdu ! Belle broche en ore

Massife

Sur la plage ou auprès

Récompance offerte.

Alice poussa la porte qui s’ouvrit. La sonnette tinta, les rideaux de serge rouge s’écartèrent, madame Stubbs parut. Avec son large sourire et le long couteau à jambon qu’elle tenait à la main, elle avait l’air d’un brigand amical. Alice reçut un accueil si chaleureux qu’elle eut beaucoup de difficulté à conserver ses « bonnes manières ». Celles-ci consistaient en petit accès de toux persistants, en petits humhum, en gestes pour tirailler ses gants, tortiller sa jupe, et en une bizarre difficulté de voir ce qu’on posait devant elle ou de comprendre ce qu’on disait.

Le thé était servi sur la table du salon : du jambon d’York, des sardines, toute une livre de beurre, et un si énorme gâteau qu’il faisait l’effet d’une réclame pour quelque levure en poudre. Mais le réchaud à pétrole ronflait si bruyamment qu’il était inutile d’essayer de se faire entendre en causant. Alice s’assit au bord d’un fauteuil d’osier, tandis que madame Stubbs activait encore le réchaud. Tout à coup, elle enleva le coussin d’un fauteuil et révéla un gros paquet enveloppé de papier brun.

– Je viens de me faire tirer de nouvelles photos, ma chère ! cria-t-elle joyeusement à Alice ? Dites-moi ce que vous en pensez.

D’un geste fort délicat et distingué, Alice mouilla son doigt et écarta de la première photographie le feuillet de papier de soie. Seigneur ! combien y en avait-il ? Trois douzaines au moins. Elle leva celle qu’elle tenait vers la lumière.

Madame Stubbs était assise dans un fauteuil, se penchant très fort d’un côté. Son vaste visage portait une expression de placide étonnement, et c’était chose bien naturelle. Car, quoique le fauteuil reposât sur un tapis, à sa gauche et longeant miraculeusement la bordure, une cascade se précipitait. À sa droite, se dressait une colonne grecque avec une fougère gigantesque de chaque côté, et à l’arrière-plan s’érigeait une montagne austère et nue, pâle de neige.

– C’est un joli genre, n’est-ce pas ? cria madame Stubbs ; et Alice venait de hurler : « Délicieusement », quand le grondement du réchaud expira, s’éteignit dans un sifflement, cessa, et elle ajouta : « Joli », au milieu d’un silence effarant.

– Approchez votre fauteuil, ma chère, dit madame Stubbs en commençant à verser le thé. Oui, reprit-elle d’un air méditatif en lui tendant sa tasse, mais le format ne me dit rien. Je me fais faire un agrandissement. Tout ça va bien pour des cartes de Noël, mais moi j’ai jamais été pour les petites photos. On n’en tire pas d’agrément. Pour dire vrai, je les trouve décourageantes.

Alice voyait tout à fait ce qu’elle voulait dire.

– Une bonne taille. Qu’on me donne une bonne taille. C’est ce que mon pauvre cher défunt répétait toujours. Il ne pouvait rien supporter de petit. Ça lui donnait la chair de poule. Et, tout drôle que ça puisse paraître, ma chère…

Ici, l’armature de madame Stubbs fit entendre un craquement et elle-même parut se dilater à cette réminiscence.

– C’est la dropisie qui l’a emporté à la fin des fins. C’est bien souvent qu’ils lui ont tiré un litre et demi à l’hôpital… Vous auriez dit une punition.

Alice brûlait du désir de savoir exactement ce que c’était qu’on lui avait tiré. Elle se risqua :

– Je suppose que c’était de l’eau.

Mais madame Stubbs la regarda fixement et répondit d’un ton qui en disait long :

– C’était du liquide, ma chère.

Du liquide ! D’un saut, Alice s’écarta du mot, comme un chat, et revint à lui, le flairant avec prudence.

– Le v’là ici ! dit madame Stubbs, et elle indiqua d’un geste dramatique la tête et les épaules de grandeur naturelle d’un homme corpulent, étalant à la boutonnière de son veston une rose blanche morte qui vous faisait penser à une rondelle de gras de mouton froid. Exactement au-dessous, en lettres d’argent sur un fond de carton rouge se lisait ce texte : « Ne craignez point, c’est Moi. »

– C’est une bien belle figure, dit Alice faiblement.

Le nœud de ruban bleu pâle, posé au sommet des blonds cheveux frisottants de madame Stubbs, frémit. Elle arqua son cou dodu. Quel cou elle avait ! Rose vif à l’endroit où il commençait, il devenait ensuite d’une chaude couleur d’abricot, qui prenait en s’éteignant la teinte d’une coquille d’œuf brune, puis un ton crème foncé.

