Ile imaginaire,
île istrienne, encore et toujours nôtre :
que l’occupant ne pourra jamais posséder !
P.A.Quarantotti-Gambini
Je pense à la couleur bleue : celle des yeux de Joyce derrière ses épaisses lunettes, et celle de la mer, à Trieste. Je les superpose. Les bleus se confondent. Derrière les lunettes, l’oeil paraissait encore plus grand, écrit Italo Svevo, le regard froid, intensément curieux. Les yeux de Joyce absorbent la lumière bleue de Trieste. Le "limpide regard bleu" de Trieste...
Je pense à la couleur bleue dans ce train qui roule dans la nuit noire vers la ville. J’ai préféré arriver le soir - découvrir la cité obscure, la deviner, la rêver encore quelques heures. Peu à peu, et depuis si longtemps, les mots ont recouvert Trieste. Que reste-t-il du "blanc panorama" que contemplait Saba en haut du sentier qui plonge dans la mer ? Trieste est-elle vraiment ce "pendu oublié au haut de l’ogive adriatique" que Morand a choisi pour son dernier voyage ? "La plus étrange ville" ? "romantique" ? "dramatique" ? "névrotique" ? "Convulsive" ? "fébrile" ? "maussade" ? ou bien ce port battu par les vents, par le vent, la bora, l’unique, la terrible, qui fait fuir Stendhal et fatigue Rilke dans son Château de Duino ? Une ville "excitante" ? "déconcertante" ? "insupportable" ? ... "riante" ? "docile" ? "merveilleuse" ?... "invivable" ? Les adjectifs se bousculent, ceux de Saba, de Slataper, de Nerval, Bettiza, Joyce, Bazlen ou Quarantotti-Gambini. Trop d’adjectifs - toujours trop. Voir, sentir, goûter Trieste, demain, dans la lumière.
"Irréelle", Trieste ?
Non... ce serait trop simple, regardez mon carnet : il est rempli de dates, de chiffres, d’adresses -noms de rues, numéros, cafés, places, tramways, partout où ils ont marché, grimpé, rêvé, observé. "Ils" : tous ceux qui ont écrit Trieste. Sans eux je ne serais pas ici ; la ville serait née, aurait grandi, aurait déchu, dans le silence. On ne l’aurait pas même oubliée puisqu’on ne l’aurait pas connue. Svevo, Saba, Gambini, ne sont pas seulement nés à Trieste : ils l’ont engendrée. Joyce l’a écoutée, retraduite, recréée. A l’oreille, Finnegans Wake est la musique qu’un Anglais mélomane pouvait entendre en se promenant dans la ville, au début de ce siècle, "quand tourner à un coin de rue voulait dire changer de continent" - l’Italie, l’Autriche, l’Orient, tout était là. Trieste offrait gratuitement ses concerts. Sur les quais, les marchés, dans les écoles, les salons - musiques triestine, italienne, slave, allemande, grecque, française, espagnole, hongroise, levantine... car Trieste était née d’un rêve de grand large.
Vienne, à l’étroit sur ses terres, s’était réveillée un beau jour avec le désir d’un port, un vrai, un port qui sentirait les épices et l’argent, elle voulait une mer bleue, des marins, des grands-voiles gonflées par les vents, des quais grouillants, du mouvement ; elle voulait une place autrichienne avec vue sur Méditerranée. De belles bâtisses solides qui regarderaient l’horizon. Nous étions en 1719. Charles VI était au pouvoir et Trieste était là, "docile", à cinq cents kilomètres de distance : depuis plus de trois siècles déjà (1382), cette petite bourgade de l’Istrie, coincée entre mer et montagne, entre Slaves et Vénitiens, avait préféré la lointaine tutelle des Habsbourg à la domination d’une Venise trop proche. Tergeste la Romaine, Trieste assoupie, minuscule Trieste (cinq mille trois cents habitants !), attendait, impatiente, l’effet d’un mot magique : Port franc.
Trieste deviendrait une ville préméditée, "abstraite et préméditée"... n’est-ce pas ce que Dostoïevski disait de Saint-Pétersbourg ?
Dans le train-omnibus parti de Venise, je note le nom de gares inconnues, où des hommes et des femmes s’enfoncent vers des villes invisibles : Porto Gruaro, Palazzo dello Stella, Cervignano, Pieris-Turriaco, Monfalcone... Le wagon s’est vidé : nous ne sommes plus que deux ; j’ai l’impression d’entrer dans une légende. Trieste est-elle mélancolique de ne se savoir désirée que pour ce qu’elle n’est plus ? Dans la gare illuminée, des vitrines proposent aux touristes ces boîtes familières rouges et blanches à l’effigie de Mozart, remplies de kugeln viennois : cette fois, j’ai quitté l’Italie. Dans la gare des autobus, à la sortie, un car croate attend ses passagers pour Zagreb.