– Tout de même, ma chère, fut sa surprenante réponse, la liberté, c’est ce qu’il y a de mieux.

Son petit rire moelleux et gras ressemblait à un ronron.

– La liberté, c’est ce qu’il y a de mieux, répéta madame Stubbs.

La liberté ! Alice pouffa d’un rire niais et bruyant. Elle se sentait gênée. Son esprit s’enfuit vers sa cuisine à elle. Comme c’était cocasse ! Elle avait envie d’y être revenue.

IX

Une société singulière était assemblée dans la buanderie des Burnell, après le thé. Autour de la table étaient assis un taureau, un coq, un âne qui ne se souvenait jamais qu’il était un âne, un mouton, une abeille. La buanderie était l’endroit idéal pour une réunion de ce genre, parce qu’on pouvait faire autant de bruit qu’on voulait et que personne ne vous interrompait jamais. C’était un petit hangar couvert de tôle, bâti à l’écart du bungalow. Contre le mur se trouvait une auge profonde et, dans le coin, une chaudière avec un panier plein d’épingles à lessive [1] posé dessus. La petite fenêtre, voilée d’un réseau de toiles d’araignées, portait sur son rebord poussiéreux un bout de bougie et une souricière. Des cordes à linge s’entrecroisaient en haut, et à une cheville plantée dans le mur était accroché un très grand, un énorme fer à cheval tout rouillé. La table était au milieu, avec un banc de chaque côté.

– Tu ne peux pas être une abeille, Kézia. Une abeille n’est pas un animal. C’est un « ninsèque ».

– Oh ! mais c’est que j’ai tellement envie d’être une abeille, gémit Kézia… Une petite, petite abeille, toute jaune et velue, aux pattes rayées…

Kézia releva ses jambes sous elle et se pencha par-dessus la table. Elle sentait qu’elle était vraiment une abeille.

– Un « ninsèque » doit être un animal, dit-elle résolument. Ça fait du bruit. C’est pas comme un poisson.

– Moi, je suis un taureau, moi, je suis un taureau ! cria Pip.

Et il poussa un beuglement si formidable – comment donc faisait-il ce bruit-là ? – que Lottie eut l’air tout alarmée.

– Je vais être un mouton, dit le petit Rags. Des tas de moutons sont passés par ici, ce matin.

– Comment le sais-tu ?

– Papa les a entendus. Bê… ê… ê !

Sa voix semblait celle du petit agneau qui trottine par-derrière et a l’air d’attendre qu’on le porte.

Coquerico ! cria d’une voix perçante Isabelle.

Avec ses joues rouges et ses yeux brillants, elle ressemblait à un jeune coq.

– Qu’est-ce que je serai, moi ? demanda Lottie à tout le monde. Et elle resta là, souriante, à attendre qu’on décidât pour elle.

Il fallait que le rôle fût facile.

– Sois un âne, Lottie.

Telle fut l’idée suggérée par Kézia.

Hi-han ! tu ne peux pas oublier ça.

Hi-han ! dit solennellement Lottie. Quand faut-il que je le dise ?

– Je vais expliquer, je vais expliquer, dit le taureau.

C’était lui qui tenait les cartes. Il les agita autour de sa tête.

– Restez tous tranquilles ! Écoutez tous !

Il attendit qu’on fût prêt.

– Regarde un peu, Lottie.

Il retourne une carte.

– Elle a deux ronds dessus – tu vois ? Eh bien, si tu mets cette carte au milieu et que quelqu’un d’autre en ait une avec deux ronds aussi, tu dis « Hi-han », et la carte est à toi.

– À moi ?

Lottie ouvrit de grands yeux.

– Pour la garder ?

– Non, bécasse. Seulement pendant qu’on joue.

Le taureau était très fâché contre elle.

– Oh ! Lottie, quelle petite nigaude tu es ! dit le coq, dédaigneux.

Lottie les regarda tous deux. Puis elle baissa la tête ; sa lèvre trembla.

– Moi, je veux pas jouer, chuchota-t-elle.

Les autres se regardèrent comme des conspirateurs. Ils savaient tous ce que cela voulait dire. Lottie s’en irait et on la découvrait quelque part, debout avec son tablier relevé par-dessus la tête, dans un coin ou contre un mur, ou même derrière une chaise.

– Si tu veux, Lottie, c’est tout à fait facile, dit Kézia.

Et Isabelle, repentante, ajouta exactement comme une grande personne :

– Regarde-moi bien, moi, Lottie, et tu sauras vite.

– Courage, Lot ! dit Pip. Tiens, je sais ce que je vais faire ; je vais te donner la première carte. Elle est à moi, pour de vrai, mais je te la donnerai. Voilà.

Et il jeta la carte devant Lottie.

Là-dessus, Lottie se ranima. Mais, à présent elle était aux prises avec une autre difficulté.

– J’ai pas de mouchoir, dit-elle. Et c’est que je voudrais bien me moucher.

– Tiens Lottie, tu peux te servir du mien.

Rags plongea la main dans sa blouse de marin pour en extraire un mouchoir à l’aspect fort humide, et serré d’un nœud.

– Prends bien garde, prévint-il. Ne te sers que de ce coin. Ne le défais pas. J’ai là-dedans une petite étoile de mer que je vais tâcher d’apprivoiser.

– Oh ! dépêchez-vous, vous autres filles, dit le taureau. Et faites attention – il ne faut pas regarder vos cartes. Il faut tenir vos mains sous la table, jusqu’à ce que je dise : « Allez. »

Clac ! les cartes s’abattirent tout autour de la table. Les enfants essayaient de toutes leurs forces de voir, mais Pip allait trop vite pour eux. Ils étaient tout excités d’être installés là dans la buanderie ; ils purent à peine s’empêcher d’éclater en petits cris d’animaux, tous en chœur, avant que Pip eût fini de distribuer les cartes.

– À présent, Lottie, commence.

Timidement, Lottie tendit une main, prit sur son paquet la première carte, la regarda attentivement – il était évident qu’elle comptait les taches rondes – et la replaça.

– Non, Lottie, tu ne peux pas faire ça. Tu n’as pas le droit de regarder d’abord. Il faut que tu la retournes de l’autre côté.

– Mais alors tout le monde la verra en même temps que moi, dit Lottie.

La partie continua. Meû… eû… eû ! Le taureau était terrible. Il chargeait à travers la table, il avait l’air de dévorer les cartes.

B-z-z-z ! disait l’abeille.

Coquerico ! Isabelle s’était levée dans son agitation et remuait les coudes comme des ailes.

Bê… ê… ê ! le petit Rags avait retourné le roi de carreau et Lottie ce qu’ils appelaient le « roi d’Afrique ». Il ne lui restait presque plus de cartes.

– Pourquoi ne dis-tu rien, Lottie ?

– J’ai oublié ce que je suis, dit l’âne d’un ton lamentable.

– Eh bien, change. Sois un chien, à la place : Oua-oua !

– Oh ! oui. Ça, c’est bien plus facile.

Lottie avait retrouvé son sourire. Mais quand elle et Kézia eurent des cartes pareilles, Kézia attendit tout exprès. Les autres firent des signes à Lottie et montrèrent du doigt les cartes, Lottie devint toute rouge ; elle parut n’y rien comprendre et, à la fin, elle dit : « Hi-han ! Kézia. »

– Chut ! attendez une minute !

Ils étaient au plus fort de la partie quand le taureau les arrêta, levant la main :

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?

– Quel bruit ? que veux-tu dire ? demanda le coq.

– Chut ! Tais-toi donc ! Écoutez !

Ils restèrent tranquilles comme des souris.

– J’ai cru entendre un… une espèce de coup à la porte, dit le taureau.

– À quoi ça ressemblait-il ? demanda le mouton faiblement.

Pas de réponse.

L’abeille eut un frisson.

– Pourquoi avons-nous donc fermé la porte ? dit-elle à voix basse.

Oh ! pourquoi, pourquoi avaient-ils fermé la porte ?

Pendant qu’ils étaient en train de jouer, je jour avait pâli, le somptueux soleil couchant avait flamboyé, s’était éteint. Et maintenant, l’ombre rapide arrivait à la course par-dessus la mer, par-dessus les dunes, à travers le pré. On avait peur de regarder dans les coins de la buanderie et, pourtant, on était forcé de regarder tant qu’on pouvait. Et quelque part, bien loin, grand-mère allumait une lampe. On baissait les stores, le feu de la cuisine bondissait sur les boîtes de fer-blanc de la cheminée.

– Ça serait terrible, à présent, dit le taureau, si une araignée tombait du plafond sur la table, pas ?

– Les araignées ne tombent pas des plafonds.

– Si, elles tombent. Notre Minne nous a dit qu’elle avait vu une araignée grande comme une soucoupe, avec de longs poils dessus comme une groseille verte.

Vivement, toutes les petites têtes se relevèrent d’une saccade, tous les petits corps se rapprochèrent, se pressèrent ensemble.

– Pourquoi quelqu’un ne vient-il pas nous appeler ? cria le coq.

Oh ! ces grandes personnes, qui riaient, bien à leur aise, assises à la lumière de la lampe, buvant dans des tasses ! Elles les avaient oubliées. Non, pas oubliées vraiment : c’était ce que signifiait leur sourire. Elles avaient décidé de les laisser là, toutes seules.