"Trieste ad Italia"... Je me souviens qu’autrefois l’Alexandrie des Ptolémées se prétendait "ad Egyptum".
Sur la Piazza Unita tombe une pluie fine et glacée. Il est neuf heures. Pas de bora. Pas de piétons. Le Café Specchi est fermé. A mon oreille, les specchi résonnent comme des "spectres" : les "miroirs" sont à jamais éteints. Sous la faible lueur des réverbères, je devine le Môle de l’Audace qui s’avance, désert, sur la mer. Pas de bateaux. Plus de bateaux. Jamais plus ? Ce soir, je remercie ce "e" miraculeux qui empêche Trieste d’être bêtement, banalement, "triste". Au kiosque à journaux de la gare, j’ai acheté un plan de la ville : sur le papier rose de la carte, je prépare mon itinéraire, recouvrant de jaune fluorescent les rues de la citée rêvée. Sur des chemins encore imaginaires, je projette les silhouettes de Stendhal, de Joyce, de Svevo, de Saba, de Gambini, et aussi de Freud, et de Rilke, d’Egon Schiele, de Valéry Larbaud, et puis Morand, et puis... Dans la ville morte de la nuit, je suis enfin parmi les vivants :
Trieste, tu es la vie. Et nous sommes
nous, tes enfants inquiets ; eux-mêmes sont
comme nous, perdus sur une île. ... me chante Quarantotti-Gambini.
Tout est allé si vite, ici - dix-neuvième siècle tourbillonnant, rapidité, vitalité, richesse -Trieste n’est plus qu’échanges, commerce, Compagnies d’Assurances et de Navigation : de treize mille habitants en 1821, la ville passe à cent cinquante mille en 1880 - soudain, tout l’ailleurs est ici : une autre ville, donc. Jules Verne ne s’y trompe pas : Matthias Sandorf s’ouvre sur une ville double, l’une "neuve et riche" et l’autre "vieille et pauvre". La riche se fait appeler Theresienstadt (la Ville de Marie-Thérèse, l’ "habile ménagère impériale" (ainsi la surnomme Enzo Bettiza) qui a tracé des rues à angle droit et percé un canal au coeur de la cité). Quant à la pauvre, elle demeure Cita Vecia, "resserrée entre le Corso et les pentes de la colline du Karst". Trieste entre Corso et Carso - Autriche, Italie, Slovénie : la trinité se met en place, pendant que l’Italie s’unifie. Trieste-île flotte sur sa fortune, écartelée, unie dans sa prospérité, bourdonnante. Le monde glacé de la finance a commencé à secréter son antidote : la poésie. Ettore Schmitz (mère italienne, père allemand), employé modèle de l’Union des Banques de Vienne, devient en secret Italo Svevo, l’Italien-Souabe, écrivain clandestin, qui publie Une Vie en 1893 et Senelita en 1898. La résistance est assurée. Le vingtième siècle peut commencer.
La fenêtre de ma chambre d’hôtel offre, de biais, une vue sur la Piazza ouverte sur la mer. Au matin, j’espérais un bateau, un mouvement sur l’eau, un espoir de départ. Je me serais même contentée d’un cargo, d’une ombre qui m’aurait rappelé ces photographies en noir et blanc d’un port en pleine effervescence. Mais rien... Pas une voile, pas une cheminée, pas une odeur - j’ai si souvent respiré, entre les lignes de Bettiza, "le dense arôme d’épices, de cannelle, de corde fraîche..." et même "la puanteur sauvage des peaux de moutons", sans compter cet étrange mélange "de senteurs de rouille, de pétrole et de goudrons". M’approchant du kiosque à journaux, je demande "Il Piccolo" comme à la veille de la Grande Guerre ... Comment faut-il prononcer ? Accent tonique sur le "i" ? Joyce avait-il l’accent anglais ? ...
Martedi 13 Febbraio 1996 : dans le coin inférieur gauche de la page 19 la photo d’un grand paquebot baptisé El Venizelos est censée illustrer les "Mouvements de Navigation à Trieste" : six lignes en tout et pour tout. Destinations : Monfalcone, Mare, Durazzo, Bari, Istanbul, Ancona. On ne traverse plus les océans. Et là, devant moi, au large du Môle de l’Audace, rien n’a bougé, rien ne bouge : mer plate et vide. Les nuages de l’aube s’effilochent. Brise légère - peut-être le "borino ", la petite bora, si chère à Fausta Caliente ?