Soudain Lottie poussa un cri de terreur si perçant qu’ils sautèrent tous à bas de leurs bancs, qu’ils crièrent aussi, tous.

– Une figure… une figure qui regarde ! clamait Lottie d’une voie aiguë.

C’était vrai, c’était un fait. Pressé contre la fenêtre, on voyait un visage pâle, des yeux noirs, une barbe noire.

– Grand-maman ! Maman ! Quelqu’un !

Mais ils n’étaient pas arrivés à la porte, en se bousculant les uns les autres, qu’elle s’ouvrit pour laisser entrer l’oncle Jonathan. Il venait chercher ses petits garçons pour les emmener chez eux.

X

Il avait eu l’intention d’être là plus tôt, mais dans le jardin, devant la maison, il avait trouvé Linda, qui se promenait de long en large sur l’herbe, s’arrêtant pour enlever un œillet mort, ou pour donner à une fleur trop lourde un support pour s’appuyer, ou pour aspirer profondément quelque parfum, continuant ensuite sa promenade avec son petit air d’être lointaine. Sur sa robe blanche, elle portait un châle jaune à franges roses, acheté à la boutique du Chinois.

– Ohé ! Jonathan ! appela Linda.

Et Jonathan ôta prestement son panama défraîchi, le pressa contre sa poitrine, mit un genou en terre en baisa la main de Linda.

– Salut, ma beauté ! Salut, ma céleste Fleur de Pêche ! gronda doucement la voix de basse. Où sont les autres nobles dames ?

– Béryl est sortie pour aller jouer au bridge, et maman est en train de donner à bébé son bain… Êtes-vous venu emprunter quelque chose ?

Les Trout étaient perpétuellement à court de provision et en envoyaient demander aux Burnell, à la dernière minute.

Mais Jonathan répondit seulement : « – Un peu d’amour, un peu de bonté », et se mit à marcher à côté de sa belle-sœur.

Linda se laissa tomber dans le hamac de Béryl, sous le manuka, et Jonathan s’étendit sur le gazon auprès d’elle, tira un long brin d’herbe et commença à le mâchonner. Ils se connaissaient bien. Les voix des enfants montaient avec des cris, des autres jardins. La légère charrette d’un pêcheur passa en cahotant le long de la route sablonneuse et, au loin ils entendirent un chien aboyer ; le son était sourd comme si la bête avait eu la tête dans un sac. Si on écoutait, on pouvait tout juste entendre le doux bruit liquide et rythmé de la mer à marée haute, balayant les galets. Le soleil descendait.

– Alors, vous retournez au bureau lundi, n’est-ce pas, Jonathan ? demanda Linda.

– Lundi, la porte de la cage se rouvre et se referme avec fracas sur la victime pour onze mois et une semaine encore, répondit Jonathan.

Linda se balança un peu.

– Ce doit être affreux, dit-elle lentement.

– Voudriez-vous que je rie, ma charmante sœur ? Voudriez-vous que je pleure ?

Linda était si bien habituée à la façon de parler de Jonathan qu’elle n’y faisait aucune attention.

– Je suppose, dit-elle d’un air vague, qu’on s’y accoutume. On s’accoutume à tout.

– Vraiment ? Hum !

Ce « hum » était si creux qu’il semblait résonner de dessous terre.

– Je me demande comment on y parvient, dit Jonathan d’un air méditatif et sombre. Moi, je n’y suis jamais arrivé.

En le regardant, tel qu’il reposait là, Linda songea une fois de plus qu’il était bien séduisant. C’était étrange de se dire qu’il n’était qu’un employé ordinaire, que Stanley gagnait deux fois plus d’argent que lui. Qu’est-ce qu’avait donc Jonathan ? Il manquait d’ambition ; c’était cela, supposait-elle. Et cependant on sentait qu’il avait des dons, qu’il était un être exceptionnel. Il aimait la musique avec passion ; il dépensait en livres tout l’argent dont il pouvait disposer. Il était toujours plein d’idées nouvelles, de projets, de plans. Mais rien de tout cela n’aboutissait. Le feu nouveau flambait en lui ; on croyait presque l’entendre gronder doucement tandis qu’il expliquait, décrivait, s’étendait sur la vision neuve ; mais un instant après la flamme était retombée, il ne restait rien que des cendres et Jonathan allait et venait, ayant dans ses yeux noirs le regard d’un affamé. En des moments pareils, il exagérait les absurdités de sa façon de parler, et à l’église – où il conduisait le chœur – il chantait avec une intensité dramatique si terrible que le cantique le plus médiocre revêtait une splendeur profane.

– Il me paraît tout aussi idiot, tout aussi infernal d’avoir à retourner lundi au bureau, déclara Jonathan, que cela m’a toujours semblé et me semblera toujours. Passer toutes les meilleures années de sa vie assis sur un tabouret, de neuf heures à cinq, à gribouiller le registre de quelqu’un d’autre ! Voilà un drôle d’usage à faire de sa vie… de sa seule et unique vie, n’est-ce pas ? Ou bien, est-ce un rêve insensé que je fais ?

Il se retourna sur l’herbe et leva les yeux vers Linda.

– Dites-moi, quelle est la différence entre mon existence et celle d’un prisonnier ordinaire ? La seule que je puisse voir est que je me suis mis en prison moi-même et que personne ne m’en fera jamais sortir. Cette situation-là est plus intolérable que l’autre. Car si j’avais été poussé là-dedans malgré moi – en me débattant même – quand la porte aurait été refermée, ou dans quelque cinq ans en tout cas, j’aurais pu accepter le fait ; j’aurais pu commencer à m’intéresser au vol des mouches, ou à compter les pas du geôlier le long du couloir, en observant particulièrement les variations de sa démarche et tout ce qui s’ensuit. Mais, dans l’état des choses, je ressemble à un insecte qui est venu de son propre gré voler dans une chambre. Je me précipite contre les murs, je me précipite contre les fenêtres, je bats des ailes au plafond, je fais, en somme, tout ce qu’on peut faire en ce moment, sauf m’envoler au-dehors. Et tout le temps, je ne cesse de penser, comme ce phalène, ou ce papillon, ou cet insecte quelconque : « Ô brièveté de la vie ! Ô brièveté de la vie ! » Je n’ai qu’une nuit ou qu’un jour, et ce vaste, ce dangereux jardin attend là, dehors, sans que je le découvre, sans que je l’explore !

– Mais, si vous avez ce sentiment-là, pourquoi… commença Linda, vivement.

– Ah ! cria Jonathan.

Ce « ah ! » avait presque un accent d’exultation.

– Voilà où vous me tenez ! Pourquoi ? Pourquoi, certes ? Voilà la question affolante, mystérieuse. Pourquoi est-ce que je ne m’envole pas au-dehors ? La fenêtre ou la porte, l’ouverture par laquelle je suis entré est là. Elle n’est pas close à tout jamais… n’est-ce pas ? Pourquoi donc ne puis-je la trouver et m’évader ? Répondez à cela, petite sœur !

Mais il ne lui donna pas le temps de la réponse.

– Là encore, je ressemble exactement à cet insecte. Pour une raison quelconque…

Jonathan espaça les mots.

– … il n’est pas permis, il est défendu, il est contraire à la loi des insectes de cesser, même un instant, de venir frapper, battre des ailes, se traîner sur la vitre. Pourquoi ne pas quitter le bureau ? Pourquoi ne pas examiner sérieusement, en ce moment, par exemple, ce qui m’empêche de le quitter ? Ce n’est pas comme si j’étais retenu par des liens formidables. J’ai deux enfants à élever, mais après tout, ce sont des garçons. Je pourrais filer, partir en mer ou trouver du travail à l’intérieur du pays, ou bien…

Tout à coup, il sourit à Linda et dit d’une voix changée, comme s’il confiait un secret :

– Faible… faible. Pas de vigueur. Pas de port d’attache. Pas de principes qui me guident, s’il faut les appeler de ce nom.

Mais ensuite, sa voix de velours sombre résonna :

Voulez-vous entendre le conte
Et comment il se déroula…

Ils restèrent silencieux.

Le soleil avait disparu. Dans le ciel occidental, il y avait de grandes masses de nuages couleur de rose, mollement entassés. De larges rayons de lumière brillaient à travers ces nuages et au-delà, comme s’ils voulaient inonder tout le ciel. Là-haut, le bleu se fanait-il, il se muait en un or pâle, et la brousse, se profilant sur lui, luisait obscure et resplendissante comme un métal. Parfois, ces rayons de lumière, quand ils se montrent dans le ciel, vous remplissent d’épouvante. Ils vous rappellent que, là-haut, trône Jéhovah, le Dieu jaloux, le Tout-Puissant dont l’œil vous contemple, toujours vigilant, jamais las. Vous vous souvenez qu’à Sa venue, la terre tout entière croulera, réduite en un cimetière de ruines ; que les anges froids et lumineux vous chasseront de-ci, de-là, et qu’il n’y aura pas de temps pour expliquer ce qui pourrait s’expliquer simplement… Mais ce soir-là, il semblait à Linda qu’il y avait quelque chose d’infiniment joyeux et tendre dans ces rayons d’argent. Aucun bruit maintenant ne venait de la mer. Elle respirait doucement, comme si elle eût voulu attirer dans son sein toute cette beauté tendre et joyeuse.