Trieste crûment se réveille : lumière crue du soleil sur ses toits blottis de tuiles brunes... Hier soir, au crépuscule, Giacomo Joyce a suivi des yeux, sur la piazza, la frêle silhouette d’une jeune fille à la "grâce dégingandée"... grise vesprée descendant sur de vastes pâturages vert sauge ... James Joyce écrit l’histoire d’un amour de Giacomo Joyce à Trieste, à moins qu’il ne chante l’amour de Trieste de Jim Joyce. La Guerre est sur le point d’éclater : dans les rues de la Ville Neuve, les habitants voient passer sous leurs fenêtres les dépouilles de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse... Tout est prêt pour la grande mort et les Traités de Paix.
Trieste demeure en suspens au coeur de sa trinité : défaite de l’empire du Danube, rupture avec les Balkans (autant dire avec la montagne), victoire des irrédentistes et de l’Italie. Le port tourne le dos à sa terre. Le carso devient frontière. Triomphe de la mer et de la géographie. 1918 : Trieste croit qu’elle n’est plus une île ; la Piazza Grande a vécu, vive la Piazza Unita.
Face à la Place, tout près de l’Hôtel de Ville et du spectral "Specchi", les Triestines se bousculent au bar du petit "Café Piazza Grande" - boiseries, bibliothèque, fauteuils de cuir, journaux. Reconstitution miniature d’un café viennois. Le décor plaît, semble-t-il, mais personne ne s’approche des livres. Livres reliés pour la plupart - éditions du dix-neuvième siècle. Dix rangées d’Italien pour trois d’Allemand, une seule de Slave. Rapports de force respectés. Ces livres étaient donc ici, dans la ville (mais où ?), cachés quelque part, sur les rayons d’une autre bibliothèque, quand le port n’était " qu’une incroyable forêt de mats ", quand Saba gravissait "l’enchanteresse Via del Monte" vers la cathédrale San Giusto, quand Vienne, Prague et Florence étaient les banlieues universitaires de Trieste, quand Joyce posait ses yeux bleus sur le visage d’Amalia Popper, quand Svevo fumait sa dernière cigarette, quand Slataper chantait Il mio Carso, quand les "Quatre filles Wieselberger" se rendaient au bal de la Société Philharmonique et dansaient avec Ettore Schmitz, quand la ville comptait 581 auberges, quand les "robustes" venderigole proposaient groseilles et pêches de l’Istrie sur le marché de la Piazza Ponterosso près du canal, quand les passagers du "Tramway de Servola" (celui qu’empruntait Svevo pour rentrer chaque soir à la Villa Veneziani) devaient mettre des pierres dans leurs poches pour ne pas être emportés par la bora , quand on entendait parler le slovène dans le trolley d’Opicina, quand on naissait à Trieste, quand on y rêvait, quand on ne faisait pas qu’y mourir...
Assise sur la banquette de cuir, je feuillette un livre en allemand de Malwida von Maysenburg, oui, l’amie de Nietzsche et de Lou Salomé, Edition Schuster und Loeffler, Berlin, 1905 (tiens, l’année de l’arrivée de Joyce...). Elle y parle de Nietzsche à Sorrente, en 1876... wie milde, wie versöhnlich war Nietzsche, damals noch... comme il était doux, conciliant... et comme nous avons ri, alors... Tout un univers recréé, là, dans ce petit café, ignoré de tous.
...Tandis que sur la Piazza Ponterosso les oranges brillent au soleil. Le même soleil. Seules les venderigole ont l’air moins robustes. "Les monts rocheux, la mer lumineuse sont demeurés. Le reste..." En 1957, Saba se réfugie dans ses rêves, "ses rêves faits les yeux ouverts", pour combler les points de suspension.
Oui, "le reste...", je le cherche encore, trente années plus tard, aujourd’hui, jour d’hiver sans bora, jour unique, dans l’ombre de la Via San Nicolo. De quoi se plaint Saba ? La librairie, sa librairie, Libreria Antiquaria Umberto Saba, "ce vivant tombeau des morts" comme il l’appelait, est toujours là, au Numéro 30b, à droite quand on descend vers la mer. "...Je m’attendais à une petite librairie, à un endroit précieux, réservé à de rares élus. C’est un monument"... écrit Daniele del Giudice, entré secrètement dans la ville sur les traces de Roberto Bazlen, né vingt ans après Saba, en 1902, l’homme "noyé dans les livres", l’Européen, allemand-italien, l’auteur unique de Notes sans texte et de l’inachevé Capitaine au Long Cour. Via San Nicolo, 30, n’est-ce pas aussi la première adresse de James et Nora Joyce, juste au-dessus de la librairie, au troisième étage ? je lève les yeux... derrière quelle fenêtre est née la petite Lucia ? Via San Nicolo, 1965, la crémerie fréquentée par Umberto Saba et Virgilio Giotti existe toujours, "discrète, ombragée, entre les maisons grises"... Gambini est heureux...