– Tout cela est mal, tout cela est injuste, répétait la voix crépusculaire de Jonathan. Ce n’est pas le lieu, ce n’est pas le décor… trois tabourets, trois pupitres, trois encriers, un écran de fil de fer.

Linda savait bien qu’il ne changerait jamais, mais elle dit :

– Est-il trop tard, même à présent ?

– Je suis vieux… je suis vieux, psalmodia Jonathan.

Il se pencha vers elle, il passa la main sur sa tête.

– Regardez !

Ses cheveux noirs étaient tout striés d’argent, comme sur la poitrine, le plumage noir d’un grand oiseau.

Linda fut surprise. Elle n’avait aucune idée qu’il grisonnât. Et pourtant, lorsqu’il se tint debout auprès d’elle et soupira, et s’étira, elle le vit, pour la première fois, non pas résolu, non pas audacieux, non pas insouciant, mais déjà touché par la vieillesse. Il semblait très grand sur l’herbe assombrie et cette pensée lui traversa l’esprit :

« – Il est comme une plante sans force ».

Jonathan se pencha de nouveau et lui baisa les doigts.

– Le ciel récompense ta douce patience, ô dame de mes pensées, murmura-t-il. Il me faut aller quérir les héritiers de ma gloire et de ma fortune…

Il avait disparu.

XI

De la lumière brillait aux fenêtres du bungalow. Deux taches d’or carrées tombaient sur les œillets et sur les renoncules frileusement refermées. La chatte Florrie sortait sous la véranda et vint s’asseoir sur la plus haute marche, ses pattes blanches rapprochées, sa queue recourbée en boucle. Elle paraissait satisfaite, comme si elle eût attendu ce moment tout le jour.

– Dieu merci, il se fait tard, dit Florrie. Dieu merci, la longue journée est finie.

Ses yeux de reine-claude s’ouvrirent.

Bientôt retentit le grondement de la diligence, le claquement du fouet. Elle approcha assez pour qu’on entendît les voix des hommes qui revenaient de la ville et qui causaient ensemble bruyamment. Elle s’arrêta à la barrière des Burnell.

Stanley avait déjà parcouru la moitié de l’allée, lorsqu’il vit Linda.

– Est-ce toi, chérie ?

– Oui, Stanley.

Il franchit d’un saut la plate-bande et la saisit dans ses bras. Elle fut enveloppée de cette étreinte pleine d’ardeur, robuste et familière.

– Pardonne-moi, ma chérie, pardonne-moi, balbutia Stanley, et il lui passa la main sous le menton, relevant vers lui son visage.

– Te pardonner ? dit Linda, souriante. Mais pourquoi donc ?

– Bon Dieu ! ce n’est pas possible que tu aies oublié, cria Burnell. Moi, je n’ai pensé à rien d’autre tout le jour. J’ai passé une journée infernale. J’avais décidé de bondir à la poste te télégraphier, et puis je me suis dit que le télégramme pourrait ne pas arriver avant moi. J’ai été à la torture, Linda.

– Mais, Stanley, dit-elle, que faut-il que je te pardonne ?

– Linda !

Stanley était sérieusement blessé.

– Ne t’es-tu pas rendu compte… tu dois t’être rendu compte… que je suis parti ce matin sans t’avoir dit adieu ? Je ne peux pas me figurer comment j’ai pu faire une chose pareille. C’est mon sacré caractère, bien entendu. Mais… enfin…

Et il soupira et la reprit dans ses bras.

– J’en ai été assez puni aujourd’hui.

– Que tiens-tu donc à la main ? demanda Linda. Des gants neufs. Laisse-moi voir.

– Oh ! seulement une paire de gants de chamois bon marché, dit Stanley humblement. J’avais remarqué que Bell en portait ce matin, dans la diligence ; aussi, en passant devant le magasin, je suis entré à la course et je m’en suis acheté une paire. Qu’est-ce qui te fait sourire ? Tu ne trouves pas que j’ai eu tort, dis ?

– Bien au contraire, mon chéri, répondit Linda, je pense que c’était tout à fait raisonnable.

Elle enfila ses doigts dans un des gants pâles et regarda sa main, en la tournant de tous côtés. Elle souriait toujours.

Stanley aurait voulu dire : « – C’est à toi que je pensais tout le temps, pendant que je les achetais. » C’était la vérité, mais, pour une raison ou une autre, il fut incapable de prononcer ces mots-là.

– Rentrons, dit-il.

XII

Pourquoi se sent-on si différent, la nuit ? Pourquoi y a-t-il une exaltation pareille à être éveillé, quand tout le monde dort ? Tard… il est très tard ! Et cependant à chaque instant, vous vous sentez de plus en plus éveillé, comme si, à chaque fois que vous respirez presque, vous entriez peu à peu plus avant dans un monde nouveau, merveilleux, bien plus émouvant, bien plus passionnant que le monde du grand jour. Et quelle est cette impression bizarre d’être un conspirateur ? Légèrement, à la dérobée, vous allez et venez dans votre chambre. Vous soulevez un objet sur la coiffeuse, vous le replacez sans bruit. Et tout jusqu’aux colonnettes du lit, tout vous connaît, vous répond, partage votre secret…

De jour, vous n’aimez guère votre chambre. Vous n’y pensez jamais. Vous entrez, vous sortez, la porte s’ouvre et claque, l’armoire fait entendre un craquement. Vous vous asseyez sur le bord de votre lit, vous changez de souliers, vous vous précipitez dehors de nouveau. Un plongeon vers le miroir, deux épingles dans vos cheveux, un coup de houppette à votre nez en vous voilà repartie. Mais à présent… elle vous devient soudain chère. C’est une gentille, une drôle de petite chambre. C’est la vôtre. Oh ! la joie que c’est de posséder ! Mienne… à moi !

– À moi, à moi pour toujours ?

– Oui.

Leurs lèvres s’unirent…

Non, bien sûr, cette phrase n’avait rien à faire là-dedans. Tout ça, ce n’était que des sottises, des folies. Mais, malgré elle, Béryl voyait si nettement un couple debout au milieu de sa chambre. Ses bras à elle étaient autour de son cou ; lui la tenait pressée. Et maintenant il murmurait : « – Ma beauté, ma petite beauté ! »

Elle sauta de son lit, courut à la fenêtre et s’agenouilla sur la banquette, les coudes au rebord de la croisée. Mais la belle nuit, le jardin, chaque buisson, chaque feuille, même les étoiles, étaient des conspirateurs aussi. Si resplendissante était la lune que les fleurs brillaient comme pendant le jour ; l’ombre des capucines, feuilles exquises comme des nénuphars et fleurs largement épanouies, reposait sur la véranda argentée. Le manuka, courbé par les vents du sud, ressemblait à un oiseau perché sur une patte et qui déploie une aile.

Mais quand Béryl regarda la brousse, il lui sembla que la brousse était triste.

– Nous sommes des arbres sans parole, tendant les bras dans la nuit, implorant nous ne savons quoi, disait la brousse désolée.

Il est vrai que, lorsqu’on est seul et qu’on pense à la vie, elle paraît toujours triste. Toute cette agitation et ce qu’elle entraîne vous abandonne tout à coup, on dirait que, dans le silence, quelqu’un vous appelle par votre nom, et que ce nom, vous l’entendez par la première fois : « – Béryl ! »

– Oui, je suis là. Je suis Béryl. Qui m’appelle ?

– Béryl !

– Je veux venir !

On se sent isolé, quand on vit seul. Bien entendu, il y a la famille, les amis, en foule ; mais ce n’est pas là ce qu’elle veut dire. Il lui faut quelqu’un qui découvre la Béryl que nul d’entre eux ne connaît, qui s’attende à ce qu’elle reste cette Béryl, toujours. Il lui faut un amoureux.

– Emmenez-moi loin de tous ces gens-là, mon amour. Allons-nous-en bien loin. Vivons notre vie, toute neuve, toute à nous seuls, depuis son commencement même. Faisons notre feu. Asseyons-nous pour manger ensemble. Causons longuement, le soir.

Et sa pensée était presque :

– Sauvez-moi, mon amour. Sauvez-moi.

« – Oh ! allons donc ! Ne faites pas la prude, ma petite. Amusez-vous pendant que vous êtes jeune. Voilà mon avis. »

Et un brusque éclat de rire aigu et stupide se joignait au rire hennissant, bruyant, plein d’indifférence de madame Harry Kember…

Voyez-vous, tout est si terriblement difficile, quand on n’a personne. On est tellement à la merci des choses. On ne peut pas être simplement impoli. Et puis, on a toujours cette horreur d’avoir l’air inexpérimenté et vieux jeu, comme ces autres bécasses, à la Baie. Et puis… et puis on est séduit par la certitude qu’on possède un pouvoir sur les gens. Oui, on est séduit par ça…

Oh ! pourquoi, oh ! pourquoi, ne vient-il pas bientôt ?

– Si je continue à vivre ici, pensa Béryl, n’importe quoi peut m’arriver.

« – Mais comment sais-tu qu’Il doit venir ? » demanda une petite voix moqueuse, en elle.

Béryl congédia cette pensée. Il était impossible qu’elle restât là, elle. D’autres peut-être ; elle, non. On ne pouvait penser que Béryl Fairfield, cette adorable, cette séduisante jeune fille, ne se marierait jamais.