Plus les choses demeurent...
Trieste, et plus tu retardes ta fin.
Demeurent ainsi, au fond de la Piazza Unita, les rails de l’ancien "petit train" qui roulait devant la mer le long des quais.
Dans la vitrine d’une pâtisserie, j’ai photographié le chocolat luisant d’une dizaine de Sacher Torte. La jeune serveuse m’a souri. Sont-elles donc si belles, mes tartes ? Elles sont parfaites. Parfaitement viennoises. Délicieuses avec un petit vin du Frioul. Les menus des restaurants me proposent Goulash, Spaghetti, ou Sauerkraut. Trinité retrouvée dans l’assiette. Je choisis, dans une ruelle abandonnée, tout près du théâtre romain (exhumé en 1938 - Joyce ne l’a donc jamais vu, ni Svevo), juste derrière la Piazza, au pied de la colline, la Loggia 90, une Trattoria dissimulée derrière des grilles en fer forgée. Le gardien de nuit me l’a recommandée, cuisine simple, familiale, menu fixe ... réservé aux "habitués". Le mot m’a plu. Trieste est une ville d’habitudes, je n’en avais jamais douté. On m’a servi mes Penne All’arrabiata accompagnées de valses viennoises et j’ai bu de la "Kaiserwasser" : natürlisches Mineralwasser dell’ Imperatore - l’oreille latine et l’oreille teutonne sont comblées... A demain.
Je me demande quel itinéraire empruntait Joyce pour se rendre de la Piazza jusqu’au 4 de la Via Bramante de l’autre côté de la colline (c’était après la Via San Nicolo, après San Caterina, et même après la Via Scussa, et après la Barriera Vecchia - cinq adresses en huit ans, nous étions en 1913). Ruelles obscures de la Cita Vecia. Escaliers. Pente raide de la via della Bora. Joyce marchait "pour demeurer seul avec lui-même" avait remarqué son élève Ettore Schmitz... Debout devant un immeuble rose, je traduis l’extrait d’une lettre gravé sur une plaque de marbre scellée sur la droite, à hauteur du premier étage : "J’ai écrit quelques bribes du premier épisode de mon nouveau roman Ulysse" Signé J.J. 16 Juin 1915. Ulysse/Odysseus : Outis et Zeus (personne et Dieu), comme il aimait à dire...
Au Caffe Italia, de l’autre côté de la rue, une immense assemblée d’hommes joue aux cartes toute la journée. Que leur importe Ulysse ! Le soir, peut-être, pour rentrer chez eux, ils empruntent l’escalier baptisé "James Joyce", juste en face, celui-là même qui rejoint le sommet de la via del Monte, "l’enchanteresse".
A la tombée du jour, Trieste n’est plus qu’un inextricable labyrinthe littéraire : j’aperçois même, avant de regagner l’hôtel, trônant au milieu d’une galerie marchande de "la ville neuve", une enseigne bleue violemment éclairée au néon : "Libreria Italo Svevo"...
C’est mon troisième jour dans la ville et j’attends toujours la bora : l’hiver ne serait-il plus l’hiver ? ou Trieste n’est-elle plus Trieste ? On m’a heureusement raconté que la veille de mon arrivée, un motocycliste avait été renversé par le vent devant la Piazza Unita... Tout espoir n’est pas perdu. Le ciel, la montagne, le vent. Encore, toujours. L’histoire n’a pas tout emporté. C’est allé si vite, après la guerre. La chute, rapide comme l’ascension.
Vienne moribonde offre un dernier cadeau à la ville, un vrai "cyclone" selon Giorgio Voghera, le cyclone de la psychanalyse incarné par Eduardo Weiss, fidèle disciple de Freud. Joyce ne reconnaît plus les lieux. Il quitte Trieste en 1920. Svevo meurt en 1928 - les survivants pleurent.
"Hélas, ma Trieste... ce n’est plus qu’en regardant en arrière,
que tu retrouves une grandeur et un air vivant..."
Elle est si simple, la légende de Trieste, c’est l’histoire d’une très belle dame (italienne), mariée à un riche et vieux banquier (autrichien) ; entre eux "pas de courant d’amour", mais une estime, des intérêts, de l’ordre ; la belle dame a un amant de coeur, qu’elle fait la folie d’épouser lorsque le banquier meurt, après la guerre. Elle ignore que l’amant est malade, une maladie sournoise, tenace, qui s’appelait fascisme. Par chance, poursuit Umberto Saba, en 1946, l’amant est aujourd’hui guéri, mais "la belle a d’autres soupirants"... Le prétendant yougoslave se fait de plus en plus pressant, le poète écrit même à sa fille, en ce premier printemps de paix, "Trieste est destinée, avec les années, à devenir Trst." Saba pleure les voyelles de Trieste, il pleure les e de Trieste la triste... A-t-il encore le droit de rêver, rêver de la création d’un "Etat Libre", n’appartenant qu’à lui-même et à tous, un "paradis" de musiques mêlées ? Il en rêve mais il n’y croit plus : une Trieste-microcosme, une babel isolée du monde ne serait plus qu’une cité-marchandise , une ville "négative", "inutile."
"Inutile" ou "irréelle" ? Un fantôme ?
J’ai attendu le dernier matin pour monter vers les cimetières. L’autobus orange était bondé. Tout le monde est descendu au même endroit, au pied du Cimetière Catholique. Devant les grilles, une quinzaine de boutiques de fleurs formaient un parfait demi-cercle. Les clients étaient nombreux. Je demandai à l’un d’entre eux si ce Mercredi 14 Février était une journée particulière dans la vie des morts. Il m’a répondu, "c’est tous les jours comme ça". A Trieste, on rend visite aux morts. On a le temps. On ne travaille plus. La ville détient un triste record : une naissance pour trois enterrements. Les fleurs ont des couleurs vives sur les tombes. Devant la petite porte noire du tombeau d’Ettore Schmitz et de sa "bien-aimée" Livia, je recopie les mots presque effacés gravés à la gloire d’Italo Svevo, ce nom que s’était choisi... "il suo genio". La famille Poli-Saba repose de l’autre côté de l’allée, dans le carré Numéro Un. Surplombant ce vaste parterre de couleurs, se trouve le "Cimetero Greco-Orientale". Celui-ci est étrangement vide. Les arbres y sont plus hauts et les tombes moins fleuries. "Champ de repos si vert, au milieu du désert des vivants", écrivait déjà Paul Morand en 1971, lorsqu’il était venu y repérer sa tombe : je ne devrais pas avoir de difficulté pour trouver cette "noble pyramide de pierre, haute de six mètres" et "ornée d’un ange deux fois plus grand que la mesure humaine". Elle domine, en effet, toutes les autres. Deux plaques de marbre blanc sur une pierre grise : caractères grecs et latins pour Paulou Morand, le TAXEIDIOTA, pour Morand le "VOYAGEUR"...
Redescendue à pied vers la ville, j’ai vainement cherché l’Hôtel Adria, ses "grands couloirs dallés à l’italienne, ses chambres viennoises... et ses servantes hongroises", qui plaisaient tellement à Barnabooth, en ce mois de juin 190. ...Barnabooth était prudent avec les dates. Barnabooth était si fier d’être vu dans la ville en compagnie de la belle Gertie. Se sont-ils assis sur l’une de ces chaises du Caffe Tommaseo, là, sous les moulures blanches de son plafond, contre ce pilier surchargé, sous ce miroir, devant cette sculpture rococco ?
Ici, maintenant, en ce début d’après-midi de février 199. , deux jeunes femmes boivent leur thé en silence. Les hommes ont fui.
Dans quel café écrit-on Trieste aujourd’hui ? Où sont-ils, tous - les "Anonymes", les clandestins ? Voghera ? Magris ? Où sont-ils ? Qui a dit que Trieste était morte ? Je remonte la via Battista, qui tourne le dos à la mer. Je pousse la lourde porte du Caffe San Marco, le plus viennois, le plus sombre, le plus vivant. Né à la veille de la mort du "Banquier", il lui a survécu dans l’ombre. Je ne veux pas savoir où s’asseyaient Saba, Svevo, ou Giotti. Je choisis une table sur la droite, entre deux grandes fenêtres. Sur un comptoir sont exposées différentes boites de Mozart Kugeln entre lesquelles on a froissé une partition de "La petite musique du nuit". Je commande mon dernier expresso : on me l’apporte avec Il Piccolo d’aujourd’hui enroulé autour d’un bâton.
Le temps ne passe pas.