– Vous souvenez-vous de Béryl Fairfield ?

– Si je m’en souviens ! Comme si je pouvais l’oublier ! C’est un été, à la Baie, que je l’ai vue. Elle était debout sur la plage, en robe de mousseline bleue – non, rose – retenant des deux mains un grand chapeau de paille crème – non, noire. Mais il y a des années de cela, maintenant.

– Elle est toujours aussi ravissante, davantage même.

Béryl sourit, se mordit la lèvre et contempla le jardin. Tandis qu’elle regardait, elle vit quelqu’un, un homme, quitter la route, remonter le pré tout le long de leur palissade, comme s’il en venait droit vers elle. Son cœur battit. Qui était-ce ? Qui pouvait-il bien être ? Ce ne pouvait être un cambrioleur, non certes, pas un cambrioleur, car il fumait et marchait d’un pas léger de flâneur. Le cœur de Béryl bondit ; on eût dit qu’il se retournait d’un seul coup puis cessait de battre. Elle avait reconnu l’homme.

– Bonsoir, mademoiselle Béryl, dit la voix doucement.

– Bonsoir.

– Ne voulez-vous pas venir faire une petite promenade ? poursuivit la voix d’un ton traînant.

Faire une promenade… à cette heure de la nuit !

– Impossible. Tout le monde est couché. Tout le monde dort.

– Oh ! dit la voix légèrement, et une bouffée de fumée odorante parvint jusqu’à Béryl. Qu’importe tout le monde ? Venez donc ! C’est une si belle nuit. On ne rencontre pas une âme.

Béryl secoua la tête. Mais déjà, en elle, quelque chose bougeait, quelque chose dressait la tête.

La voix dit :

– Vous avez peur ?

Elle railla :

– Pauvre petite fille !

– Pas le moins du monde, répliqua Béryl. Comme elle parlait, cette faible créature en elle sembla se dérouler, sembla devenir formidable et puissante ; Béryl mourait d’envie de sortir.

Et, tout juste comme si cet autre avait parfaitement compris ceci, la voix dit, doucement, tout bas, mais d’un accent définitif : « – Venez donc ! »

Béryl enjamba sa fenêtre basse, traversa la véranda, courut à travers l’herbe jusqu’à la barrière. Il était là devant elle.

– C’est cela ! dit la voix dans un souffle, puis elle se fit taquine :

– Vous n’avez pas peur, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas peur ?

Béryl avait peur ; à présent qu’elle se trouvait là, elle se sentait terrifiée et il lui semblait que tout était différent. Le clair de lune la regardait fixement en scintillant ; les ombres ressemblaient à des barreaux de fer. Sa main fut saisie.

– Pas le moins du monde, dit-elle d’un ton léger. Pourquoi aurais-je peur ?

Sa main fut doucement attirée, tiraillée. Elle résista.

– Non, je ne viens pas plus loin, dit Béryl.

– Oh ! quelle blague !

Harry Kember ne la crut pas.

– Venez donc ! Nous irons seulement jusqu’à ce buisson de fuchsia. Venez un peu !

Le buisson de fuchsia était haut. Il retombait en pluie par-dessus la palissade. Au-dessous, il y avait un petit creux de ténèbres.

– Non, vraiment, je ne veux pas, dit Béryl.

Pendant un moment Harry Kember ne fit pas de réponse. Puis il vint tout près, se tourna vers elle, sourit et dit rapidement :

– Ne faites pas la petite sotte ! Ne faites pas la petite sotte !

Son sourire était une chose qu’elle n’avait encore jamais vue. Était-il ivre ? Cet éclatant, aveugle et terrifiant sourire la glaça d’horreur. Que faisait-elle ? Comment se trouvait-elle là ? Le jardin sévère le lui demandait, tandis que la porte s’ouvrait d’une poussée et que Harry Kember, prompt comme un chat, entrait et, la saisissant, l’attirait contre lui.

– Froid petit démon ! Froid petit démon ! disait la voix odieuse.

Mais Béryl était forte. Elle glissa, baissa la tête, tordit un bras, fut libre.

– Vous êtes ignoble, ignoble, dit-elle.

– Alors, pourquoi, bon Dieu, êtes-vous donc venue ? bégaya Harry Kember.

Personne ne lui répondit.

Un petit nuage serein flottait devant la lune. En cet instant de ténèbres, le bruit de la mer résonna, profond et troublé. Puis le nuage s’en fut voguer au loin et le bruit de la mer devint un vague murmure, comme si elle se réveillait d’un sombre rêve. Tout fut tranquille.

Notes

[1Pinces à linge. (Note du correcteur – ELG.)

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